Note : Ce texte a obtenu le premier accessit au concours des Apollon d'or 2007.
L'ETRANGER
De tous les habitants du village, je fus la première à voir « l'étranger. » C'était il y a une dizaine d'années, vers la fin de juillet, en plein après midi. J'étais assise sur le petit muret près du panneau routier et je lisais un bouquin de philo assez ennuyeux que m'avait conseillé ma prof de français. Afin de me concentrer sur une pensée absconse, je portai mon regard sur la campagne environnante. C'est alors que je l'aperçus, marchant sur la petite route qui serpente à travers la forêt et qui mène en suivant une pente raide jusqu'aux premières maisons. Il se trouvait à un bon demi-kilomètre de moi mais déjà je pouvais deviner à sa démarche et à ses habits qu'il venait de très loin. Cette impression se confirma lorsqu'il franchit le dernier tournant. Outre la couleur de sa peau, son attitude et sa tenue le différentiaient des paysans d'ici. Il portait une chemise beige assez élimée et trempée de sueur, un pantalon de toile épaisse qui commençait à se déchirer à l'endroit des genoux, était coiffé d'un chapeau de paille plein de trous et chaussé de bizarres sandales qu'il semblait avoir assemblées lui-même. Un sac à dos en tissu kaki aux sangles mal ajustées couvrait ses omoplates. Rien ne pouvait être aussi incongru que la présence dans nos montagnes d'un aussi étrange individu. Les gens de cette espèce traînent d'ordinaire dans les grandes villes, mais ici, à 600 kilomètres de la capitale, loin de tout, on n'en voit jamais.
Attention ! Je ne suis nullement portée sur la xénophobie ou le racisme ! Pour moi, blancs et noirs, Européens ou Africains, c'est pareil ! Mais ce n'est pas le cas, loin de là, de tous les habitants du village.
En s'approchant de moi, il me fit un large sourire découvrant des dents éclatantes, qui contrastait avec son regard épuisé. Avant même d'engager la conversation, je ramassai la gourde que j'avais remplie de grenadine et la lui tendis. Il existe chez nous une très vieille tradition d'hospitalité. On ne laisse jamais un voyageur de passage manquer de quoi que ce soit ; il est vrai que cette coutume est aisée à respecter, les occasions sont si rares...
Il but goulûment quelques gorgées de boisson, puis me rendit le récipient en m'adressant un second sourire en guise de merci.
Ne sachant pas s'il parlait le français, je me hasardai :
« - Vous auriez dû prendre un taxi pour monter jusqu'ici.
- Taxi trop cher ! »
Je ne m'offusquai pas du laconisme de cette réponse, prenant conscience de ma bourde. Evidemment, un type aussi mal habillé ne pouvait supporter une telle dépense !
Je proposai alors à l'étranger de lui offrir une bière, ce qu'il accepta de bon cœur, et le conduisis au café de Jean-Philippe, en face de l'église. Nous étions seuls dans la grand'rue qui traverse le village d'est en ouest, tous les autres faisaient la sieste ou travaillaient aux champs. Durant les 2 minutes que nous prirent le trajet, je n'osai ouvrir la bouche, par timidité, mais j'étais dévorée de curiosité. Lui aussi se taisait, peut-être pour la même raison.
Ce ne fut qu'après que Jean-Phi eût déposé sur la table de bois les deux verres que nos langues se délièrent. L'occasion nous en fut donnée par l'irruption sur la terrasse du chien de la maison, un jeune bâtard aux yeux vifs, qui se dirigea vers mon convive et se mit à le lécher avec enthousiasme, manquant le faire tomber de sa chaise. Le rire qui nous saisit alors instaura entre nous un début de complicité. Sans faire les présentations d'usage, nous devisâmes de tout et de rien : du livre que je tenais à la main, de philosophie, de littérature, des espèces d'arbres et d'animaux qui peuplent la région...
Je réalisai petit à petit que cet homme, contrairement à ce que sa mise de vagabond laissait supposer, possédait une phénoménale culture. Il s'exprimait, bien qu'avec fort accent, dans un français impeccable, employant des mots recherchés dont j'avais parfois du mal à saisir le sens, tant ils n'appartenaient pas au vocabulaire commun. Il parlait d'Hugo, de Schiller, de Véronèse, avec l'aisance d'un spécialiste.
Je tombai vite sous le charme de ses yeux noirs, qui prenaient une expression passionnée chaque fois qu'il abordait un sujet qui lui tenait à cœur. Il m'apprit, en moins de deux heures, une foule de choses que j'ignorais.
Comme le soir s'avançait, la rue commençait à s'animer. Bien que notre petit village n'abrite pas davantage que quelques centaines de personnes, certaines se trouvaient amenées à passer à proximité de notre table. Et beaucoup, me voyant assise en compagnie d'un homme, qui plus est visiblement différent, me jetaient des regards obliques chargés d'une évidente désapprobation. Surtout les vieilles femmes et les jeunes garçons qui m'avaient déjà courtisée. Je devinais déjà le genre de commérages qu'on faisait à notre sujet ; du style : « Ces deux-là, ils vont nous faire de jolis petits métis ! »
Je sentis qu'il était temps pour moi de partir, mais il fallait d'abord régler quelques contingences pratiques que mon compagnon, tout absorbé par ses envolées lyriques, semblait avoir oubliées.
« - Que comptez-vous faire à présent ? - lui dis-je. - Où passerez-vous la nuit ?
- Oh ! C'est sans grande importance, je couche n'importe où. J'ai passé la nuit dernière dans la forêt. Enfin... Si vous connaissez un petit hôtel dans les environs.
- Un hôtel ? M'exclamai-je. Mais vous n'y pensez pas ! Regardez autour de vous ! Nous sommes dans un hameau, loin de tout. A part ce café et le petit supermarché de l'autre côté de la place, il n'y a rien. L'hôtel le plus proche doit être situé à plus de 30 kilomètres d'ici. Vous êtes dans la montagne ici, loin de la civilisation.
Cette réflexion, loin de le paniquer, le fit sourire. Décidément, ce type était bizarre ! Je me levai et me rendis dans la salle déjà sombre où Jean-Phi somnolait sur sa chaise.
« - Dis, tu penses à un endroit où on pourrait l'héberger ?
- Il est bizarre ton copain. Qu'est-ce qu'il vient faire ici ? Tu es sûre qu'il ne prépare pas un mauvais coup ?
- Ce n'est pas mon copain ! Il est venu à pied ; et ça m'étonnerait qu'il trouve une voiture pour l'amener à la ville avant la nuit ; vu la mentalité des gens d'ici.
- On peut demander à la Célestine, celle qui habite au sommet de la colline à 3 kilomètres ; son fils vient de partir à l'armée et elle dispose d'un lit inoccupé. Ou je peux le loger dans ma remise, mais il ne faut pas qu'il soit difficile sur le confort.
- Ca sera parfait ! Mets-y un lit de camp, une couverture, je suis certaine que ça lui conviendra. »
L'étranger, après avoir jeté un rapide regard circulaire sur la pièce aux murs crépis de blanc, fit un signe d'assentiment. Il paya d'avance la somme ridicule que Jean-Philippe lui proposait pour trois nuits et déposa son sac à dos à côté du lit. Puis il nous salua et, en sortant, déposa à côté des consommations que j'avais réglées quelques francs de pourboire. En regagnant la maison de mes parents, je vis sa silhouette dégingandée au bout de la rue, éclairée par le soleil couchant, qui croisait le troupeau de vaches que le père Joseph ramenait à l'étable. Il s'éloignait, vers le crépuscule, vers la nuit qui allait tomber. Alors que tout le monde regagnait sa demeure. Un comportement où j'avais du mal à déceler la moindre logique.
Le lendemain, dès l'aube, comme je n'avais rien à faire puisque j'étais en vacances, je parcourus de long en large la grand'rue en ralentissant mon pas à la hauteur du « café-hôtel », espérant y voir l'étranger. Je ne compte pas les aller-retours que je fis ! Le village est si petit ! Ce n'est qu'après dix heures que je le vis enfin, attablé devant un café fumant, noircissant un petit carnet de notes. Nos regards se croisèrent et je rassemblai toute mon audace pour aller m'asseoir en face de lui.
Je le pressai de questions et il y répondit de façon naturelle et décontractée. J'appris qu'il venait d'obtenir dans son pays un diplôme de sociologie et que le seul but de sa venue dans la région était de faire la connaissance profonde de notre culture. L'argent ne l'intéressait pas. Issu d'une famille riche, il disait en posséder suffisamment. Seul le goût de l'aventure le guidait...
Je n'arrivais pas à y croire ! Et pourtant je dus bien admettre par la suite qu'il disait la vérité. L'étranger ne venait pas ici pour des raisons bassement matérielles, comme la majorité de ses congénères. Il ne voulait que se fondre dans notre communauté, simplement pour voir comment elle fonctionnait. Comme tous ces jeunes qui, dans les années 70, parcouraient le monde en auto-stop à la recherche d'exotisme.
« - Vous désirez donc rester quelque temps ici ? - lui demandais-je.
- Oui, cet endroit me plait. Mais il faut que je mérite mon séjour. Je veux travailler, tout comme les gens d'ici. Vous avez des vaches, des chèvres, des moutons ; je sais garder les animaux, les traire, les accoucher, je l'ai fait dans ma jeunesse, chez ma tante qui possédait un troupeau.
« - Mais ça ne se passe pas comme ça ici ! - lui répondis-je dans un rire - On n'est pas à la ville. On ne paye pas quelqu'un pour faire ce genre de travail. On s'entraide ; quand un fermier est malade, un voisin s'occupe de ses bêtes ; et quand le voisin est malade à son tour, il se trouve toujours quelqu'un pour l'aider.
- Ah bon ? Et bien chez moi c'est pareil. Mais je ne veux pas d'un salaire. Simplement qu'on m'assure l'hébergement en échange de quelques travaux.
- Dans ce cas... Il y a bien ma voisine ; son mari vient de nous quitter et ses cinq enfants sont encore jeunes. Elle possède un grand troupeau et se plaint toujours de manquer de temps. Elle serait peut-être intéressée. Et elle vous accordera certainement, en plus du gîte et du couvert, un petit dédommagement. Au fait, nous ne nous sommes pas présentés. Je m'appelle Marie.
- Enchanté ! - dit-il en me serrant la main - Moi, c'est Joss. »
C'est ainsi que l'étranger fit partie intégrante de notre communauté. Au début certains villageois le dévisageaient d'un sale œil. Mais comme il se débrouillait très bien et se montrait toujours gentil et serviable, la distance s'amenuisa peu à peu entre lui et les habitants. On cessa de le nommer « l'étranger » et on le désigna par son nom.
Lui et moi devînmes de véritables amis. Tous les soirs nous nous voyions, au café ou chez des amis, en compagnie des garçons et des filles du village. Il nous raconta son enfance dorée chez son père diplomate, ses voyages, les beautés de son pays. Et aussi son aversion pour la misère qu'il avait souvent côtoyée, et qui le conduisit à la pauvreté artificielle dont il faisait son mode de vie provisoire. En écoutant avec attention ses histoires pittoresques, on était suspendu à ses lèvres ; surtout quand il nous fit le récit plein de verve de sa traversée de la Méditerranée dans la cale d'un vieux cargo, ou qu'il nous conta ses démêlés avec un policier qui le soupçonnait du vol d'un poulet.
C'est avec un désappointement dont j'eus du mal à dissimuler les signes que j'accueillis l'annonce de son prochain départ. Je dus pourtant me résigner à la séparation d'avec mon ami, apparu un jour de juillet sous la forme d'une silhouette marchant sur la route.
Le jour où il partit, après deux mois de séjour dans notre village, un des plus beaux de la province de Ngaoundéré, et même de tout le Cameroun, il en était devenu une des personnes les plus en vue ; et personne ne lui reprochait plus d'être blanc !
FIN
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Style : Nouvelle | Par bay | Voir tous ses textes | Visite : 954
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Commentaires :
pseudo : yaz
Bravo, issue d'un couple mixte et ayant assez bien voyagé dans mon enfance, je trouve ce texte très juste. 1) On est toujours un étranger pour quelqun 2) On ne quitte sa terre d'origine que pour 2 raisons: améliorer sa situation (raisons économiques et sociales) et aller vers la difference (à l'aventure des rencontres) Deplus, le titre clin d'oeil à Camus et aux préjugés est très efficace!
pseudo : bay
Merci de vos commentaires. Je suis toujours ravi de recevoir des avis sur mes textes ; surtout quand ils sont gentils, comme ici. @Minotaure : le style ampoulé des protagonistes est peut-être une maladresse, mais c’est voulu. Les deux héros que j’ai imaginés sont censés être très instruits. J’assume cette entorse au réalisme qui doit donner au texte un aspect « fable ». @yaz : l’allusion à Camus s’est imposée d’elle-même, tout simplement parce que je ne trouvais pas de titre plus adapté. Je craignais que ce ne fût un handicap pour le concours. J’y regarderai à deux fois avant d’intituler ma prochaine nouvelle « les misérables », ou « les semailles et le moissons » ! :)) Mais la lecture de ton pseudonyme me pousse à poursuivre mon travail… Am. Bay. ;)
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