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Ma peur du noir par ifrit

Ma peur du noir

J'ai longtemps eu peur du noir. De ce qui pouvait s'y trouver. Je m'imaginais quelles créatures démoniaques, comme moi, pouvaient bien s'y terrer, avec quelle vitesse elles poseraient leur patte velue sur mon épaule, ma hanche, ou jetteraient dans ma direction la tête aux yeux exorbités d‘une personne qui m‘est chère, puis avec quelle lenteur elles entreprendraient de lacérer chaque partie de mon corps, de violer mon âme et mon être, comment en faisant cela je les verrais scruter cette peur, enfin comment après s'être délecté de ma peur elles décidaient de me laisser remonter dans ma chambre, éteignant prudemment les lumières une à une jusqu'à arriver, le cœur battant à tout rompre, le dos contre un mur, à me servir un verre de lait, assis sur mon matelas sécurisant.

Je n'ai pas vaincu cette peur. On ne se vainc pas soi-même.

Leur forme a toujours été indéfinissable, que j'aie dix ou vingt ans, elles m'ont toujours paru humanoïdes, craintives, agressives de ce fait, un peu sauvages en fait. Ma nature curieuse m'a poussé à vouloir les regarder de près. Mais ce qu'elles m'inspiraient m'empêchaient de les chercher de trop loin, de peur de les imaginer trop fort, pour détaler dans l'escalier.

Ma première conclusion fut que cette peur, par raisonnement logique, était inscrite en moi et que par conséquent, elle m'appartenait.

Mais alors, cette peur est insensée ! Comment puis-je me faire peur à moi-même ? Me détesté-je à ce point qu'il me serait impossible de me faire face à moi-même ? Non, la peur est l'élément central, la haine n'a rien à voir là-dedans. Mais qu'est donc la peur pour attiser ainsi mon raisonnement et ma logique ? Par définition, c'est ce qu'on ne voudrait jamais voir se réaliser sous peine de perdre beaucoup. Et ma peur...

Ma peur définit mon existence même. Ma peur, c'est l'oubli.

On continue à exister même après la mort, même malgré la distance, même malgré l'absence, tant qu'il reste notre souvenir dans le cœur et la mémoire de quelqu'un. Je réalisais soudain quel démon j'avais été ! Quel monstre ! Quelle abomination d'Humain pouvais-je bien être pour avoir fait cela ?! Je réalisais que ces créatures, je les oubliais. Je leur ôtais leur identité chaque fois que je remontais en trombe dans mon rectangle protecteur de la honte que j'avais créée. Je méritais le supplice qu'elles m'infligeraient si elles m'attrapaient, je le méritais mille fois.

Il y a quelques semaines, peut-être un mois, voire deux, je suis descendu dans la maison silencieuse et noire. Les créatures me scrutaient.

Les ampoules du salon étaient mortes, toutes les deux. Le temps était venu pour moi d'affronter ma honte. Je m'offrais à elles, vulnérable enveloppe de chair surplombant un esprit de torture. La torture de ses propres créations. La honte me submergeait, tandis que je posais un pied sur le carrelage glacé du salon. Mes yeux s'étaient fait à l'obscurité, je les voyais à présent : rouges, noires, violettes, de grands yeux flamboyants, des mains griffues... Mes créations... Mes enfants.

Je tendis une main, les priant de me mener où bon leur semblait. Un courant d'air me poussa en avant, m'invitant à poursuivre mon chemin. Un pas après l'autre, lentement, j'avançais vers mon but premier : la cuisine. Silencieusement, j'invoquais ma désolation. J'attendais les fouets, les cris, le rouge du sang sur mon visage, la violence de toutes parts. Mais il n'en fut rien. Elles m'ouvraient le chemin. Tandis que j'évoluais entre les haies de mes démons bien-aimés, ils me regardaient, et ils savaient. Elles savaient que j'avais compris. Mes démons, mes créatures, nés de mon esprit, que j'avais abandonnés égoïstement. Enfin je revenais à la raison après quinze ans de souffrances mutuelles et inexpliquées.

J'arrivais à la cuisine. Sans me retourner, je prends un verre dans l'armoire, puis une brique de lait. Je reviens en arrière. Ils et elles m'attendent, curieux de connaître la suite. La question me tiraillait également. Comment empêcher le crime ? Comment un père aurait-il parlé à ses enfants pour leur faire comprendre qu'il les aimait et regrettait tout ce mal ? Il se serait avancé prudemment vers son premier-né, et aurait dit : « Salut toi... » Un éclair zébra ma conscience. Quel idiot j'avais été ! Quel mauvais père je faisais ! J'avais encore beaucoup de choses à apprendre.

Pour ne pas oublier un être, il faut que cet être ait une identité. Mes démons avaient une définition, une explication, mais pas d'identité. La première règle de l'identité, c'est le nom. « Toi ». C'était ce « toi » qui manquait.

Un sourire radieux a illuminé mon visage, tant que mes enfants se sont rapprochés, aussi curieux que moi à notre âge. J'ai traversé le salon, sûr de moi. Une telle confiance les déconcertait, mais ils m'ont observé. Ca n'était plus cette observation froide qui n'attendait plus rien, c'était tout à fait autre chose. L'espérance vibrait dans leur obscurité du salon. Ici, c'était le salon. Alors, avant de poser mon pied sur la seconde marche de l'escalier, j'ai prononcé ces mots : « Bonne nuit, Ici. ».

Pour la première fois de leur existence, leur nuit fut bonne. Enfin leur père les avait reconnus, mais en plus leur avait donné un nom, les avait aimé et leur avait porté de l'attention.

Ainsi, chaque nuit, avant de remonter, je souhaite une bonne nuit à mes anciennes peurs, qui ne manquent pas de rappeler à leurs mauvais souvenirs si cela m'arrivait de ne pas le leur dire. Parfois, je me dis que c'est une fille, puisque cela a commencé au féminin et que la peur en est, alors je prononce le nom « Izzy ».

Et certaines nuits, j'entends murmurer d'un ton ensommeillé mais cristallin : « À toi aussi... »

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Style : Nouvelle | Par ifrit | Voir tous ses textes | Visite : 725

Coup de cœur : 10 / Technique : 8

Commentaires :

pseudo : ficelle

magique et merveilleux Ifrit. J'ai moi aussi toute une famille de peurs, qui se promènent dans les recoins de la maison froide et endormie. La nuit, je les entends craquer derrière la porte, après que j'eus éteinds timidement la lumière prenant bien garde d'enfouir ensuite mon bras tout au fond de mon lit...Ah la la, lire ton texte me les rappelle toutes, une à une. Merci pour ce beau voyage.

pseudo : obsidienne

ah, par où faut-il passer pour devenir un humain... Merveilleux récit, merveilleuses peurs, presque des muses