Tout en marchant elle se répétait ce « Allez Sarah ! » tendrement prononcé par son père. De ces derniers mots d'encouragement, elle avait les yeux humides. Elle s'imaginait tout ce qui pourrait arriver. Elle se rendait compte à quel point cette audition était importante pour elle. Elle était tellement occupée à rêver qu'elle fut étonnée quand elle arriva devant le gigantesque portail gris. Déjà ! Elle était à peine partie et si rapidement arrivée ! Sur la grille une grosse plaque dorée indiquait : « Ecole Farezo Danse Classique ». Elle poussa le grand portail et s'introduisit à l'intérieur. Elle pénétra dans une petite cour pavée fort bien entretenue. Elle était entourée de hauts murs. Ils se dressaient là et donnaient au jardin un aspect encaissé. Au bas des murs des parterres étaient remplis de toutes sortes de fleurs : des bégonias, des pensées, des géraniums, des belles de nuit et même des roses trémières. Ces parterres bordaient une longue allée faite de pavés rosés enclavés les uns dans les autres . Au bout de l'allée, on arrivait au bâtiment. Celui-ci datait probablement du XVIIIème, un vieil hôtel particulier aux murs noirs surmontés d'un toit en ardoises descendant en casquette et agrémenté d'un balcon en pierre travaillé. Elle traversa lentement la cour, les yeux rivés sur le pavage et l'esprit lointain. Elle ne pensait plus à rien et son regard se perdait sur les dalles toutes identiques qui recouvraient le sol. Quand elle eut monté les deux ou trois marches du perron, elle posa sa main sur la poignée froide de la porte vitrée. Elle leva la tête vers le ciel, il était toujours sombre mais les premières lueurs de l'aube apparaissaient. Alors, comme pour se donner du courage, elle inspira jusqu'au plus profond de son être.
Le hall d'entrée était vaste et glacial. Il était vide ; un unique bureau sur la droite meublait la pièce. D'ailleurs, sans rien voir autour, la jeune fille fut éblouie par ce bureau si ordonné vers lequel elle se dirigeait à pas lents. C'était le plus joli bureau qu'elle n'ait jamais vu, et pourtant elle frissonna en s'approchant. Il formait un angle droit dont un des côtés s'appuyait sur le mur. Derrière, poussé sous le plateau, il y avait un fauteuil rouge en bois et velours. Sur le plateau de nombreux papiers étaient soigneusement empilés, rangés, triés, agrafés. Un pot en terre accueillait les stylos. Rien ne traînait, rien ne dépassait, rien n'était laissé au hasard. Néanmoins, tellement surchargé, le bureau ne laisait entrevoir qu'un petit morceau du marbre rose qui le constituait. Quand Sarah arrivait au niveau du bureau, la porte en bois située de l'autre côté, dans le mur de droite, s'ouvrit sur une femme entre deux âges et plutôt mal ficelée dans une robe informe ? Elle s'assit sur le fauteuil, se tourna vers Sarah : aucun mot ne sortait de sa bouche, elle restait là, figée, à regarder fixement Sarah ! Gênée, Sarah ne dit mot et détourna son regard, fixant une plante verte au pied du bureau. « Bon, ben, que voulez-vous à la fin, je ne vais pas attendre là éternellement pour vous mademoiselle !, lança la bonne femme d'une voix cinglante. » Alors Sarah, intimidée, dit : « Euh, et bien, je viens pour l'audition. » La secrétaire demanda : « Nom, prénom, âge ? »
Après avoir répondu, perdue dans ses pensées, Sarah se retourna. Elle découvrit la grande pièce dans laquelle elle se trouvait. Le plafond était en bois sculpté, orné de lustres en cristal et reposait sur des murs ocres. Ceux-ci étaient assortis parfaitement avec le marbre rose des dalles du sol. Face à Sarah, sur le mur de gauche, au milieu, se trouvait une cheminée monumentale de couleur rose pâle au-dessus de laquelle un immense tableau encadré d'or présentait une ballerine en arabesque. Sûrement une danseuse dans le rôle du cygne blanc ! Le plus impressionnant était le gigantesque escalier qui se dressait au fond de la pièce, en face de la porte d'entrée. Il était large et majestueux. Les marches en pierre étaient recouvertes d'un tapis rouge vif et la rambarde en bois verni était dorée. Comment ne pas se croire dans un conte de fée avec de tels décors ?
Les paroles sèches de la secrétaire ramenèrent Sarah à la réalité : « Voilà. Premier étage, première porte à gauche pour le vestiaire ; deuxième étage , troisième porte à droite pour le studio. L'audition est à neuf heure et demi, ne soyez pas en retard ! » Toujours aussi aimable ! Sarah pris la feuille des mains de la charmante hôtesse d'accueil et jeta un coup d'œil à sa montre. Il était neuf heures.
Elle s'élança dans l'escalier, montant les marches deux à deux, impatiente de découvrir ce qui l'attendrait en haut. Cela ne pourrait être pire que l'accueil ! Elle s'engagea dans un long couloir. Elle s'arrêta devant la première porte à gauche, écouta. Elle n'entendit pas le vacarme typique que l'on trouve dans un vestiaire ? Ce chahut qu'elle était habituée à entendre autrefois était ici remplacé par un silence de mort. Elle entra. Dans le vestiaire, une dizaine de filles étaient en train de s'habiller au milieu de sacs avachis et de vêtements pendouillant aux porte-manteaux ou jetés sur la moquette.
Là elle se sentait chez elle. Malgré le bruit qu'elle ne reconnaissait pas, dans cette petite pièce chaude, elle retrouvait le monde de la danse qu'elle aimait tant. Malgré l'heure matinale, l'air était déjà imprégné d'une odeur indéfinissable : cuir des chaussons, transpiration et effluves d'eau de Cologne ... l'odeur de la danse ! Ca sentait bon. Elle eut vite fait de se changer car elle n'avait personne avec qui parler. Le silence était installé là ; entre le trac, la peur et le mal de ventre, personne n'avait vraiment envie de lancer une conversation. Elles étaient toutes venues d'un lieu différent mais toutes étaient rassemblées pour la même cause, pour cette audition. Chacune préférait rester dans son coin à imaginer ce qui l'attendait.
Vers neuf heures et dix minutes, quand elle eut fini et pour fuir l'ambiance dramatique et grave du vestiaire, elle décida de monter au deuxième étage. Là-haut pour parvenir à la troisième porte de droite, elle passa devant plusieurs autres où elle pouvait lire : « studio Noureïev », « studio Taglioni » ou encore « studio Farezo ». Son studio à elle portait le nom de Nijinski. Vaslav Nijinski était un beau nom pour un studio. La célébrité des sauts prodigieux de ce danseur russe ne pouvait que donner force et courage à Sarah ! La porte était entrouverte. Elle l'entrebâilla. N'apercevant personne, elle entra.
Au premier pas dans le studio, Sarah fut prise par une magie puissante qui l'entourait et la poussait. La pièce carrée au plafond haut lui paraissait grandiose et l'envoûtait. Les miroirs qui faisaient le tour de la salle lui jetaient pêle-mêle mille reflets d'elle-même : son corps lui échappait et l'espace l'avalait comme le prisme infini divisait son visage. Les barres encadrant les murs de la pièce la tiraient, la poussaient comme les cordes d'un ring. Enfin le sol l'attirait et la relâchait, ultimes limites du réel. Alors, elle se mit à danser. Là, sans raison, telle une étoile sur la scène de l'opéra, elle dansait. Tout tourbillonnait en elle, tout son esprit se vidait, elle oubliait. Elle dansait sa peur, elle dansait son trac et son angoisse. Un dégagé, plié bras couronne et puis glissade, saut de chat, sissone et puis déboulé, glissade, grand jeté ...
Un homme entra . Sans bruit il se glissa jusqu'au piano. Surpris de voir quelqu'un et ébahi par l'innocence et la passion qui se dégageaient de cette danse acharnée qui se déroulait devant lui, il la regardait danser. Il suivait tous ses gestes sans jamais décrocher. Le corps de la fillette ressemblait à une tornade, effaçant tout sur son passage, attirant tous les regards. Dans tous ses mouvements, on ne pouvait distinguer la silhouette réelle de la jeune fille. Pareille à un ange, elle s'élançait, se contorsionnait, se pliait, s'ouvrait ... Pourtant, des danseuses, il en avait vu défiler ici, mais là le studio était comme habité par une chaleur surnaturelle, un rythme inouï. Il se mit à jouer pour l'accompagner. Sarah accorda sa danse avec la musique sans même se demander d'où elle venait. Tout un moment, ils mêlèrent leurs talents.
Quand, à neuf heure trente, la sonnerie retentit, Sarah s'arrêta. Après un dernier regard au miroir et une révérence, elle se retourna. Elle sursauta à la vue de son observateur. Tapi derrière son piano, il la regardait toujours avec ses grands yeux clairs. Il se leva et, sans détourner son regard de Sarah, s'approcha d'elle. Sarah ne bougeait pas. Elle regardait ce grand homme à la tête de savant fou et à la dégaine de voyou venir vers elle. Elle n'avait pas peur mais la timidité la clouait là. C'était la première fois que quelqu'un la regardait danser, elle seule. Combien de temps était-il resté là à la contempler ? Qu'avait-il penser ? Avait-il trouver cela ridicule ou avait-il été charmé ? D'une voix douce, presque en chuchotant, le pianiste lui demanda : « Qui es-tu ? Que fais-tu là ? ». Sarah balbutia : « Je, je m'appelle Sarah et, et je viens passer l'audition mais je, je ne voulais déranger personne, la porte était ouverte et, et le studio vide alors je, je suis entrée et... Tu as bien fait !, coupa le musicien. Mais dis-moi, où as-tu appris à danser aussi prodigieusement ? Euh, dans une petite école de mon quartier répondit-elle modestement. Eh bien !, s'exclama l'homme. »
Tout doucement, Sarah demanda enfin : « Excusez-moi mais pensez-vous que je serai acceptée après l'audition ? » Et l'homme la prit par l'épaule et lui expliqua : « Ca, je ne le sais pas, personne ne peut le savoir... personne sauf toi ! Si tu danses comme tu viens de danser, tu as toutes tes chances. Mais deux danses ne se ressemblent jamais. Si tu danses avec ton cœur, si tu le laisses guider tes pas, si tu suis tes sentiments, si tu danses ton amour pour ce que tu fais, alors tu danseras toi et se danser, c'est danser du mieux que l'on peut, même un peu mieux que de son mieux. »
Sur ce, le jury entra.
FIN
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Style : Nouvelle | Par speichlou | Voir tous ses textes | Visite : 767
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Commentaires :
pseudo : Lulu
Une très jolie nouvelle. C'est un vrai régal de te lire.
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