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La tactique du TAC était toc par Machefert Jacques-Edmond

La tactique du TAC était toc

La tactique du TAC était toc

(TAC = tire-au-cul)

Le malade décrocha l’antique flingot légué par son grand-oncle Alphonse, un Robust  (deux coups juxtaposés) issu de la regrettée Manufacture d’armes et cycles de Saint-Étienne ; il introduisit calmement une cartouche dans chaque canon, et referma le dangereux objet avec toutes les précautions inhérentes au non-violent notoire. Puis, il se composa le visage de l’homme en colère, excédé, à bout de nerfs et d’arguments, le fou furieux, le possédé, le forcené... Il ouvrit la porte-fenêtre de sa chambre et se mit à gueuler avec toute la conviction de celui qui n’en peut plus :

– C’est pas bientôt fini, ce bordel ?

Et au cas où il n’aurait pas été parfaitement compris, il crut bon d’ajouter à toutes fins utiles :

– Nom de Dieu d’bon Dieu d’bordel de merde !

Et il glissa un doigt encore tremblant sous le pontet, chercha la gâchette...

*

 

Les sons très atténués qui franchissaient jusqu’alors la barrière du double vitrage, ne fournissaient pourtant au malade que des informations incomplètes sur les fureurs du dehors. Mais quelle importance ? il les connaissait par cœur, les abominations extérieures. Le voisin de gauche, retraité de la gendarmerie nationale, passait sa putain de tondeuse, comme chaque mardi après-midi ; il devait en être au niveau de la terrasse ; encore douze minutes à subir son infernal et inutile boucan. À droite, c’était guère mieux... Le petit Benjamin Larmour, ce morpion frisé comme une gonzesse, avait invité ses copains de maternelle autour de la piscine gonflable offerte voilà trois jours par ses inconséquents parents, à l’occasion de son quatrième anniversaire ; Et ça pataugeait, ça s’éclaboussait, ça s’esclaffait, ça ricanait, ça jacassait, ça... Saloperie de gosses ! Les gens ne respectaient décidément plus rien en ce début de siècle décadent. Même pas le repos des autres, même pas leurs souffrances !

En vérité, toute cette pollution sonore malfaisante, mélange ridicule de piaillements juvéniles sous jeux d’eau et  de vrombissements énervés pour jets d’herbe, le malade aurait certainement pu  l’accepter, tant sa tolérance et sa capacité d’adaptation étaient grandes. Mais en face, c’était une autre paire de manches...

En face, de l’autre côté de la rue qui était si tranquille voilà une quinzaine années, quand ils avaient acheté la maison, s’était récemment ouvert un chantier. Gigantesque ! Démesuré ! Titanesque ! Abracadabrantesque ! Pelleteuses, camions, grues, marteaux-piqueurs, bétonnières et autres engins diaboliques s’en donnaient à cœur joie tout au long de la journée, sans même respecter la pause de midi. Et pour quelle cause humanitaire, sociale ou simplement ludique, cette débordante et bien trop turbulente activité ? Pour la construction d’une maison de retraite. Oui, une maison de retraite ! Un camp de concentration pour vieux ! Un mouroir ! Déjà, rien que l’idée d’avoir sous ses fenêtres et ses yeux, en permanence dans un futur très proche, un aussi lugubre établissement, ses rapaces tenanciers, ses funèbres fournisseurs et ses pensionnaires décatis, avait de quoi rendre malade... Or, il était déjà malade.

C’est en tout cas ce qu’avait affirmé le tout jeune docteur, installé depuis trois mois au fief des Rotariens, le quartier résidentiel de Seudre-en-Plaine. Il l’avait dit fort... doctement, le bon docteur, avant d’ajouter plus sobrement :

– Je vais vous arrêter quelques jours, monsieur Chanzy. Vous avez besoin de repos. Disons... deux semaines...

– Vous croyez que...

– Pour commencer... À l’issue de cette période... expérimentale, je repasserai. Nous aviserons, alors...

Et l’homme de l’art avait rédigé son ordonnance. Une sacrée tartine ! C’est le pharmacien qui avait été content quand Danièle s’était pointée, dès le lendemain matin, avec un grand sac vide et ce catalogue de médicaments multicolores. Il faut dire qu’en dehors d’un rhume, voilà quatre ans, et d’un coup de soleil l’été dernier, on n’avait pas beaucoup vu les Chanzy dans les rayons de la rurale mais néanmoins prospère officine du centre-bourg. Enfin, ils se décidaient à se comporter en consommateurs civilisés, majeurs et vaccinés. Pas trop tôt !

Les gélules roses, c’était pour calmer les nerfs ; les cachets verts pour donner de l’énergie ; le sirop marron pour aider à dormir ; les comprimés blancs pour tenir éveillé ; la pommade jaunasse et la lotion translucide pour lutter contre les effets secondaires des gélules roses... Quant aux minuscules pilules bleues... il ne savait plus très bien à quoi elles pouvaient servir, mais il devait en prendre deux avec une infusion chaude, matin, midi et soir, à la fin du repas. Sans compter l’infirmière qui passait deux fois par jour pour la piqûre ! Une chance dans son malheur, il avait échappé aux inhalations et aux ventouses...

Déjà une semaine de ce traitement de choc, et ses effets bénéfiques commençaient néanmoins à se faire sentir.

Il était bien, dans son grand lit frais pendant que la canicule sévissait au dehors. S’il n’y avait pas eu cette construction, en face... ce chantier bruyant sur lequel s’agitaient des dizaines d’hommes bleus casqués de jaune, des travailleurs. Il ne pouvait s’empêcher de les observer à travers le voilage de la chambre, entre ses paupières mi-closes. C’était ça le plus pénible, cette vision du travail, ce rappel permanent de ce qui l’attendait dans huit jours maintenant, s’il n’obtenait pas de prolongation. Heureusement, ce nouveau docteur avait l’air très compétent. Il verrait bien que son malade, même si son état s’était nettement amélioré, n’était pas en état d’aller affronter la rapacité d’un patron survolté, les caprices de clients aux exigences multiples et imprévisibles, la pression commerciale croissante, la connerie congénitale de collègues...

Les collègues, ses collègues, parlons-en ! Ils s’en branlaient pas mal, de son état de santé, ses « chers » collègues. Ils n’avaient même pas eu la délicatesse – la politesse – de prendre de ses nouvelles. S’il avait su, il n’aurait pas laissé des dossiers aussi en ordre, aussi bien ficelés... Tiens, si c’était à refaire, il ne réglerait même pas l’affaire Tournepaille avant de s’arrêter. Une affaire pas simple, pourtant, l’affaire Tournepaille ! avec des complications, des ramifications, des  conséquences insoupçonnables. Ah ! il les aurait mis dans une belle merde, tous ces minables bureaucrates qui se prenaient pour des cadors ! Ils auraient vu ce que c’était, un dossier mené par « cet enfoiré de Chanzy », comme ils disaient en prenant leur café sur le coup de dix heures. Et le père, Tournepaille leur en aurait foutu plein la gueule à ces incompétents notoires. C’est que... le père Tournepaille, il fallait se le faire, et ça n’était certainement pas à la portée du premier peigne-cul embauché  n’importe comment par ce chasseur de têtes parisien qui vivait grassement sur le dos de la société...

Enfin... quand il disait que personne n’avait pris de ses nouvelles, il exagérait un peu... La petite Michu, la secrétaire du service, avait justement téléphoné hier. Elle avait mis le temps...

– Alors, m’sieur Chanzy, comment ça va la santé ?

Qu’est-ce que ça pouvait lui foutre qu’il soit malade, à cette pétasse aux seins « siliconés » qui ne pensait qu’à retrousser sa minijupe en cuir ? De quoi elle se mêlait, d’ailleurs ? Il était sans doute le seul mâle de la boîte à ne pas l’avoir sautée... Alors, qu’elle lui foute la paix, bordel de merde ! Est-ce qu’il téléphonait, lui, pour demander combien elle avait eu d’orgasmes la nuit dernière avec l’adolescent boutonneux du service « Immeubles » ? Non mais des fois, j’vous jure, les gens, c’est pas toujours facile de les supporter. Même avec de la bonne volonté !

À ce propos, il se demandait bien comment il pourrait, lorsque sonnerait l’heure fatidique du retour au contact des « gens », supporter de nouveau, leur hypocrisie, leurs plaisanteries sexuelles lamentables, leurs petites et grandes bassesses, leurs sourires compatissants et faux, leur haleine fétide, leur odeur de pauvreté mal dissimulée par l’eau de toilette à cinq cents francs le flacon (mais qu’importe le flacon...), leur inconsistance surtout, leur bêtise aussi, leurs insuffisances, leur « p’tit manteau », leur « p’tit chapeau », leur « p’tite auto », leurs... 

L’heure ? Quelle heure ? Celle de la pilule ou du cachet ? À la bonne heure ! Celle de l’oubli, celle de la solitude, de la réclusion pour ne plus y penser, pour nier jusqu’à l’existence de tous ces pervers. Les gens ! les autres ! ceux qui n’étaient pas Lui ! ceux qui n’étaient pas malades ! les cons ! Oui, voilà bien la seule question qui méritait d’être posée et qu’en conséquence il se posait : « comment pourrait-il ? »

Simple, la réponse : il ne pourrait pas.

C’était comme s’il avait déjà vu le film plus de cent fois, sans pouvoir s’empêcher de le visionner encore et encore. À chaque nouvelle séquence, il se souvenait de la suivante, image par image, réplique après réplique... Pourtant, la première projection du redondant nanar, remontait à une bonne trentaine d’années. Les premiers pantalons, la sixième au chef-lieu de canton, les profs prétentieux et impersonnels remplaçant le rassurant instituteur de Seudre-en-Plaine, les copains égarés dans diverses sections, perdus à tout jamais, les nouveaux « camarades » de classe issus de la ville et manifestant ostensiblement leur  plus profond mépris pour ce plouc de la campagne à peine sorti des jupons de dentelle de sa mère...  Au bout de trois jours, il avait craqué. Prétextant un terrible mal au ventre, il avait refusé  de se lever, s’était précipité aux toilettes pour y enfoncer deux doigts dans sa gorge et vomir toute la bile de son corps. Puis il avait faussé les résultats du thermomètre en le renversant pour le tapoter vivement sur la paume de sa main. Résultat : 39°4 ! Et comme en ces temps lointains et farouches, la médecine n’était pas encore ce qu’elle est, le thérapeute appelé en urgence n’avait pas hésité une seconde avant de livrer son verdict : « grippe intestinale, lit, diète et antibiotiques ».

Il se souvenait comme si c’était hier de cette époque heureuse. Certes, il lui était alors interdit de sortir pour courir champs et bois comme il eût aimé le faire en cet automne ensoleillé. Mais il avait profité de son état pour lire Les trois Mousquetaires, et commencer Le capitaine Fracasse. S’il n’avait pu venir à bout de ce dernier, c'était parce que le vieux médecin de famille (comme on disait alors) avait brusquement pris conscience qu’il se faisait berner par un gamin réfractaire à l’école. Le fin psychologue avait conseillé aux parents d’avoir une discussion sérieuse avec leur fils. Il avait bien fallu cracher le morceau...

Et c’est comme ça qu’il s’était retrouvé interne, à Saint-Aldemoine, en Vendée. Chez les curés.

Chez les frères, plus exactement, afin d’y recevoir une éducation, sans doute chrétienne, mais s’avérant rapidement bien peu... fraternelle, à grands coups de règle plus métallique que monastique sur les doigts. Là, il était tombé malade « pour de bon », et comme la charité n’a jamais été le point fort des chrétiens professionnels, « Ventrachoux » de surcroît – et à plus forte raison lorsqu’ils ont été prévenus de la duplicité de leur pensionnaire par des âmes aux intentions aussi pures  que l’eau bénite en fin de cérémonie – il avait bien failli crever. La jaunisse n’était pas une rigolade, à cette époque. Ainsi, l’épopée « mystico-sado-pédagogique » avait connu son dénouement logique à l’hôpital. Ah ! les infirmières aux petits soins, la purée à l’eau, la lecture de Jules Verne, Un capitaine de quinze ans, quel bonheur ! Il avait pourtant fini par retourner au collège, après cette pause salutaire. Jusqu’au bac...

À l’armée, l’expérience aidant, il avait eu plus de réussite dans la simulation. Mais n’allons pas lui faire dire que les militaires, en l’occurrence, se montrèrent encore plus cons que les curés, jamais pareille pensée n’ayant effleuré son esprit civique. D’autant que renvoyer dans ses foyers un garçon qui eût manifestement été un poids plus qu’un soutien pour la « grande muette », peut aussi être analysé comme un signe d’intelligence supérieure. De pragmatisme en tout cas ! Et la philosophie du réformé de base étant aussi simple que parfaitement rationnelle, dès qu’il eut obtenu satisfaction, il s’était abstenu de jouer les provocateurs. C’est donc fort civilement que notre héros fatigué avant d’avoir commencé, avait fait ses adieux aux bienveillants militaires.

Malheureusement, il n’en allait pas de même dans l’univers impitoyable du travail, toujours entre Germinal et Dallas ! Là, il fallait jouer nettement plus serré. Il savait bien que le jeune docteur ne serait pas dupe longtemps – d’ailleurs, l’était-il vraiment ? – et qu’il finirait par se ranger aux arguments plus matérialistes que rigoureusement scientifiques de la caisse de sécurité sociale. Alors... il devait impérativement et très rapidement trouver un solution crédible à son problème, apporter une preuve indiscutable, irréfutable de sa maladie. C’était le seul moyen de ne plus retourner au boulot. Au moins pendant un certain temps, le plus long possible... Il devait frapper un grand coup. Maintenant !

Le malade se redressa sur ses oreillers ; ce n’était vraiment pas le moment de se laisser abattre. Si au moins il avait pu réfléchir sans la pollution sonore et visuelle de ce « putain de chantier », il aurait trouvé une idée pour prolonger son arrêt, pour le rendre irréversible, définitif. On le disait assez inventif, autrefois... C’était le moment d’utiliser cette prétendue qualité.

Mais sans doute n’en aurait-il jamais eu l’opportunité si le hasard, qui fait souvent bien les choses comme l’affirme à juste titre la subtile crédulité populaire, n’était soudain venu au secours de la créativité provisoirement déficiente, en cette heure plus cruciale que réellement solennelle quoique fort industrieuse. On ne sut jamais la cause réelle du formidable choc qui se produisit sur le chantier – une chute de matériaux, très certainement – mais le malade pensa, l’espace d’une fraction de seconde, à un coup de fusil...

Tout s’était figé, en face, de l’autre côté de la rue ; les nains bleus casqués de jaune le regardaient, la bouche et les yeux agrandis par la surprise, incrédules, médusés ; les machines semblaient en panne. Même le vent s’arrêta de souffler, les oiseaux de chanter, les enfants de crier, la tondeuse de pétarader, les cœurs de battre, l’index de trembler... Le forcené leva le flingue, pointa une palombe imaginaire très haut dans le ciel sans nuages, finit par trouver une gâchette, et... appuya. Le coup vibra dans son épaule, se répercutant douloureusement jusqu’au plus profond de son cerveau. Sur le chantier, les travailleurs se  dispersèrent « comme un vol de gerfauts hors du charnier natal », effrayés. Le malade savoura son « petit effet », abaissa doucement les canons de son arme et jugea indispensables d’envoyer une nouvelle bordée d’injures avant le second coup de feu :

– J’vais vous z’en foutr’ moi, espèce de salopards, d’faire un bordel pareil quand les zonnêtes gens dorment ! Bande de feignants ! Fils de putes ! Enculés !

Pour donner plus de poids à ses fortes paroles, le malade avança d’un pas, se prit le pied dans le chambranle de la porte en PVC, et bascula vers l’avant, vers la pelouse... Le fusil se redressa, se cala sous le menton ; le pouce se crispa sur la deuxième gâchette ; le coup partit ; la tête explosa ; la bouillie rougeâtre macula l’herbe et le pyjama fleuri.

L’avocat de sa veuve eut beaucoup de mal à faire admettre au juge qu’il s’agissait d’un accident du travail. 

   Jacques-Edmond Machefert

  

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Style : Nouvelle | Par Machefert Jacques-Edmond | Voir tous ses textes | Visite : 1093

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Commentaires :

pseudo : Un lecteur

Bon texte. Peut-être un peu dommage ce préambule qui dévoile trop la suite, l'effet de surprise est un peu gâché. Et la toute dernière phrase est de trop ou alors très mal tournée car très peu réaliste !