Comme il était facile de fuir.
Je n'avais qu'à m'excuser, puis franchir la porte et ne jamais plus revenir. Combien de fois avais-je fui? Beaucoup trop de fois, évidemment. J'avais beau regarder cette porte moisie avec ardeur, avec ce goût immense qui montait en moi de la refermer derrière cette pièce sombre, mais les remords s'incrustaient avidement. Il suffisait de tendre la main, de saisir la poignée et de la tourner. Mais rien à faire. Mes bras restaient paralysés, mes mains moites étaient immobiles, et mon coeur battait très fort. On aurait dit une bombe de détresse qui s'apprêtait à exploser d'une douleur et d'une confusion déchirantes.
Les bougies dansaient à mesure que le piano jouait Schubert. Je n'aurais jamais cru qu'un homme si rebelle pouvait jouer des compositions si douloureuses, mais il était là. Ses doigts fins caressaient les touches d'une souplesse divine. Ses yeux ne regardaient même plus la partition: ils la savait par coeur. Ils se fermaient aux moments forts, aux notes empilées en lui qui jaillissaient de ses paupières sous forme de larmes. Il pleurait car la musique était en lui, parce qu'elle s'imprégnait de son corps d'enfant et le rendait homme, parce qu'elle se servait de lui pour vivre, pour éprouver des émotions. Et il jouait toujours plus fort, plus violement parce qu'il avait un coeur. Et moi je le regardais, je l'écoutais, j'étais sa musique et j'étais larme. Toute cette beauté concentrée en lui seul me faisait peur et me paralysait.
Qui l'eut cru, cet homme m'était inconnu.
Les accords filaient sous ses doigts. Et moi j'avais peur. Peur parce que l'espace qu'il y avait entre nous deux était infiniment petit. Je me sentais lui, je me sentais vivre en lui par cette musique éternelle. Pourquoi cette proximité entre nous était-elle aussi sensuelle? J'avais envie qu'il laisse glisser ses mains sur mon corps, qu'il joue sur ma peau comme il joue au piano. Que ses yeux déchiffrent mes désirs comme ils déchiffrent les notes. Qu'il me caresse et que je le sente en moi à mon tour. Qu'il soit ma musique, au rythme de mes hanches, inspiré de nos soupirs, de nos baisers. J'ai peur parce que j'ai envie de lui. J'ai envie de faire l'amour à sa musique, de danser contre lui. J'ai envie de sentir ses lèvres sur moi, découvrir mes courbes comme une mélopée nouvelle qu'il n'aurais jamais goûter.
Tous ces désirs me hantaient, me rendaient confuse. Cet homme. Cette musique. Cette beauté. L'amour qui grandissait en moi à mesure qu'il jouait, et déjà là, il était trop tard. Car je savais que je n'aurais plus la force de fuir. Car je savait que sa musique m'avais envoûtée. J'étais prise dans cette pièce sombre, esclave de mes fantasmes. J'aurais du partir avant.
Et lui, il jouait, les yeux clôts, l'air en paix.
"Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur est interdite"
Style : autre | Par Motus | Voir tous ses textes | Visite : 709
Coup de cœur : 14 / Technique : 12
Commentaires :
pseudo : Batoule
Schubert, le piano, l'envoûtement! Très beau, magnifico!
pseudo : Lulu
C'est très joli, très bien écrit. Merci pour ce partage.
pseudo : Isalou
Superbement rédigé, bravo !
pseudo : Billie
J'en rêve de cette mélodie... Jouez en silence... Chut... Motus...
Nombre de visites : 51280