L'homme restait ainsi, face à son bureau et ces mots formés sur un simple bout de papier. Dans sa main saine et raffinée dansait une plume noircie par l'encre séchée. Le corps présent, l'esprit ailleurs, l'apprenti écrivain admirait avec nostalgie le plafond de sa chambrée et effectuait, comme le cerveau à son heure dernière, un récapitulatif de sa pathétique et ironique existence.
"Je lègue... Je lègue..."
Une enfance bien rouge avec un père ivrogne, pour ne pas dire dépressif, et une mère rêvant à chaque repas et engueulade de liberté autant spirituelle que corporelle. L'un penché sur la bouteille, l'autre sur l'énivrant Apollon. Voila une drôle d'union qui, d'après les commères du coin, aurait dû engendrer un drôle de bambin. Mais il n'en fut rien. Ce n'était pas le gène du buveur invétéré ou le gène de l'insassiable séducteur qui le parcourait, mais celui de l'éternel mélancolique.
"Je lègue... Je lègue..."
Le monde ? Aucun intêret. Les gens ? Pas plus que ce qu'ils foulent. Il n'y a pas plus ennuyant qu'un homme. Que reste-t-il après avoir creusé l'argile des secrets pour en dénicher les plus précieux trésors et les exposer au grand jour ? Que reste-t-il après avoir savouré, ingurgité ces nouveautés avec gloutonnerie, les avoir vidées de toute essence, les assécher comme la plus aride des mers, les démembrer sans tacte ? Croquer les coquilles dorées, cachettes des plus lourds regrets, siphonner enfin ce qui reste dans l'âme félée, voilà tout son plaisir. Mais après ? Plus aucun intêret.
Pourtant une femme bouleversa son coeur. Elle, elle, cette fleur si précieuse, si délicate qui ne demandait à être cueillie qu'avec la plus douce des précautions, le plus sincère des amours. Fleur d'occident. Ephémère papillon. Que de bons moments passés entre elle et lui. Abandonnant la pénombre, le sinistre passé, il s'ouvrait enfin à un avenir beaucoup plus radieux. Pour combler son bonheur, il réussit à acquérir auprès de lui un ami sans équivalent.
"Je lègue... Je lègue..."
Les joies n'arrivent jamais seules, toujours en sanglante compagnie. Lui si clairvoyant dans sa proche jeunesse, il ne vit que trop tard l'amour porté par son fidèle compagnon envers sa propre fleur. Comment osait-il voler son bonheur ! De son seul ami ne restait qu'un corps dans une boite, le souvenir d'un gant au visage, d'une balle dans la caboche.
L'amour... Il rend bien idiot ! Pire que l'erreur de ce duel, sa promise ne l'aimait pas et depuis ce jour l'avait haï. Comme Juliette, éternellement attirée par le beau Roméo, la belle ne tarda pas à rejoindre son amant au tombeau. Tout ceci en si peu de temps... Tout détruit en si peu de temps...
"Je lègue... Je lègue..."
Mais... A qui ?...
Une arme chargée, la bouche ouverte, l'éclair fut vif, l'orage bref, et le silence de plomb ne tarda pas à s'incruster dans l'antre. Les murs éclaboussés n'étaient rien comparés à cette feuille, baignant dans une abondante flaque de sang, où brillait encore ce début inachevé... Je lègue... Que pouvait-il bien offrir ? Il avait déjà tout perdu...
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Style : Nouvelle | Par Nono1101 | Voir tous ses textes | Visite : 754
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Commentaires :
pseudo : obsidienne
il n'aura même pas lu cette sombre histoire, belle comme du jaspe noir
pseudo : Derek
Cette nouvelle est profonde, entraînant le lecteur dans la déchéance progressive du personnage ... saisissant. Belle illustration de l'être n'ayant connu que douleur et achevant son existence dans la douleur.
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