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La Dame du fleuve. par PascalDufrenoy

La Dame du fleuve.


Eté 2004



- « J'aimerais bien connaître la raison qui te pousse dehors à pareille heure ? »
Marie MANON ajoute encore, pour signifier son inquiétude :
- « Lorsque tu n'étais qu'un enfant, tu éprouvais toujours ce même besoin de te sauver. Tu avais sept ans quand tu as fui la première fois. Tu voulais aller voir le Rhône, à Lyon ! Quelle frayeur ! Nous t'avons récupéré dans la fourgonnette de l'épicier au bas de notre rue !
Pierre et la chatte Délice, plongés dans la lecture d'une revue d'arts modernes, se gardent bien de lui répondre. Tout d'abord parce qu'ils semblent très absorbés, l'un par un peintre naïf, l'autre par une mouche dont les bourdonnements font vibrer la lampe jaune.
Ensuite, parce qu'il n'est pas question de se risquer au dialogue avec Marie, la ballade des quais s'en trouverait compromise.
Pierre MANON vit avec sa sœur à Paris depuis cette année où il cessa ses voyages pour se mettre en exil des hommes et des soubresauts du monde.
En exil de l'humanité parce qu'il l'a trop aimée. Il préfère les fleuves qui passent également mais restent majestueux jusque dans leurs colères.
Comme il a toujours été d'un naturel gamin avec Marie, il ne peut que lui répondre avec une voix d'enfant gouailleur, cette boutade mille fois répétée :
- « Je serais sage, Marie ! »
Marie ne rétorque plus depuis longtemps mais elle ne supporterait pas
qu'il cessât de la taquiner. Pierre se lève du fauteuil de tapisserie, endosse son vieux trench-coat et pose sur sa tête son informe chapeau de toile verte.
Long et maigre, dégingandé, adolescent septuagénaire, Pierre MANON
est un écrivain.
S'il n'écrit plus depuis deux ans, son enthousiasme est resté intact, quoique, par choix ou par ennui, il lui arrive de plus en plus souvent de ne plus lire personne... Il est un peu désabusé, mais il lui reste un fond de malice, de cette espèce de naïveté candide que l'on voit parfois dans les yeux des très jeunes enfants ou des très vieilles personnes.
C'est en raison d'une cassure survenue voici quelques mois que Marie s'inquiète de la sorte. Il faut le protéger de la morsure le plus souvent possible. Il est si brave, si sensible, si « à part du monde « ! Et puis, il a eu un passé si prestigieux et si riches d'émotions ! Un passé qui, à lui seul, égale celui d'un aventurier et d'un artiste réuni. Alors, vous pensez bien qu'un tel patrimoine culturel doive être protégé, avec l'espoir que sa capacité de création fera encore la joie de lecteurs fidèles impatients de nouveaux titres.
Pourtant, l'évidence est là, Pierre MANON n'a plus rien à dire, Pierre MANON n'écrit plus, le poète a une maladie longue et douloureuse, c'est le terme pudique et consacré. Pierre, pour lui-même, l'appelle « La Chienne », ce cancer qui le ronge et l'empêche de vieillir.
Voilà pourquoi, il part tous les soirs regarder et converser avec « son » fleuve.
*

Depuis quelques jours, la morsure lui fiche la paix. Pour Pierre, c'est un peu la récompense d'une journée de plus, un pari gagné, cette visite vespérale au fleuve.
Les autres jours, il est condamné à rester dans sa bibliothèque. Là, il se livre à de grands projets d'écriture où Délice, la chatte, lui sert de secrétaire.
Dès qu'il va mieux, il revient invariablement à la Seine qui l'attend...
- « Je vais te faire un aveu, fleuve... Marie est persuadé qu'une belle nuit, je vais venir te faire une petite visite jusque dans tes appartements, j'ai bien trop de respect pour tes eaux, belle Seine, pour y tremper définitivement ma vieille carcasse ! »
Le vent vint alors lui claquer le doux baiser humide d'un fleuve rassuré.
Pierre ne rencontre jamais personne sur les quais, les clochards n'y viennent jamais. Les vagabonds de son enfance ne sont plus ceux d'aujourd'hui, ils peuplent désormais les souvenirs Noir et Blanc du cinéma d'Audiard. La misère de ce début de siècle est moins pittoresque, beaucoup plus violente. Le clochard philosophe n'appartient qu'aux poètes...
Ne pas forcer la cadence, allonger le pas, en imitant ce vieux couple qui passe vers les neuf heures saluer leurs enfants.
Il fait ainsi trois ou quatre kilomètres, serein comme un enfant qui découvrirait le monde, se gavant d'images...
Il se penche sur l'eau, et une fois encore, va oser réfléchir à sa brève visite dans le monde des hommes.
Foutaises...

*
Sur ces quais jamais semblables, Pierre MANON est heureux, les calmants pour le sursis ? Il s'en moque depuis trois jours. La morsure l'aurait-elle oubliée ? « La Chienne ». Aujourd'hui, quand il pénètre dans son bureau, lui revient le début d'un poème qu'il n'a pas oublié
« Lorsque les rêves bleus enjambent la passerelle
les yeux des hommes fous nous semblent moins cruels... »
Depuis la bibliothèque où il attend le docteur DUPUIS qui doit venir l'examiner, comme il le fait, chaque quinzaine, Pierre, l'oreille aux aguets, à parfaitement entendu les bavardages de Marie.
- « Il faut le dissuader d'effectuer ses promenades
nocturnes, qu'il lui faut se reposer, qu'il ne doit pas s'épuiser ainsi. »
Le médecin de famille ne sait que répondre. Avec son patient, il ne sait plus comment agir, ce fut déjà très difficile de le convaincre de se soigner, de le mettre en garde contre son refus d'être hospitalisé. Alors, là ? Enfin, il va s'efforcer de le faire , dès qu'il aura examiné Pierre, son vieil ami.
- « Je vous trouve fatigué, vous devriez prendre un peu plus de repos. »
- « Toubib, tu m'ennuies, tu écoutes trop ma sœur » dit Pierre qui traite toujours le praticien avec une familiarité affectueuse.
Une telle affirmation, appuyé par un regard inquiet, aurait, au début,
inquiétée le vieux poète. Mais aujourd'hui, le bon docteur récite une leçon bien assénée par ce dragon de Marie. Une Marie qui vient en catimini, demander, le front soucieux, bien entendu et manifestement inquiète :
- « Ne devrait-il pas se coucher plus tôt ? »
- « Certainement, le repos est primordial . »
- « Si je comprends bien » dit Pierre en reboutonnant sa
veste d'intérieur, « Vous voudriez me séquestrer à demeure ? »
Il regarde sa sœur d'un air goguenard :
- « Ma douce Marie, tu me fais de la peine. Tu prétends empêcher un vieux gamin de presque soixante et onze ans de ne plus gambader. Tu aimerais me garder près de toi comme Délice, tu as emprisonné ma secrétaire, mais tu n'auras pas le chef de la bande. Quand bien même, je dois enjamber le balcon... »
Marie aimerait bien ajouter encore quelque chose, mais la détermination de son frère l'en empêche.
- « Allons au salon » dit-elle en ronchonnant, déconcertée par l'attitude de son frère . Elle le sera davantage quand celui-ci ajoutera sereinement :
- « Soit rassuré, Toubib, je me sens bien. Je n'ai nulle envie d'abréger ma route, seulement, j'ai besoin d'air, peux-tu comprendre cela ? »
Le docteur DUPUIS et Marie se concertent du regard. Afin de dissiper le
malaise du début, ils ne peuvent que sourire, avant d'argumenter qu'ils n'ont comploté que pour la santé de l'écrivain, craignant en toute logique, qu'il ne pourrait supporter la fatigue d'une promenade nocturne quotidienne, etc..., etc...
Voilà qui est fait ! Pierre MANON aura la permission de minuit ! La vie, finalement a peut-être du bon quelquefois... Le fleuve le reverra ce soir.
*

L'été était là. Un été magnifique, le plus bel été depuis très longtemps. Pour cette soirée, Pierre a choisi sa cravate de soie claire, comme pour un premier rendez-vous.
En passant le seuil. Le poète eut un petit sourire. Il était sorti sans se presser, et une bouffée de jasmin s'était engouffrée dans le jardin.
Lorsque la grille fut refermée, Pierre se retourna vers la fenêtre. Délice était assise sur le rebord et semblait lui formuler un au revoir protecteur.
-« A tout à l'heure, mon amie »
Bientôt, la rue fut dépassée et il s'arrêta au bord du pont, la Seine brillait de toutes les lumières du couchant, le dernier mouvement de la symphonie Parisienne s'achevait, l'heure magique où le fleuve se transforme en or liquide montrait aux citadins qu'il fallait céder la place aux têtes folles et aux poètes.
Dès qu'il fut descendu sur les rives qui se trouvaient près du Square Kellerman. Pierre se redressa pour contempler la perspective paisible du fleuve millénaire. Puis contournant la petite gare d'eau, il poussa jusqu'aux entrepôts de vin qu'il avait découvert lors de ses précédentes escapades, les jours fastes. Etant arrivé à la limite de la ville pour découvrir encore une fois la multitude infinie des visages du cours d'eau, il s'arrêta un moment, assis sur une borne de pierre. Il y avait là tout un bric à brac d'objets les plus hétéroclites, vieilles machines abandonnées ; mécaniques rouillées et figées dans la nuit d'été.
Le ciel nocturne d'août était superbe par ses couleurs d'acier bleuté, alors que la lune montait très haut dans la sphère. Des oiseaux s'agitaient dans la pénombre de la ville, traversant le silence à peine effleuré.
Quand Pierre leva la tête, il demeura interdit. Une longue femme brune le dévisageait de l'autre côté de la gare d'eau.
Elle semblait immobile depuis de longues heures, elle restait ainsi, sans bouger, uniquement occupée à le dévisager.
Il lui fallut longtemps pour comprendre d'où elle venait. L'apparition évoquait beaucoup une chanteuse de genre égarée et ne semblait pas l'attendre. Ce sont des gestes esquissés par instants qui, peu à peu, lui révélèrent l'invitation à approcher.
Aussi, quand il aperçut pour la première fois sa tenue, il ne fut pas plus étonné qu'à l'habitude. Elle portait une longue robe du soir de satin ou de soie, entièrement noire et de fins escarpins vernis. « Une invitée qui s'ennuyait à un quelconque cocktail. » pensa Pierre. Elle lui demanda :
-« Que faites-vous ici, Pierre MANON ? »
- Je regarde couler la Seine, comment connaissez-vous mon nom ? »
Et il sentit confusément, tout au fond de lui, l'impression bizarre de l'avoir déjà rencontré quelque part, il y avait cela de nombreuses années.
-« Qui ne vous reconnais pas dans la rue ? Même après toutes ces années de silence ? »
- « Oui, Peut-être... Dit-il, peu convaincu.
La dame en noir eut un éclatant sourire qui étonna encore davantage
Pierre. Il se méfiait maintenant des inconnus. Elle ajouta :
- « Je parle peut-être trop. Vous comprendrez un peu plus tard. »
Pierre entrevit une faille dans le discours de l'inconnue, la bizarrerie de
cette étrange apparition, il l'interrogea, soupçonneux :
-« Qui êtes-vous donc, pour être aussi bien renseignée ? »
Mais elle ne répondit pas, elle souriait tranquillement tout en regardant le fleuve.
- « pour un poète, vous êtes plutôt cartésien, mon ami... »
Et, elle s'abîma dans une méditation qui dura un court moment. Puis prenant la main de vieil homme, elle plongea son regard sombre dans le sien.
Devant tant d'étrangeté, Pierre s'efforçait de faire bonne figure.
- « Vous aussi, vous aimez la Seine ? Pour vous y
promener la nuit ? Vous êtes parisienne ? Faisons quelques pas, voulez-vous ? »
Après un silence amusé, elle lui répondit :
- Ce qui est déconcertant c'est votre calme et votre indifférence, vous ne semblez pas effrayé, intrigué tout au plus, cette rencontre semble aller de soi ? »
- « Evidemment, je n'ai plus vingt ans, mais je suis toujours flatté de rencontrer une jolie femme, et de l'emmener en promenade... »
La proposition sembla amuser la dame en noir :
- « M'emmener ? N'est-ce pas le contraire ? Vous inversez les rôles, cher ami ».
Et la dame en noir eut un clair éclat de rire :
-« Mais vous me faîtes la cour, c'est formidable, et tellement inhabituel... »
-« peu importe, je n'ai plus le temps »
A ces mots, la dame en noir le serra doucement :
- « Cela ne fait rien, nous attendrons encore quelques jours, le temps a si peu d'importance ! »
Et, avec un peu de mélancolie dans la voix, elle ajouta :
- Je suis celle que l'on ne nomme jamais, et tu le sais très bien... »
*

Il n'y avait plus de semaines, il n'y avait plus de jours : la morsure de La Chienne s'était évanouie, comme si elle n'avait jamais existé. Pierre était heureux. Marie était intriguée de ce retournement. Elle avait écouté avec patience et résignation le discours sirupeux des voisines qui prétendaient connaître des cas de rémission spectaculaire, et qui ne savaient rien...
Les peurs métaphysiques des hommes, qui l'avaient envahi aux premiers temps le désertaient maintenant complètement.
Le défilé des jours prenait la forme d'une charmante promenade à épisodes.
Chaque moment avait apporté son histoire différente et nouvelle. Chaque moment lui avait révélé l'ultime pensée d'autres hommes qu'il croyait pourtant connaître.
La dame noire lui avait raconté l'angoisse d'Appolinaire partant sous les cris d'une foule d'injures qui ne lui étaient pas destinées, ironie du destin morbide : « A bas Guillaume, A bas Guillaume... »
Elle lui avait narré sa rencontre avec Louis Jouvet sur les bords de ce même fleuve, vers l'île de la Cité, quelques jours avant son départ. Il avait eu l'élégance de faire croire à son public, l'illusion de son éternité, Il était prêt lorsque les trois coups avaient sonné.
Pierre MANON se rappelait maintenant où et quand il avait rencontré la dame noire...
C'était sur la route de BLIDA, en Algérie, fin 1961, elle était passée rapidement en automobile. Elle avait eu tant à faire...
*
La dame noire lentement laissa reposer ses bras au cou du vieux poète, où ils demeurèrent posés comme des oiseaux nichés dans le creux d'une branche. Lentement, elle leva son visage, et alors - pour la première fois - elle offrit à Pierre le spectacle de ses larmes.
Les hommes l'avaient détestée, beaucoup la craignaient ; personne ne l'avait jamais aimé...
Ses lèvres dessinèrent un doux sourire, la voix était grave et chaleureuse :
« Lorsque les rêves bleus enjambent la passerelle
les yeux des hommes fous nous semblent moins cruels... »
puis, après quelques instants, d'une voix plus douce encore :
« Je ne peux te soustraire, la règle est absolue, ou bien, il faudrait alors que meurt, même la mort... »
Ils rirent doucement tous deux. Ils marchaient lentement sur le quai Kellerman.
« Pourquoi les hommes supposent la mort comme hideuse. La mort est, voilà tout. Qui ne veut pas vouloir partir vers un autre voyage ? »
Elle se tut, elle semblait un peu essoufflée...
De loin, sur l'autre rive, la chatte Délice les suivait à pas feutrées.
Pierre marchait calmement, la dame noire accrochée à son bras. Il respirait largement en regardant le fleuve et, dans ses eaux houleuses, il revit tous les fleuves qu'il avait rencontré durant son existence. Le Nil côtoyait l'Amazone, le Rhône charriait les bois du Saint-Laurent, tous ces amis liquides venaient lui dire adieu.
A hauteur de la gare d'eau, Délice s'arrêta considérant de son maître de ses yeux félins.
La chatte les vit s'éloigner tranquillement, leur promenade semblait les emmener hors de Paris...
*

Agence BelgaPress
22/09/2004 - 22h 01 MORT DE PIERRE MANON -l'ultime ballade

De notre correspondant de Paris,
Le poète et romancier Pierre MANON est décédé des suites d'une longue maladie
Aujourd'hui 22/09/2004, à l'âge de soixante et onze ans, à Paris, sur les quais de la Seine qu'il aimait tant.
Poète des fleuves et de l'amour des hommes, il raconta son horreur de la guerre dans son recueil BLED (1963).
Ce sont de jeunes pêcheurs qui ont découvert son corps lundi matin sur les quais de son fleuve préféré situés non loin de son domicile.
On pense qu'épuisé par la maladie, le poète a succombé à une crise cardiaque lors de l'une de ses promenades nocturnes qu'il affectionnait tant.
De rares passants affirment avoir aperçu Pierre MANON, la veille, assis sur un banc, en grande conversation avec une femme vêtue de noir...

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Style : Nouvelle | Par PascalDufrenoy | Voir tous ses textes | Visite : 974

Coup de cœur : 11 / Technique : 9

Commentaires :

pseudo : BAMBE

Magnifique texte, quelle extraordinaire ballade mortuaire, quel fabuleux hommage, quel talent pour nous présenter celle qui viendra aussi nous donner le bras, quel Amour de la Vie et de tous les voyages, BRAVO.

pseudo : chollet mikael

Très beau texte, apaisant, il m'rite vraiment d'être connu.