Côté Cours
Elle habitait côté Cours (national) et travaillait côté Jardin (public). Formulée de manière aussi réductrice, fardée d’un patriotisme circonstanciel et considérée sous cet éclairage outrageusement théâtral, sa vie reprenait quelques couleurs... artificielles. Et le temps passait plus vite quand, surmontant la confuse bousculade de ses trop nombreuses pensées parasites, elle évoquait le souvenir des bons - mais rares - moments passés tout près de Bernard, salle Geoffroy Martel. Serrés l’un contre l’autre, immergés dans la fiction, ils vibraient alors comme deux cordes tendues sur la même guitare, en accord parfait... juste troublé par une observation périodique et peu amène de la « bonne société » santone en proie à d’aussi éphémères que louables efforts culturels.
Son amoureux, son amant, son ami, son compagnon... comment dire ? son mec, « celui qu’elle vivait avec »... lui tenait la main comme s’il craignait de la perdre, comme s’il redoutait une impulsion soudaine qui l’aurait poussée vers les planches, vers ceux qui - contrairement à elle, passive spectatrice de sa morne représentation intérieure - avaient la folie et le courage de jouer leur rôle, sans complexe, en pleine lumière. Ou comme s’il espérait un saut, un sursaut qu’il aurait pu anticiper, accompagner. Comme ça, juste pour avoir le sentiment d’exister enfin. Bernard...
Chaque jour de son interminable semaine de labeur, Véronique passait donc le pont, n’y trouvant pas pour autant l’aventure imprudemment promise par le poète. Une traversée pédestre et encore noctambule aux premières lueurs de l’aube, préoccupée à midi, pressée après le lèche-vitrines, le sandwich au jambon et la bière pression, harassée le soir. Une traversée en forme de pèlerinage hypnotique sans cesse recommencé. Laissant loin derrière elle, dans le temps et dans l’espace, les pèlerins de Compostelle se prélassant chez les moines de Saint-Eutrope, elle ralliait les bénédictines dont les fantômes hantaient encore, les soirs de frissonnante musique, les couloirs sombres et magnifiquement charpentés de l’Abbaye-aux-Dames. Quelques heures plus tard, elle suivait le chemin de croix inverse.
Elle ne regardait même plus la Charente, cette compagne familière et discrète - en dehors de ses terribles « dérives » - cette présence silencieuse et doucement mouvante qu’elle finissait par oublier tant elle l’avait intégrée. « Le plus beau fleuve de mon royaume », pourtant ! Mais à force de croiser son cours... Oui, son cours, quatre fois par jour, du même pas indifférent, sur le même trottoir, côté passerelle, côté Nouvelles Galeries... Côté Bernard !
Pas son Bernard, mais l’autre, le seul qui compte ici, le céramiste barbu qui prête son nom au pont, le protestant qui trône sur le parking et dont la silhouette blanche, île austère et mystérieuse, domine l’océan de toiles multicolores, les jours de foire, le premier lundi de chaque mois. En voilà un qui, selon une légende d’ailleurs controversée, travaillait comme un fou, fondait une famille nombreuse, savait où il allait, ce qu’il voulait...
Pas comme le sien, son Bernard à elle, toujours indécis et entre deux petits boulots, rêvant de fortune et de chimères, de paysages fantastiques et d’animaux fabuleux, d’Afrique magicienne et d’archipels bruissant d’oiseaux multicolores. L’avait-il atteinte, sa mer promise ? était-il parvenu au bout de ses rêves ? Air connu ! Il croupissait plutôt quelque part, dans une ville improbable et polluée, au milieu d’enfants dépenaillés, au fond d’une ruelle sordide, le litre de rouge à son côté, la sébile tremblante dans sa main crasseuse ? À moins qu’une rombière avide de chair fraîche ne l’ait pris en charge, jetant sur le candide et ses trente printemps, le grappin assuré de ses ongles incarnat au bout de ses doigts encombrés de bagues plus lourdes les unes que les autres. Il y avait fort à parier que la salope - inutile d’user de la métaphore, ni de faire un dessin - subvenait aux besoins souvent irrationnels de Bernard, en contrepartie de bontés caressantes et viriles pour sa peau flétrie, son corps avachi de bourgeoise peinturlurée... Toutou à sa mémère, quelle promotion sociale ! Au pied, le Nanard, gentil le chien.
Exit Bernard ! Volatilisé, atomisé, disparu corps et biens (façon de parler d’un homme qui ne possédait rien, qui ne possédera jamais rien d’autre que sa beauté immature et malheureuse). Fini, parti sans laisser d’adresse, pas la moindre lettre d’adieu, le plus anodin post-it de consolation ou d’explication sur la glace de la salle de bains... Il l’avait abandonnée pour toujours à ses insomnies calamiteuses, à son minuscule appartement devenu soudain trop grand, à ses bibelots en toc, aux grasses plaisanteries du voisin de poubelles, aux inepties télévisuelles récurrentes, à son ultime compagnon d’infortune, le subtilement nommé Minou, un chat de gouttière. Authentique, lui ! et fidèle... pour un chat de gouttière !
Seule. Elle était seule désormais, en proie aux affres de l’absence, au vertige d’un vide qu’elle n’éprouvait même pas le besoin de combler mais qui chaque jour l’aspirait un peu plus dans sa funeste spirale. Et la vie pouvait couler comme l’aimable rivière, force tranquille sous ses pas fatigués, au rythme immuable des marées. Flux et reflux quand la Charente, pour le bonheur de la Saintonge, s’affirme maritime.
- ça va pas, Véro ? s’était inquiété son chef de service en la voyant arriver toute blanche dans sa jolie robe verte, les yeux dans le vague, un triste sourire plaqué sur ses lèvres pâles.
- J’ai fait un peu la fête, hier soir...
- Et vous avez eu raison, c’est de votre âge !
« Vingt-huit ans, quel bel âge en effet ! » C’est ce que lui répétaient inlassablement ses parents quand elle passait les voir, avec une régularité de témoin de Jéhovah en démarche, Place des petits champs, le samedi soir. Sa mère sortait, avec tous les égards dus à la tradition, trois verres d’une propreté méticuleuse ; son père descendait à la cave et en remontait une bouteille de Pineau rouge, du bon, pas trafiqué, « du naturel » issu de beaux raisins amoureusement cueillis à la main dans la joie et l’allégresse, au milieu de vignes que l’infâme désherbant ne s’avisera jamais d’outrager. Du Pineau de Breuillet, vous pensez, une « liqueur » maison en provenance directe de la propriété du tonton. Rien à voir avec le « produit » sophistiqué que les grandes surfaces vendent aux touristes du mois d’août, dans des bouteilles pansues et sous des étiquettes savamment dessinées par une société de communication. Le marketing, quoi ! la vie moderne, l’économie de marché... Son cher papa, un ancien cégétiste des ateliers de la SNCF, ne s’y faisait pas et il avait sans doute raison d’affirmer qu’une boisson aussi succulente ne devait pas être « bue par des sots ! ». Ainsi, de sainte colère en douce nostalgie, le temps, comme l’eau de la Charente, s’écoulait...
Vingt-huit ans... et dans six mois, vingt-neuf. « Le bel âge », ne manqueraient pas de commenter sans souci de la redite, ses parents pendant qu’elle soufflerait ses bougies, sur l’épais gâteau à la crème pâtissière. Mais pourquoi évoquait-elle ses parents aujourd’hui, en abordant une fois de plus ce foutu pont ? Peut-être parce qu’ils restaient son unique réconfort, son port d’attache, son havre de paix, un repère, une boussole, le dernier vestige d’humanité, de tendresse, d’amour, dans son monde piétiné, ravagé, anéanti. Peut-être aussi pour exorciser un sentiment de culpabilité à leur égard. Et pourquoi Palissy l’obsédait-il à ce point ? pourquoi aujourd’hui ?
« Tiens, il a bougé », ce n’est sans doute qu’une impression, mais... on dirait qu’il a tourné la tête dans la direction de la passante, levé imperceptiblement la main, celle qui tient le plat ovale en équilibre sur deux bouquins, eux-mêmes posés sur l’incontournable four. Trop petit le four, ridicule ! aussi invraisemblable que le geste du créateur lâchant dangereusement son œuvre. Véronique, incrédule, s’est immobilisée. Mais oui, il bouge, il s’anime, s’ébroue, s’étire, s’ébranle, quitte son socle et vient la rejoindre. Non ? Si ! Le voilà qui passe un bras sous la tignasse en bataille de sa secrétaire préférée, un bras tendre qui s’enroule autour de ses frêles épaules. Ensemble, ils regardent maintenant dans la même direction, sur l’autre rive, le quai de la République, très animé sur le coup de midi. Est-ce la présence du sex-shop en face qui motive soudain l’artiste ressuscité ? ou la présence d’un serpent sur le plat qui le tente, qui lui dicte des gestes fort déplacés à cette heure et en ce lieu ? Il l’a retournée, a posé ses lèvres froides sur les siennes, tremblantes, a mélangé son haleine de pierre à celle mentholée du chewing-gum, a relevé la légère robe verte... et la petite secrétaire sent maintenant que la douce statue se fait dure au niveau de son ventre frémissant. Non, pas ça ! Déconne pas Bernard !
Bernard, le seul, le vrai, l’unique... le sien, le déserteur, lui faisait merveilleusement l’amour. Longuement, avec une suavité qu’aucun autre homme n’avait su lui communiquer jusqu’alors. Il passait des heures à la caresser, les mains légères comme des ailes de mouette, à la survoler, à tournoyer, à la fixer de ses beaux yeux outremer avant de fondre sur elle, victime consentante - tellement consentante ! - en un gracieux abandon de tout son être. Pour lui, elle avait changé : son romantisme naturel s’était pimenté d’une pointe d’espièglerie, d’un brin de vulgarité « classieuse ». Il la voulait femme, entièrement. Alors, elle avait raccourci ses robes, échancré ses chemisiers, teint ses cheveux. Bernard si hésitant, si terne, si peu mature dans le train-train quotidien, se montrait en amour, d’une imagination folle, toujours renouvelée. Parfaitement sûr de lui, de ses désirs, de ses pulsions les plus profondes, il avait su partager sa passion et son savoir avec sa compagne, la transformer en amante idéale. Telle Bernadette Lafont, la petite Véronique était devenue, sur une mise en scène signée Bernard, « la fiancée du pirate ».
Un pirate en vérité ! un écumeur de boîtes de nuit toujours prêt à l’abordage, fondant sur sa proie le sabre levé, le bronzage en étendard, les lèvres sensuelles, la mèche agressive, le bagout infaillible. Un flibustier vif à trancher le cou de tous les préjugés pour s’emparer du butin convoité. Un boucanier sans honneur abandonnant sa malheureuse prise après l’avoir dépouillée, humiliée... mais après lui avoir procuré tant de bonheur... et sans jamais se départir de son irrésistible sourire découvrant des dents aussi blanches que celles de Burt Lancaster, un autre corsaire. Rouge pour l’occasion. Ah ! Bernadette et Burt quel couple ! Elle aimait inventer des couples idéaux, des couples impossibles : Victoria Abril / Jack London ; Billie Holiday / Woody Allen ; Zazie / Zizou ; le Che / le Chi... Véronique / Bernard ! Impossible, vraiment...
À la sortie de semblables visions oniriques, le réveil était difficile. Nauséeux ! Fini le cinoche et ses paillettes, place à la littérature : désormais, sa situation ne relevait plus des aventures hollywoodiennes en « Technicolor », mais des compétences « psychoféministes » de Madeleine Chapsal ! Retour à Saintes par le premier train en partance. Ce qui ne surprendra personne, dans une ville où on a un cheminot dans sa famille comme à Royan on a un gérontologue dans ses relations, ou à Rochefort, un militaire dans son paquetage... Une tête de... pont, comme il se doit !
Vu du pont justement, et avec l’involontaire concours d’Arthur, le quai de la République se fond dans une brume lacrymale. Le céramiste distingué, son forfait accompli, a regagné tranquillement son poste, ne laissant de son ignoble passage, qu’une brûlure insoutenable dans le corps crucifié de sa peu religieuse amante. Véronique imagine déjà la une de Sud-Ouest, demain matin : « Une secrétaire violée par Bernard Palissy ». Il allait pouvoir se régaler, Olivier Sarazin ! Et Patrick Guilloton, en fin de semaine, ne se priverait certainement pas : « Il n’y a que l’émail qui m’aille ! » Quant aux avocats, ils ne manqueraient pas de transformer le drame en spectacle haut en couleurs politiques : elle serait défendue par Jean Moulineau (le commerce), et son agresseur par Philippe Callaud (la culture). Un affrontement exemplaire, effets de manches à l’appui ! Les croquis d’audience de Jean-claude Lucazeau risquaient d’être gratinés !
Le flot incessant et impersonnel des promeneurs, bouscule la malheureuse, la ballote d’un côté sur l’autre comme s’il avait tout vu et voulait marquer son plus implacable mépris par une complète ignorance de la coupable, celle qui avait osé transgresser les interdits millénaires, par son comportement obscène, son acceptation muette de l’irréparable. Elle le sait, elle n’appartient déjà plus à cette ville qu’elle aimait tant. Transparente, Véronique, elle est devenue transparente, sans la moindre consistance, les molécules en vrac sur le trottoir. Et l’autre salaud qui semble la narguer, qui se prend pour un héros de légende, là-bas, sur son piédestal. « Tu peux être fier espèce de grand vicieux, violer une pauvre fille désespérée, en pleine rue, devant tout le monde, quelle honte ! Et le procureur Montillet, qu’est-ce qu’il va dire ? Tu y as pensé au procureur ? et au juge De Charette ? Non, tu t’en fous, tu prétends qu’il est parti retrouver un autre Bernard... Menteur ! tu sais bien qu’il ne peut être juge et parti. Alors, pendant que j’accoucherai dans les pires douleurs, que je suerai sang et eau pour élever ton bâtard, tu continueras à sortir des vannes, et à te prélasser au soleil, comme un feignant, un macho, un rien du tout !»
« Je suis sûre qu’il a tout vu, le type que je viens de croiser. Il joue les innocents, mais je sais bien qu’il n’a pas perdu un râle de plaisir, pas un frémissement, pas un attouchement de la scène ignoble qui s’est déroulée sous ses yeux. Il porte un chapeau de cow-boy, une chemise à carreaux, des bottes pointues ; il arbore une barbiche et un sourire absent... il est long comme un jour sans pain, mince comme un salaire de secrétaire... Il m’a toujours fait penser à Lucky Luke même si je crains qu’il ne tire pas aussi vite que son ombre, mais aujourd’hui - allez savoir pourquoi - j’ai plus envie de le comparer au chevalier à la triste figure. Je dois me projeter sur mon environnement, c’est comme une maladie, une tare, une malédiction... »
Tout de vert vêtue, elle avance malgré tout, curieux robot pensant, se reprochant ce flot de désirs insatisfaits qui lui provoquent ces illusions perverses et si proches de la réalité, ces fantasmes inavouables. Réduite à imaginer une relation sexuelle avec une statue ! Quelle misère ! Sûr, elle file un mauvais coton ! Bientôt elle se fera provocante, ira jusqu’à draguer le premier venu pour satisfaire ses bas instincts, lui ouvrira ses cuisses pour une jouissance rapide, salvatrice et vaguement écœurante. Après, ce sera n’importe quoi : « une soupe, une pipe, et au lit ! » comme on dit dans les Deux-Sèvres où on sait parler aux femmes. Et quelques années plus tard, on la retrouvera en habituée fanée des insipides thés dansants du dimanche après-midi, dans les bras d’un vieux beau en goguette, un danseur à l’haleine fétide, à la conversation handicapée par les décollements du dentier, à la trogne aussi rouge que le ruban ostensiblement affiché au revers de la veste pied-de-poule.
Elle atteint le milieu du pont qui s’est brusquement vidé de tous ses autres occupants. Le ronronnement des voitures s’estompe, disparaît comme par enchantement. Solitude et silence. Véronique s’arrête encore une fois et tourne un regard désabusé vers la passerelle floue, la berge où des jeunes semblent allongés dans l’herbe, au grand soleil, vaguement défoncés... Bientôt, ils vont assister au gracieux spectacle d’un parachute vert tombant au ralenti pour s’étaler sur l’eau comme les feuilles d’un nénuphar géant, avec une jolie petite fleur au milieu, avant de se mettre en torche pour foncer définitivement dans les profondeurs liquides de l’oubli. Au fond, tout au fond de la rivière, elle retrouvera un Bernard en dieu aquatique tout auréolé de sa chevelure végétale. Bernard !
« J’aurais dû noter tout ça dans mon journal, avant d’enjamber cette balustrade, avant de me foutre à l’eau, avant de laisser la Charente m’envahir, m’emporter, m’épouser... pour toujours.»
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Style : Nouvelle | Par Machefert Jacques-Edmond | Voir tous ses textes | Visite : 1104
Coup de cœur : 14 / Technique : 10
Commentaires :
pseudo : mentor
Je préfère ne pas être certain que Véronique a sauté ! Très bon texte, ma foi, parfaitement écrit, comme l'autre, lu peu avant. Je regrette juste quelques poncifs du genre "Elle était seule désormais, en proie aux affres de l’absence, au vertige d’un vide qu’elle n’éprouvait même pas le besoin de combler mais qui chaque jour l’aspirait un peu plus dans sa funeste spirale", c'est bien écrit, mais c'est du lu et relu, hélas. Une très belle introspection et une écriture qui laisse supposer que tu pourrais sans aucun doute réussir sur la longueur, la durée, c'est-à-dire t'essayer à un véritable roman. Je t'en sens les capacités ! Bravo et merci.
pseudo : mentor
Dans mon premier message je t'encourageais à écrire un roman !! Mais je n'étais pas encore allé voir ton site où je découvre que tu es déjà auteur de 3 ouvrages ! Mes compliments ! Tu m'as donné envie de te lire sur la longueur... ;-)
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