On s'aperçoit, on s'approche et puis, avant que les premières paroles ne mettent fin à une éternité, avant que les cerveaux se concentrent sur le prochain geste, celui qui va marier nos énergies dans une bienvenue déjà retranchée du monde, nos yeux s'embrassent. À ce moment précis, toutes nos habitudes s'effondrent. D'ailleurs il y a longtemps qu'on ne sait plus quels yeux parlent de soi, les espiègles qui font naître si facilement un sourire complice dans le visage des gens qu'on protège, les impertinents qui tiennent en respect tous les tenants d'une morale qu'on fuit, les sombres qui éloignent instantanément les poseurs de question ou les doux qui laissent toujours entrer la beauté du monde ?

Ce sont les yeux doux certainement, becs de cette fontaine dans laquelle on est plongé, où se noient toutes ses capacités à articuler une phrase intelligente qui dirait avec beaucoup plus de justesse (du moins le croit-on) le bonheur que l'on éprouve en ce moment à enfin rencontrer quelqu'un que l'on attend depuis un moment, depuis plus longtemps qu'il n'en faut pour écrire tout ce qui a permis de le connaître, depuis toujours semble-t-il... Ce sont ces yeux qui laissent passer tout ce que l'on sait faire de mieux, être gentil, aimer, accepter de prendre conscience de la lumière alentour, emmagasiner toutes les informations qui se rangent déjà dans un coin bien propre et réservé, elle est grande, il sourit, elle a un joli front, il est chauve enfin pas totalement, elle est franche, il est soigné, elle respire l'intelligence, il se tient droit, pas trop de maquillage, des lunettes, il va parler, elle veut dire quelque chose, non pas maintenant, j'y vais, je lui dis, on se tend la main ou on s'embrasse, je suis content d'être là, tu n'es pas comme j'imaginais, tu me surprends, c'est agréable, quand même, rien ne vaut les trois dimensions, je m'en fous qu'elle soit belle, je vois qu'elle a une charmante façon d'être là, je le savais déjà. Bon j'y vais : bonjour ! Crétin c'est tout ce que tu as à dire ? Regarde comme elle parle vite, elle, tous les mots qu'elle trouve, elle fait même attention au pied de la table qui bouge et elle est souple, elle ne tient pas en place, bon il faut que je me calme, je parle je parle et il va s'apercevoir que je n'ai rien à dire de pertinent...

Et nos yeux pendant ce temps, se disent tout ce que l'on ne sait pas encore dire, parce qu'à ce moment précis, on rencontre une personne qui n'est pas soi et que c'est la première fois (c'est toujours la première fois) qu'on mesure cet incroyable fossé que n'arrivent jamais à combler tous les mots qu'on a pourtant inventés pour cela. Ils disent que l'on est différent et que c'est une bonne chose, ils disent qu'on a bien fait de s'écrire, ils disent que l'on est prêt à tenter de trouver quoi faire pour exister ensemble, pas forcément vivre ensemble ou coucher ensemble ou travailler ensemble ou tout cela à la fois, on verra bien, mais exister ensemble pour conjuguer nos demandes si variées, nos envies si dissemblables et nos besoins si pareils. Ils disent que la pluie aujourd'hui n'a pas d'importance, ils disent qu'on se distingue dans cette foule et qu'on n'est pas encore comme les autres, ils disent que l'attrait ne tient pas au physique, pas si ingrat finalement, mais au chemin que chacun a fait, ils disent aussi que rien n'est acquis, que les efforts vont redoubler, ils disent que l'avenir peut être radieux, enthousiaste, émerveillé, mais qu'il sera obligatoirement fait d'efforts et de volonté et de tolérance.
Ils disent qu'on est capable de s'aimer, ils disent qu'on a envie de se rencontrer, ils disent aussi qu'on le mérite.
C'est juste le premier regard, celui qui libère le cœur qui parle enfin :
« bonjour, je savais que ce serait un joli moment, je le sais ».