Cette ombre portée un étage plus bas, sur la grisaille bétonnée, c’est la mienne. Le type va la voir. Forcément, il la verra, cette masse un peu plus sombre qu’imprime le pâle soleil de décembre. Il saura ainsi que je l’attends, tout en haut du Portique, fidèle au rendez-vous qu’il m’a fixé voilà trois jours. Unité de temps, d’action et de lieu, c’est classique. Presque rassurant… Mais au premier abord seulement car si l’ombre est bien visible, si elle révèle une présence immobile — la mienne — elle reste muette sur l’essentiel. J’ai pris soin de me présenter de face, les bras près du corps afin de ne pas trahir l’arme mortelle qui encombre ma main moite. Et ça, il ne peut le voir. Ni le savoir. Même pas le deviner !
C’est un professionnel pourtant, mais comment un pareil individu pourrait-il imaginer qu’un garçon d’apparence aussi pacifique et inoffensive que moi, va l’abattre froidement, ici, dans quelques secondes, avant même de lui avoir demandé ce qu’il veut, pourquoi il a souhaité me rencontrer ? On n’a jamais payé les tueurs pour qu’ils fassent preuve d’imagination ! Il va donc mourir dès qu’il posera un pied sur cette passerelle, ce palier qui coupe à l’horizontale, le labyrinthe de béton séparant le front de mer du reste de la ville, une frontière dont je suis, en cet instant dramatique, l’éphémère et sanguinaire douanier.
« Des informations à vous communiquer, Marc ». Voilà l’explication unique qu’avait consenti à crachoter comme à regret, mon antique téléphone. Suivaient le lieu, le jour et l’heure. Ni bonjour, ni quoi, ni merde… ce n’était pas le genre des laconiques « hommes à la Mercedes ». Je les appelais ainsi depuis toujours, ces enfoirés, depuis qu’ils étaient entrés dans ma vie — par effraction — en même temps que Sylvie.
Sylvie… Deux ans déjà… Deux ans sans toi… On dirait les paroles d’une chanson. Une triste rengaine, un blues. Sauf que ma « baby », je ne peux même pas te supplier « please don’t go » à la manière d’un Big Bill Broozy de Saintonge maritime, puisque tu ne menaces pas de me quitter. Tu ne m’as jamais quitté, tu as disparu, c’est tout. Évaporée, volatilisée, désintégrée, un coup de vent sur la conche et pfff… plus personne. Tout seul le pauvre Marc. Seul une fois de plus… Et ces sinistres salopards qui ont pris le même jour, le même train fantôme vers le même néant, les voilà qui surgissent de nouveau dans ma vie. C’était donc insuffisant de la bousiller, ils veulent sa fin, maintenant. Mon procès a déjà eu lieu, très loin, dans un lieu secret peuplé d’êtres inconnus et mystérieux, de juges corrompus et de politiciens pourris aptes à décider en deux secondes, au vu d’un dossier bâclé, qui doit vivre et qui doit mourir. Mon nom a juste changé de case, dans le gigantesque fichier de ces fachos. Joseph K avait du bol, on venait le chercher pour le juger ; moi, c’est bien pire, ils viennent directement pour exécuter la sentence. Le progrès, la modernité, l’efficacité. La rentabilité, nom de Dieu ! Je n’aurai même pas droit à un simulacre de procès.
Le point sur lequel ils font erreur, les hommes à la Mercedes, touche à l’analyse de ma personnalité. On ne peut les en blâmer ; tueur à gages et psychologue, ça ne boxe pas précisément dans la même catégorie ! Car en dépit des apparences, je ne suis pas Joseph K. Et je ne me sens aucune vocation pour servir de chair à leurs canons. Alors, sitôt après le coup de fil, je me suis précipité chez Fred, mon vieux copain qui se prend pour un grand écrivain chaque fois qu’il joue un peu trop de la seringue. Pour s’approvisionner, il fréquente quelques mecs pas très nets qui, contre espèces sonnantes et trébuchantes, peuvent aussi fournir des armes. Fred m’a d’abord posé quelques questions… puis, au fil d’une discussion pseudo-philosophico-alccolisée, il a fini par me foutre la paix. Je suis revenu le lendemain soir prendre possession du revolver, de marque française s’il vous plaît, un Manurhin F1. Une arme de flic, paraît-il… noire, froide, chargée, terrifiante. Deux mille balles quand même ! Munitions comprises… S’emmerdent pas les voyous ! Pourraient être plus compréhensifs envers les « zonnêtes gens » qui veulent s’initier au crime. En pleine crise des vocations, ce serait un minimum !
Le lendemain, je suis allé à La Grande Côte dégommer quelques boîtes de conserve, à l’abri des blockhaus dont Maxou a fait de si belles images. « Forteresses du dérisoire » a écrit Jean-Claude Gautrand, l’incontournable du Salon de la Recherche Photographique. Dérisoire, sans doute, cette triste aventure… N’empêche, mes « cartons » étaient loin d’être ridicules ; je ne voudrais pas être à la place de ceux qui vont bientôt être confrontés avec mes toutes récentes compétences de tireur.
Il pèse de plus en plus lourd, le flingue ; je le tiens mal sans doute… et le type tarde à monter ; ça fait bien trois minutes que la Mercedes noire est apparue, s’est garée sur le parking, à deux pas du Portique. Ils semblaient être deux à l’intérieur, masqués par des vitres teintées (et probablement à l’abri des balles). Je n’ai pu distinguer que des formes… Par contre, j’ai bien vu celui qui est descendu : grand, svelte, lunettes noires, chapeau sombre, imper sombre, « raide comme une saillie », gueule carrée à la Schwarzenegger. Un caricature de tueur ! Mais qu’est-ce qu’il peut bien branler, ce con ? Je vais finir par prendre racine dans le béton, si ça continue ! Allez, un petit effort, mon grand, quelques marches de plus et je t’expédie vite fait bien fait, sans billet de retour, au paradis des salopards. L’enfer !
Un truc à ne pas oublier : je dois impérativement me limiter à trois balles pour ma première victime si je veux avoir des chances d’en faire une deuxième avec les trois autres projectiles. Eh oui, son copain va entendre les coups de feu, et rappliquer dare-dare, c’est sûr. Pas de lézard, c’est prévu, lui aussi va bouffer du plomb, l’ordure ; il sera balayé avant d’avoir refermé la porte de son noir cercueil. Précision et rapidité sont les deux… qualités d’un vrai tireur du Sud-Ouest. Impératif : tirer « plus vite que mon ombre », cette ombre qui ne bouge pas, que le type a dû voir depuis un moment déjà et qu’il ne peut comparer à celle de Lucky Luke, puisqu’elle semble manchote, donc désarmée. Après, quand le Manurhin aura fini de dégueuler la mort, il n’y aura plus qu’à courir… mais depuis que j’ai arrêté les Gauloises, ça ne me pose plus le moindre problème ; j’ai retrouvé mes jambes et mon souffle. N’empêche ça traîne… dangereusement.
En dépit du grand air qui vient du large et s’engouffre en sifflant dans les « méandres » du Portique, la scène va se jouer à huis clos. Aucun innocent — en dehors de ma bien modeste personne — ne risque de prendre une balle perdue. C’est déjà ça… Même du côté Casino municipal, c’est le désert. Le bâtiment a une drôle de tronche en hiver, trop gai, trop coloré, trop fait pour l’été, pour la musique, pour la joie de vivre. Pas du tout apte à supporter les embruns, le sable qui vole, le drame qui plane. Il a l’air d’un « baignassout » en maillot de bain dans la tourmente. Décalé…
– Marc, je viens en ami. Ne faites pas de bêtises.
La voix aussi est décalée : douce, harmonieuse. On pourrait presque la croire chuintée par le vent, émise par les vibrations entre les marches du Portique transformées en gigantesques cordes vocales. Un instant, je doute de la réalité de ce que je viens d’entendre, mais très rapidement, je dois me rendre à l’évidence.
– Sylvie est avec moi, dans la voiture. Elle vous attend.
Il en dit des choses, le vent, quand on veut bien l’écouter. Je suis bien placé pour le savoir, tant je le connais depuis les années que je le pratique sur la conche, la parka relevée sur les oreilles, les jambes fouettées par le sable. Mais faut-il le croire pour autant, lui accorder une confiance aveugle ? Il est souvent trompeur, le vent ; il siffle comme un serpent, il persifle, il insinue, s’insinue, tente… Je ne me trouve pourtant pas sur le Pont des Arts, je ne suis vraiment pas là par hasard, je ne qualifierais pas le vent de fripon comme tonton Georges le fit en son temps, et je n’ai nul besoin de prendre garde à mon jupon… pourtant, la prudence devrait être de mise. Mais il sait être si charmeur, le serpent. Si convaincant, le vent.
– Je retourne à la voiture. Venez nous rejoindre. Je vous laisse cinq minutes.
Il fixe des ultimatums, le vent, c’est nouveau ça ! Et il continue de siffler, mais il n’y a plus que la musique ; les paroles ont disparu. Drôle de chanson ! Je me penche sur la balustrade métallique et j’observe le type qui passe sous le Portique, entre sur le parking, se dirige vers la Mercedes. Je pourrais lui tirer dans le dos, mais une certaine culture du western à la John Ford m’en empêche. Appelez ça « morale judéo-chrétienne » si ça vous fait plaisir, ou déontologie si vous travaillez dans la communication et n’en avez donc aucune (déontologie). Et aussi, et surtout… cette idée perfide, ce sentiment trop confortable que le vent pourrait peut-être ne pas avoir menti. Que Sylvie attend là, dans cette bagnole noire… que tout pourrait recommencer…
Le gouverneur de Californie est remonté dans sa voiture de fonction. Ma décision est prise ; je remets le revolver dans ma poche de parka et je quitte mon poste d’observation. Mon ombre bouge enfin, devient plus courte, se rapproche du palier, se fond dans celle du Portique, réapparaît sur le parking. Je me dirige doucement vers la bagnole, prenant conscience à chaque centimètre parcouru, de l’irréalité de ma situation. Ce n’est pas une Mercedes des années soixante qui est là, devant moi, c’est un modèle récent, une forme actuelle. D’ailleurs, elle n’est pas seule au milieu du parking, quelques autres véhicules lui tiennent compagnie… Je suis comme sur un tapis roulant qui marcherait à l’envers, plus je force le pas, moins j’avance ; je fais du sur-place. Et j’ai le temps de penser…
À l’époque du Portique, à celle du Casino, on ne parlait pas de Schwarzy, mais d’Eddie Constantine. Cette histoire est bourrée d’incohérences… J’ai un doute, soudain. Je me retourne. C’est vide derrière moi, envolé le Portique, escamoté le Casino… Seule, cette bagnole noire est bien réelle. Je franchis les derniers mètres qui m’en séparent ; je dois savoir, en avoir le cœur net, une fois pour toutes. Sans hésiter, j’ouvre la porte, côté chauffeur. Il y a deux pauvres vieux à l’intérieur qui hurlent de terreur en voyant ma gueule mal rasée pénétrer leur univers de tôle luxueuse ; ils auront, pour une fois, quelque chose à raconter à leurs semblables de l’université inter-âges. Je n’ai plus qu’à m’excuser, mais ils ne m’écoutent pas, ne m’entendent pas, ils crient comme des gorets qu’on égorge. S’ils savaient ce que j’ai dans ma poche…
Mais je n’ai rien dans ma poche. Rien que mon mouchoir, mes clés d’appartement, deux ou trois pièces de monnaie. Et dans ma tête qui bourdonne, rien que des souvenirs, quelques regrets ou frustrations… et plein d’images. La nostalgie, camarade.
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Style : Nouvelle | Par Machefert Jacques-Edmond | Voir tous ses textes | Visite : 1116
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Commentaires :
pseudo : mentor
Merci pour l'explication ! ;-)
pseudo : Machefert
C'est donc le mot conche qui aurait mérité des guillemets. Ici, à Royan, on appelle la grande plage, "la grande conche". Le mot ne figure pas dans le dictionnaire, c'est vrai, mais on peut trouver "conchoïde" : ayant la courbure d'un coquillage. Et justement, la plage de Royan est de forme arrondie... Ce doit être l'explication. Merci pour le commentaire.
pseudo : mentor
Une fin surprenante pour un texte tout en suspense et super bien écrit ! C'est un peu frustrant, mais bon, la qualité globale est telle... Pour ma part, j'aurais évité les guillemets inutiles, souvent. Quant au mot conche, je le découvre et ne comprends pas encore bien (le 1er me semblait synonyme de tronche, mais le 2ème ?)
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