Monsieur le Juge,
Je me permets de vous adresser ce courrier afin de vous faire part de quelques-unes de mes réflexions concernant « l'affaire Sérapian ».
Comme vous ne l'ignorez pas, je suis bien placé pour comprendre ce qui a pu se passer au domicile de M. Sérapian avant que les enquêteurs n'y découvrent son corps dans l'état que l'on sait.
Les policiers auxquels vous avez demandé certains devoirs d'enquêtes sont venus me voir il y a moins d'une semaine et ceux-ci ont pu compter sur mon entière collaboration. Je suppose que vous avez déjà pu prendre connaissance de leur rapport. J'ai répondu à toutes leurs questions avec bienveillance et précision. Je leur ai également expliqué les techniques de base utilisées pour la réalisation d'un sujet tel que celui qui nous occupe, et tel qu'il apparaissait sur les photographies anthropométriques qu'ils ont bien voulu me laisser examiner. Ces messieurs ont paru très intéressés par les détails que j'ai pu leur fournir. Cependant, je crois pouvoir affirmer qu'ils ne m'ont pas cru quant aux conclusions qu'il conviendrait de tirer de mon analyse, d'où ce courrier à votre attention. Je puis parfaitement comprendre la réaction de ces hommes car mes conclusions ne laissent guère le choix pour une résolution disons, plus ordinaire, de cette affaire. L'esprit cartésien du policier ne peut, sans doute, se satisfaire de ce genre de démonstration. Aussi j'ose espérer, Monsieur le Juge, que vous vous montrerez plus enclin à envisager l'éventualité d'une solution moins orthodoxe, même si celle-ci relève quelque peu du fantastique ! Je souhaiterais, en effet, vous éviter la recherche, d'avance stérile, d'un insaisissable autant qu'hypothétique assassin. Pour cela, je vais tenter de résumer ci-après ce que je sais et ce que je crois de cette affaire. Libre à vous de tenir compte de ces éléments pour votre instruction. Je suis parfaitement conscient que les conclusions auxquelles vous serez amené, du moins si vous tenez compte des informations contenues dans cette lettre, pourront vous paraître étranges. Croyez bien qu'elles le sont également pour moi.
J'ai appris le décès de M. Sérapian par le journal télévisé de vingt heures ainsi que par la presse du lendemain, du moins celle que j'ai pu consulter étant donné la situation où je me trouve. Le reportage consacré à cette affaire fournissait assez de détails macabres pour que je fusse certain de recevoir la visite d'enquêteurs dans les jours suivants. En effet, le nombre de suspects capables d'orchestrer une telle mise en scène est pour le moins réduit, et je fais incontestablement partie du nombre ! Comme je l'ai affirmé aux policiers, il ne doit pas y avoir plus de dix personnes suffisamment qualifiées, dans notre pays, pour réaliser un tel travail. Et encore ! En examinant les photos à la loupe, au vu de la précision des piqûres sous-axillaire, de la couture abdominale, du repiquage et du rembourrage des cavités exonérées, sans compter la finition oculaire absolument parfaite, je peux même affirmer que seules trois ou quatre mains auraient été capables d'arriver à un tel résultat !
Comme vous ne l'ignorez pas, Eugène Sérapian fut mon maître durant plusieurs années. Je fus, en vérité, son troisième et dernier élève. Mon apprentissage dura deux années complètes mais je restai à son service durant sept ans avant de le quitter pour m'installer à mon compte. Sans doute connaissez-vous également l'identité des deux compagnons qui m'ont précédé au « Repaire du Ventoux ». Je n'ai pas connu personnellement ces deux personnes, mais j'imagine qu'elles ont reçu le même enseignement que moi. Ces deux compagnons ont dû, eux-aussi, acquérir les connaissances et le savoir-faire de Maître Sérapian. Puis-je préciser ici que notre maître tenait son propre enseignement de Maître Ludiram à qui l'on doit, entre autres splendeurs, la remarquable collection du château d'Igneuville ainsi que la salle des massacres du Palais de Fauconnelle ? Maître Ludiram fut lui-même l'inventeur du point-croisé de fermeture, lequel fut repris comme signature par Sérapian et ses disciples successifs. Il était aussi un précurseur dans l'emploi d'un formaldéhyde spécial, qu'il améliorait au gypse, à l'alun et au talc selon une formule tenue secrète. Seuls Sérapian et les trois compagnons formés par ses soins, dont votre serviteur, bénéficièrent de ce savoir. À ce titre, le travail de Ludiram, tout comme celui de Sérapian ou le mien, ne saurait se confondre avec aucun autre !
Ces faits, Monsieur le Juge, nous autorisent à considérer cette affaire avec un œil d'expert. La profession de taxidermiste, comme toutes les professions, connaît ses besogneux et ses artistes. Nous sommes assez peu nombreux dans ce pays pour pouvoir reconnaître le travail de chacun en examinant nos productions respectives. Eugène Sérapian était sans conteste le plus habile, le plus perfectionniste et le plus artiste d'entre tous. Il égalait Ludiram dans le domaine des cervidés. Il le surpassait certainement pour ce qui est des animaux de compagnie que l'on naturalisait moins fréquemment à l'époque de son maître. Par contre, Igor Champion de Valenciennes, est un expert pour les sujets minuscules, ce qui soit dit en passant demande autant d'attention et de précision qu'un sujet imposant. Il ne saurait cependant rivaliser avec Pierre Maud, de Brest, qui est le spécialiste des sujets à plumes. Il faut savoir, Monsieur le Juge, que la plume, l'écaille et le poil se traitent de manière différente pour le rendu de la parure, et certains d'entre-nous sont évidemment plus spécialisés dans l'un ou l'autre domaine. Actuellement, l'exotique pose d'ailleurs de nouveaux problèmes, mais nous entrons là dans un domaine trop pointu pour être exposé ici. Je pourrais énumérer une douzaine d'artisans remarquables ayant chacun sa spécialité. Rémy Braecht de Strasbourg ne fait que le sanglier. Gildas Havar, de Paris, ne s'occupe que du chien et du chat. Charles Miscadet exerce quant à lui de la fouine à la tortue terrestre, mais il pratique peu la plume. Olivier Trasc est surtout demandé pour la faune aquatique. Ce sont tous des experts dans leur domaine. Personnellement, je me situe dans la droite ligne d'un Ludiram et d'un Sérapian. Je maîtrise leur technique à laquelle je sais ajouter, car telle est peut-être ma spécialité, une touche de dramaturgie dans la présentation finale. Les confrères taxidermistes qui me connaissent pourront vous confirmer mes dires. Je fus d'ailleurs choisi pour la restauration de plusieurs massacres de Fauconnelle, ce qui, me semble-t-il, est le gage de mon savoir-faire. L'on pourrait bien sûr citer ceux qui sont la honte de notre métier, qui exercent en grugeant les ignorants sur la qualité et la pérennité des œuvres, et qui bien sûr affichent des tarifs que ne saurait justifier un véritable respect de l'art naturaliste. Ceux-là, Monsieur le Juge, ne pratiquent qu'une sorte de rembourrage approximatif, utilisent des produits chimiques douteux, bâclent la finition et oublient, parce qu'ils sont incapables de s'en préoccuper, l'aspect esthétique dans la présentation du sujet. Il s'agit d'un métier qu'il n'est pas donné à n'importe qui de pratiquer du jour au lendemain. Il faut de sérieuses connaissances en anatomie, cela va de soit. Il convient de connaître diverses techniques ainsi que les produits appropriés, leur dosage et le tournemain qui ne se transmet que de maître à élève après de longs mois d'un apprentissage fort pénible. Avant d'en arriver à un résultat seulement acceptable, il faut en passer par de nombreux essais, erreurs et pièces ratées. L'expérience, dans notre profession, est un atout considérable et un gage de qualité. Enfin, il faut avoir de l'imagination, une sensibilité pour la matière travaillée, un certain sens esthétique, choses qui ne s'apprennent pas sur l'établi.
Selon mon analyse des photographies présentées par les policiers, pour pouvoir réaliser un sujet d'une qualité aussi exceptionnelle, j'affirme qu'il faut disposer des meilleures connaissances sur le sujet et se prévaloir de très nombreuses années de pratique ! Seuls les meilleurs d'entre les meilleurs auraient pu présenter ainsi notre regretté Sérapian. Cette naturalisation humaine, Monsieur le Juge, peut sans doute paraître monstrueuse aux yeux de certains. Il s'agit pourtant d'une œuvre remarquable, touchant presque au sublime. N'est-ce pas là, d'ailleurs, le meilleur hommage qui puisse être rendu à un maître artisan tel que Sérapian ? Pour ma part, je suis certain que c'est ainsi qu'il aurait souhaité que l'on s'occupât de son corps, et mon analyse, du moins je l'espère, vous persuadera tout comme moi de cette idée. Maître Sérapian était très âgé et physiquement sur le déclin, mais il était également au sommet de son art. Que lui restait-il à prouver dans ce domaine ?
Vous cherchez le meurtrier d'Eugène Sérapian ! Celui-ci, selon vous, serait une sorte de tueur sadique qui aurait transformé le corps de sa victime en sujet naturalisé. Puis-je vous suggérer d'examiner ce travail de naturalisation en tenant compte des précisions que je puis vous apporter ? Pour un expert tel que moi, les photographies sont en effet très révélatrices ! Ainsi, l'ouverture principale pour l'extraction des viscères fut pratiquée sur le flanc gauche et non au centre de l'abdomen. Ce détail s'explique par le fait que, le sujet n'étant pas exagérément poilu, la soudure terminale s'en trouve nettement moins visible sur le flanc qu'au centre de la pièce. Diverses ponctions (les petits points bleus) furent réalisées en différents endroits du corps. J'ai pu compter dix-sept localisations à partir des photos, mais il y a gros à parier que ce nombre pourrait être doublé si l'on examinait directement le corps à la loupe. La multiplication des points d'aspirations, qui correspondent également aux points d'injections subséquentes, est un signe de qualité pour le maintien de l'intégrité tissulaire externe. L'enchâssement de l'œil gauche fut quant à lui réalisé par glissade latérale suivie de rotation, et non par pression frontale comme l'indique la courbure du recouvrement orbiculaire. Seuls les véritables professionnels pratiquent de la sorte car l'opération est des plus délicates. Je vous suggère aussi de demander une analyse chimique précise du produit de conservation. Au vu de la légère coloration bistre de la peau au niveau du pli de l'aine et des coudes, il ne peut s'agir, selon moi, que du formaldéhyde amélioré au gypse, à l'alun et au talc selon la formule secrète de Sérapian. Sachant qu'il ne préparait jamais ce produit à l'avance et n'en disposait donc pas de stock, il faut en conclure que celui qui a fait ce travail connaissait aussi la formule. Enfin, les « points de crin » fermant les ouvertures par où furent introduits les extenseurs et les plisseurs (ceux visibles sur les photographies se situent aux articulations de la hanche, du genou et du pied), sont du type « croisé », ce qui correspond à la signature de la lignée de Ludiram : c'est-à-dire Sérapian lui-même, ses deux premiers apprentis et votre serviteur ! Voilà qui je le crois, Monsieur le Juge, réduit fortement le nombre des suspects dans cette affaire...
J'affirme qu'il n'existe pas une autre personne au monde capable de réaliser un tel travail. Les policiers m'ont informé que le premier compagnon-apprenti serait décédé depuis plusieurs années. Je puis ajouter qu'à ma connaissance, celui-là n'a jamais véritablement exercé le métier et qu'il n'a certainement pas transmis son savoir à d'autres personnes. Quant au deuxième, je sais qu'il exerçait dans le sud-ouest avant d'abandonner le métier pour raison de santé. Une affection rhumatismale le priverait d'un usage correct de ses mains, ce qui le rendrait totalement incapable de naturaliser ne serait-ce qu'un petit écureuil. Celui-là non plus n'a certainement pas transmis son art à un quelconque apprenti avant d'abandonner la profession.
En bonne logique policière, il ne reste donc que moi, Monsieur le Juge, pour prétendre à la réalisation d'un tel sujet ! Mais faut-il que la logique soit la seule orientation de votre réflexion ? Si, par extraordinaire, j'avais pu exécuter ce travail, chose qu'au demeurant je considérerais comme un privilège en même temps qu'un hommage rendu à mon vénéré maître, pourquoi n'aurais-je pas mené à son terme le processus de naturalisation du corps ? Pourquoi une aiguille-tranchet se trouve-t-elle encore dans l'une des mains de Sérapian ? Pourquoi le second œil de verre a-t-il été trouvé dans son autre main, plutôt que dans son orbite ? Et pourquoi tous ces miroirs autour et au-dessus du corps ? Je vous laisse conclure, Monsieur le Juge...
Je profite aussi de la présente pour vous demander s'il serait en votre pouvoir d'accélérer la procédure de ma libération conditionnelle. Cela fait quatre ans à présent que je croupis en prison, soit un peu plus de la moitié de ma peine. Je tiens à rappeler que, même si l'autopsie n'a pu le démontrer, je n'ai pas assassiné ma femme. Je l'adorais ! Et si j'ai naturalisé son corps, c'était simplement pour pouvoir la garder, pour toujours, auprès de moi.
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Style : Nouvelle | Par Thomas | Voir tous ses textes | Visite : 952
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Commentaires :
pseudo : Justine Mérieau
Tout d'abord, merci pour le sympathique message que vous m'avez adressé personnellement. Je vous remercie également d'avoir pris le temps de visiter mon site et quelques-uns de mes blogs. A mon tour, je suis heureuse de découvrir vos textes. J'ai toujours plaisir à lire des textes intéressants, bien tournés et ayant du style, cela change de ceux qui sont, hélas, sans réel intérêt. Alors, s'agissant des bons textes, (et pour ceux-là uniquement)on pourra bien sûr pardonner les quelques fautes d'orthographe, qui ne sont jamais que des fautes d'étourderie... D'autant qu'un auteur amateur doit, en principe, corriger lui-même ce qu'il écrit, et il n'est jamais évident de demeurer objectif concernant sa prose. Si les écrivains n'avaient pas de correcteurs, beaucoup de livres seraient truffés de fautes, de lourdeurs, de répétitions, d'erreurs ! Amicalement.
pseudo : mentor
Très bon ! J'adore l'humour de ce texte et ses tournures à l'ancienne. Une seule toute petite faute dans cet excellent français, c'est vraiment peu, bravo aussi pour ça. Mon seul bémol : l'entrée en matière est peut-être un peu longue, on comprend en effet assez vite qu'il va s'agir d'un sujet humain. ;-)
pseudo : BAMBE
Excellent texte, une plume de maître, bravo et coup de coeur.
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