Le cabinet su docteur Rudolf Keller était situé au premier étage de l'hôpital et la fenêtre donnait sur un magnifique jardin arborisé, où la plupart des patients passaient de longues heures à s'y promener. De grands massifs de tulipes et de jonquilles entouraient un petit étang creusé au milieu du parc, au dessus duquel voltigeaient papillons et libellules. Un véritable petit paradis terrestre aménagé afin que les patients s'y sentent bien et puissent y retrouver goût à la vie. Certains s'y sentaient même trop bien et n'avaient plus envie de quitter ce havre de paix. Il suffisait que leur médecin juge qu'ils aillent mieux et prévoit leur sortie imminente pour qu'ils rechutent dans une sévère dépression ou autre trouble psychosomatique.
Le médecin joignit les mains sous son menton et dévisagea son patient avec une acuité visuelle renouvelée, au dessus de son ample dossier qui empestait le cuir neuf.
- Depuis combien de temps n'avez-vous plus mis le nez dehors, monsieur Brant ?
Il y eut un long silence, puis Loris balbutia entre ses lèvres :
- Un peu plus de treize ans.
Le médecin esquissa un petit sourire de dépit. Le papillotement imperceptible et spasmodique de ses iris trahissait une intense réflexion.
- Et... Pouvez-vous me dire ce que vous avez fait durant toutes ces années ?
Loris se tenait bien droit sur sa chaise, ses yeux roulant de droite à gauche, prêt à s'enfuir à la moindre alerte. Avec ses longues oreilles décollées, ses longs cheveux gras tirés en arrière par une queue de cheval et ses yeux rouges de fatigue, il faisait penser à une souris albinos ayant flairé la présence d'un chat.
- Je suis resté chez moi, docteur. Enfermé à double tour dans mon appartement.
Silence trouble. Le médecin s'enfonça dans son fauteuil.
- Mais il a bien fallu qu'à un moment ou à un autre vous sortiez de chez vous ; ne fût-ce que pour faire des courses ?
Le visage de Loris s'éclaira.
- En fait, j'ai tout prévu docteur ! J'ai placé un meuble devant ma porte d'entrée dans lequel on vient livrer mes provisions à domicile. Un petit buffet en pin clair avec deux portes. Vous savez, comme ces meubles à chaussures que l'on trouve souvent à l'entrée des appartements...
Le médecin toussa et acquiesça de la tête. Loris se racla la gorge et poursuivit :
» Je fais donc mes achats sur internet et un livreur vient déposer ma commande dans ce meuble deux fois par semaine. Je règle tout avec carte de crédit, pas besoin d'argent en liquide. Ensuite, j'attends le milieu de la nuit - Afin d'être sûr qu'il n'y ait plus personne dans le couloir - et je m'empare de mes victuailles. Ni vu ni connu.
- Je vois, fit le médecin, perplexe. Mais comment subvenez-vous à vos besoins ? Vous avez besoin d'argent pour payer vos achats.
Le silence retomba hermétique et froid durant quelques instants puis le jeune homme passa une main dans ses cheveux, l'air gêné.
- Eh bien au début, je possédais un peu d'oseille. Un héritage de ma mère, vous comprenez. Mais par la suite, vu que cet argent a commencé à fondre comme neige au soleil, j'ai monté un petit business sur le net. Oh, je ne roule pas sur l'or ! Mais cela me permet néanmoins de payer mon loyer et de me caler les joues. Et comme je ne sors pas et que je ne possède pas de véhicule, j'ai peu de frais.
Loris jeta un coup d'œil craintif vers la fenêtre. La lumière crue du soleil qui perçait à travers les rideaux peignait une petite bande lumineuse sur le visage grave du psychiatre, sur lequel retombaient quelques mèches de ses cheveux blancs.
- Mais à quoi occupez-vous vos loisirs, Monsieur Brant ?
- J'écris. J'accouche de nombreux poèmes et nouvelles. La dernière en date s'intitule « La turpitude des anges » Elle relate l'apocalypse, la fin du règne de l'homme sur cette terre. Cette histoire est basée sur un rêve que j'ai fait le jour de mes trente-trois berges, un rêve prémonitoire. Je crois dur comme fer au langage des rêves.
Le médecin prit quelques notes en souriant des propos de son patient.
- Et n'avez-vous pas quelquefois envie d'aller faire un tour dehors ? De vous promener en contemplant la nature par exemple ?
Le jeune homme se pencha au dessus du bureau et fixa le psychiatre droit dans les yeux.
- Jamais docteur ! Juré craché ! Savez-vous ce qui vous attend à l'extérieur ? La pollution, les rayons nocifs du soleil qui vous grillent la peau et provoquent le cancer, les tiques qui peuvent vous filer une méningite, le moustique d'Afrique qui peut être le vecteur de terribles maladies...
Le jeune homme fit une pause avant de reprendre son récit.
» Sans compter le risque de vous faire buter par des loubards ou écrabouiller par un chauffard. Plus rien n'est sûr de nos jours !
Le médecin eut un léger pincement au coin de la bouche mais ne se prononça pas. Il se mit à respirer lentement, de plus en plus profondément, comme un athlète se concentrant avant l'effort. Puis il se jeta à l'eau.
- Et les femmes, Monsieur Brant ? N'avez-vous jamais eu le désir d'entretenir une relation avec une femme ?
Loris se leva si soudainement que le médecin eut un sursaut de surprise. Il se mit à tourner comme un lion en cage, arpentant la pièce de long en large.
- Bon sang docteur ! Êtes-vous conscient de toutes les saloperies que l'on peut attraper en baisant ? La syphilis, la gonococcie, l'hépatite, l'herpès, le sida... Sans compter tous les emmerdes que vous aurez si vous mettez une femme en cloque ! Que croyez-vous ? Je ne suis pas fou !
- Oui, mais il existe les préservatifs ! répliqua le médecin en triturant son stylo.
- Mouais. Parlons en des capotes ! Les usines qui les fabriquent se sont décentralisées en Corée ou dans les pays de l'est afin d'économiser la main d'œuvre et de payer leurs employés avec un bol de riz. Et croyez-vous qu'ils prennent le temps de les contrôler ? Moi je vous le dis docteur, rien n'est fiable de nos jours ! On fabrique en masse au détriment de la qualité. Je vous cite un exemple : je me suis fait livré un lecteur DVD qui m'a claqué dans les mains juste après la garantie ; alors que le vieux téléviseur de ma mère marche encore après plus de vingt ans ! Tout est fait pour vous pousser à dépenser votre blé.
Le médecin se leva à son tour et se dirigea d'un pas lourd vers la fenêtre, comme pour marquer une pause. Il écarta les rideaux et jeta un coup d'œil dehors, la mine défaite. Puis il revint s'asseoir en face de son patient qui avait à nouveau prit place devant son bureau. Malgré ses trente ans d'expérience, jamais il n'avait eu affaire à un tel énergumène. Il se mit à scruter son visage d'une pâleur cadavérique.
« Ce n'est pas étonnant, pensa-t-il. Sa peau n'a plus été exposée au soleil depuis plus de... Treize ans ! »
Le toubib se rappela soudain d'un truc incroyable : Il s'était un jour aventuré dans un lac souterrain en bateau, à l'intérieur d'une grotte, et les truites qui évoluaient dans ces eaux cristallines et peu profondes étaient devenues blanches. Toutes blanches. Leurs écailles s'étaient dépigmentées, ne captant plus la lumière du jour. Et il y a fort à parier que ces poissons étaient devenus également aveugles. Mais le drôle de type qui lui faisait face ne ressemblait pas à une truite, mais plutôt à un rat mouillé. Un rat albinos qui vient de passer sa vie entière dans les égouts de la ville et qui contemple pour la première fois la clarté du jour d'un air perdu.
- Qu'y a-t-il docteur ?
- Rien, je...
- Alors pourquoi me fixez-vous comme ça ? Je vais bien, je vous assure !
Le psychanalyste leva les yeux, reposa son stylo, et croisa les mains sur son bureau en soupirant.
- Ne me dites pas que personne n'est jamais venu chez vous tout au long de ces années ?
Le jeune patient plongea dans une réflexion intense, puis son visage s'illumina :
- Si, une fois ! J'ai dû faire venir un technicien pour réparer mon frigo.
- Ah ! s'exclama le médecin les yeux brillants.
- Oui, mais je lui ai signalé que je serais absent et j'ai déverrouillé la porte d'entrée afin qu'il puisse pénétrer chez moi à l'heure convenue. Il est resté environ deux heures, durant lesquelles je me suis planqué dans les toilettes. Assis sur le trône à poser ma pêche, docteur. Ensuite il est reparti, laissant la facture sur la table de la cuisine. Et vous savez ce que j'ai fait ensuite ?
- Non...
- J'ai dû aérer entièrement l'appartement ! Son odeur, vous comprenez ? Il portait l'un de ces parfums bon marché que l'on trouve dans les grandes surfaces. Et ce n'est pas sain ces senteurs chimiques dans un appartement. Cela peut vous donner des allergies.
Le sourire du médecin retomba comme un soufflet. Il reprit son stylo et gribouilla à nouveau quelques annotations.
- Et votre famille ? Vous avez bien de la famille qui s'est inquiétée de vous durant ce laps de temps ?
- En fait, non. Cela peut vous paraître bizarre, mais je suis fils unique et mes parents sont partis rejoindre le Saint-Père depuis déjà un bail ! Et comme j'ai perdu contact avec le reste de ma famille... Ils croient que je glande toujours chez les Ricains.
- Chez les Ricains ?
- En Amérique du sud si vous préférez. Il y a quinze ans, je me suis tiré au Brésil pour participer à une œuvre humanitaire.
Les yeux du médecin s'agrandirent.
- Mais alors, vous avez voyagé ? Vous avez aidé des gens ?
- Oui, mais là-bas, j'ai failli passer l'arme à gauche ! Le jeune homme brandit son poignet sous l'œil incrédule du médecin.
» D'une morsure de serpent. La forêt amazonienne est bourrée de ces sales bestioles, vous savez ? Mais il y en a aussi dans la mer. Il parait même que ceux qui sont dans la mer possèdent un venin entre dix et mille fois plus puissant que les serpents terrestres.
- Je vous crois, fit le médecin d'un air désappointé. Pour en revenir aux relations humaines, n'avez-vous jamais eu envie de compagnie ? En dehors des relations sexuelles, bien sûr !
Le jeune homme fut à nouveau aux aguets et le médecin se demanda s'il allait à nouveau bondir de sa chaise pour arpenter à la pièce de long en large.
- Que voulez-vous dire ? S'empressa-t-il de demander.
- Je veux dire par là, n'avez-vous jamais eu envie de tisser un lien d'amitié avec quelqu'un ? Comme pour jouer une partie d'échecs par exemple. Vous êtes quelqu'un de très intelligent...
Le jeune homme esquissa un pâle sourire et se reprit appui sur le dossier de sa chaise en croisant les mains devant lui.
- Non, jamais.
- Et pour quelle raison ?
- Croyez-vous en Dieu docteur ?
Le psychiatre parût gêné. Non pas par rapport à ses convictions religieuses, mais il n'aimait pas qu'on lui réponde par une autre question.
- Oui, enfin je...
Loris plaqua une main sur sa poitrine.
- Eh bien moi, je crois en Dieu ! Et c'est peut-être là le grand problème des relations humaines. Durant toutes ces années, j'ai eu le temps de lire la bible plusieurs fois, vous savez ?
- Qu'entendez-vous par là ? Que les gens ne respectent pas vos croyances ?
Loris se pencha sur le bureau, comme s'il voulait révéler un secret à son interlocuteur de la plus haute importance.
- Savez-vous que la majorité des humains sont dans le pêché et sont condamnés à finir au purgatoire ? Lier une relation amicale avec eux, c'est prendre le risque qu'ils vous entraînent dans les limbes ou le feu éternel... Le salut de notre âme est très certainement le plus grand trip qui soit ! Je vous le dis à vous car vous être un type bien. Alors pour l'amour du ciel, ne finissez pas comme eux !
Le médecin eut un mouvement de recul et se renversa dans son fauteuil, les yeux écarquillés. Il perdit soudainement toute sa contenance et parut d'un seul coup dix ans de plus.
- Bon écoutez, dit-il d'une voix rauque en lâchant son stylo. Je crois qu'il est préférable que nous reprenions cet entretien demain.
Le psychiatre saisit le téléphone et appuya frénétiquement sur les touches. Quelques minutes plus tard, deux infirmiers se précipitèrent dans la pièce pour entraîner son patient dehors. Juste avant de sortir, Loris adressa un dernier regard au médecin avec un étrange sourire au coin des lèvres.
« Et n'oubliez pas ce que je vous ai dit, docteur ! »
Ce soir là, en regagnant son domicile, le docteur Keller prit soin de bien verrouiller la porte d'entrée derrière lui.
Et il ne l'ouvrit plus jamais.
FIN
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Style : Poème | Par dextroman | Voir tous ses textes | Visite : 742
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Commentaires :
pseudo : Isalou
J'aime beaucoup cette nouvelle très originale, très bien rédigée, qui met finement en lumière tout un questionnement sur de nombreux problèmes de société.
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