« Insomnie. Singulier état où l’acuité des sens s’accroît, où les souvenirs s’accumulent jusqu’à devenir parfois intolérables, où le temps qui s’écoule pourtant au ralenti permet à la pensée de galoper follement. » [ Y. Naubert ]
Ce soir, dans cette nuit noire où mes pas sont absorbés par l’obscurité, je ne suis plus qu’une imitation fade de moi-même. Mon ombre sur les murs, à la lumière des réverbères, ressemble à ces ombres chinoises tordues et tourmentées. Je marche à travers les rues. Il est minuit passé et le sommeil m’a abandonnée. J’ai dans la tête des notes de piano qui jouent, une musique douce qui martèle mon crâne, des idées noires à faire pâlir les nuages un jour d’orage. Le bruit de mes talons résonne dans la ruelle. Ils rythment le piano. La fraîcheur qui règne est enivrante. Elle paralyse mes mains; je ne sens plus mes articulations. Quelle meilleure manière de disparaître que de ne plus sentir ce que l’on est, ce qui nous constitue? J’inhale cette solitude entière, totale qui m’engouffre dans un monde rare, un monde apparent à ceux qui observent, qui ouvrent les yeux. L’anxiété me quitte et je suis à présent totalement éveillée malgré la fatigue. Le piano dans ma tête joue toujours. Il n’y a personne. Me voilà au milieu de nulle part. les lumières de la villes ressemblent à des étoiles. Ici, on confond jusqu’à ciel et terre réunis. La route au milieu des champs me paraît être un pont immense et les champs ressemblent à la mer: on n’en distingue rien. Peut-être, me dis-je, ai-je disparue? Peut-être que je ne suis plus qu’une âme en errance? L’air me semble irrespirable.
J’entends des noms qui se bousculent dans ma tête, ces personnes ayant façonné ma vie. Des bribes de conversations, d’images me reviennent en mémoire. Les aéroports vides à la recherche de mon père. Gamine de 8 ans. « Papa! Papa! » La personne se retournait toujours, mais ce n’était jamais mon père. J’ai cru voir en chaque étranger aux cheveux noirs et un début de calvitie la personne de mon père. Je m’appuyais aux vitres séparant les arrivants des départs, sondant chaque adulte qui passait devant moi. Seule au milieu d’une centaine de personnes.
Je n’ai plus eu de père à partir de 5 ans. J’ai été abandonnée. Du moins l’ai-je vécut comme ça. Je n’ai jamais compris comment un homme pouvait partir à l’autre bout du monde alors qu’il a un enfant. On n’a pas idée de faire ce genre de chose. J’appelle ça un abandon: j’existais, j’avais le droit à un père. Maintenant je fais comme ci cela ne m’avait jamais atteinte. Après tout, on grandit très bien sans père.
Il y a peu de temps, j’ai eu le droit à un discours très spécial. Pour ma majorité. « Parfois, tu me manques. Mais ce n’est pas comme si tu étais vraiment ma fille. »
Charmant.
Que fait-on quand on a 8 ans et son père en Chine? Que l’on sait qu’il fait sa vie là-bas? Qu’il va avoir, par la suite, deux autres filles dont il s’occupera comme il ne s’est jamais occupée de la première? Quand on voit son père une fois par an?
Oh mais, à 8 ans, on ne peut pas réaliser, on est trop jeune, on s’en moque. Ce serait tellement simple de dire ça. Voilà ce qu’une fillette de 8 ans voit, à travers ses yeux d’enfants:
Imaginez une gamine, assez mince, élancée pour son âge, châtain. Elle parle seule à une photo dans un cadre qu’elle a elle-même fabriqué pour cette photo, avec un lapin autour parce que, les lapins, c’est ce qu’elle préfère. Chaque soir elle parle à ce cadre. Sa mère doit répondre chaque jour à des questions gênantes, ou perturbantes. « Maman, pourquoi papa est parti? Dis, tu crois qu’il m’aime quand même hein? Il m’aime quand même? » Chaque soir elle demande si elle pourra téléphoner demain mais le téléphone, ça coûte cher. Alors on va attendre que papa appelle. Et une fois le téléphone dans la main et la voix au bout du fil, on parle de météo. « Ici, il fait beau. Je te rappelle dans une semaine. Bisous. »
J’ai 18 ans. En 13 ans, mon père ne m’a jamais prise dans ses bras, a dû me dire 5 fois qu’il m’aimait. J’ai dû le voir 26 fois. En 18 ans, je n'ai presque jamais parlé de mon père.
Je n’ai jamais compris ce que j’avais fait.
Et ce soir mes pas dans la nuit ne m’amènent nulle part. Je n’arrive juste pas à dormir. C'est mon tabou, mon jardin secret, la fleur du mal.
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Style : Pensée | Par Zarathoustra | Voir tous ses textes | Visite : 3085
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Commentaires :
pseudo : italogreco
ton histoire et touchante, au moin ton père te l as dit...moi il ne me l a jamais dit même si je le voyais tous les jours....et je ne comprendrai jamais pourquoi il me d a jamais dit....une très belle lecture merci
pseudo : lutece
Ton texte est émouvant! Moi non plus je ne peux comprendre qu'on abadonne un enfant! CDC et courage
pseudo : Cécile Césaire-Lanoix
Un texte poignant que je clique d'un puissant coup de coeur. Prends soin de toi.
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