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La faute à pas de chance ! par tehel

La faute à pas de chance !

Le rai de lumière, reflété par le miroir placé obliquement dans la cheminée reliée au soupirail, vint frapper ses paupières closes et finit par la réveiller. Ann s'étira à la manière des chats, de tout son long, en tendant les jambes et les bras et en repoussant la couette nauséabonde au bout de ses pieds nus.

L'homme n'allait plus tarder avec le repas et ses pilules.

Sur le mur défraîchi, le poster froissé n'avait pas bougé de place, Angus et Bon étaient toujours pareils, un peu moins colorés sans doute, à l'image des lettres AC~DC qui semblaient exploser hors du décor.

Une fois – quand était-ce encore? Ann ne savait plus, cela datait de très longtemps déjà, si longtemps qu'elle avait fini par arrêter de compter mentalement les jours qui passaient – une fois, elle avait arraché le poster du mur, elle l'avait roulé en boule et l'avait jeté dans un coin, sous la petite table bancale qui lui servait à la fois de bureau et de table pour prendre son repas quotidien. Quand l'homme était entré dans la cache, d'emblée il avait remarqué le poster manquant, il avait alors lâché le plateau pour retirer la ceinture des passants de son pantalon et la battre à sang, jusqu'à ce que sa colère finisse par s'estomper. Sans le moindre mot, il avait renfilé sa ceinture et ramassé le poster qu'il avait ensuite soigneusement déroulé et recollé à sa place originelle. La lourde porte de béton s'était ensuite refermée pour plusieurs jours.

AC~DC, Ann ne connaissait que de nom, ce n'était pas le style de musique qu'elle écoutait jadis et jamais, jusqu'à ce qu'elle se décide à amadouer l'homme en le questionnant au sujet du poster, elle n'avait entendu une seule de leurs chansons.

- J'aimerais écouter un de leurs succès ! avait elle dit cette fois-là en pointant de l'index le fameux poster, tandis que Sprimont, c'était son nom, déposait sa pitance sur l'espèce de table. Elle s'était adossée au mur, avait replié les jambes contre sa poitrine et courbé l'échine par peur des représailles car il lui avait strictement interdit de parler ou d'émettre un seul son !

Tout d'abord l'homme s'était brusquement arrêté dans son geste, surpris et stupéfait par la requête de la jeune femme. Puis, il s'était retourné si rapidement qu'elle avait cru qu'il allait de nouveau la fouetter, mais en lieu et place il avait arboré un sourire et ses yeux noirs s'étaient exceptionnellement ouverts grand pour dévoiler tout leur éclat bleuté.

- Vraiment? cela te ferait plaisir?

Ann avait acquiescé en hochant la tête. Sprimont était aussitôt ressorti, oubliant de refermer la porte, mais avant même qu'elle ne réalise toute l'opportunité qui s'était offert à elle, il avait fait demi-tour, avait poussé la porte et abaissé le système de verrouillage. Au bout de quelques minutes, il était revenu avec un vieil appareil audio à cassettes. Un lecteur de cassettes comme on n'en faisait plus, un de ces gros magnétophones avec deux énormes haut-parleurs incrustés dans les flancs qui semblait peser une tonne. L'homme avait ensuite extrait de ses poches deux paquets de grosses piles électriques qu'il avait logées dans à l'arrière de l'appareil et puis il avait appuyé sur la touche play en observant la réaction de la fille.

Des sons sourds et distordus de cloches sortirent des baffles et aussitôt, l'homme était entré en transe. Il s'était mis à remuer le haut de son corps d'avant en arrière en hochant doucement de la tête, un peu comme les indiens lors de leurs incantations, puis, au fur et à mesure, il avait bougé de plus en plus vite. Pour ne pas le frustrer et pour entrer dans son jeu, Ann l'avait imité en copiant ses gestes, elle aussi, s'était mise à dodeliner de la tête et à vaciller d'avant en arrière au rythme de la musique. Lorsque Brian Johnson se mit à hurler, Sprimont se leva d'une traite et mima les paroles en dévorant Ann de ses yeux hagards et profonds. Ses grosses mains pleines de doigts jouaient d'une guitare électrique invisible. Ann n'avait pas eu peur, plus rien ne lui faisait peur depuis longtemps, elle avait juste été surprise et pour ne pas déplaire à son geôlier, elle avait continué ses simagrées en bougeant sur le tempo de la chanson Hell's bells.

Soudain l'homme avait arrêté le magnéto, comme pressé. Il avait saisi l'appareil sous son bras et avant de repartir il s'était retourné vers sa victime et lui avait craché: - tu mens très mal ! tu fais mal semblant sale pute ! et puis il était reparti en refermant la porte de béton.

Puis il était revenu, il l'avait tirée par les cheveux et jetée au sol et il l'avait fouettée jusqu'à ce que sa ceinture finisse par céder sous la violence des coups. Ann s'était évanouie, le corps meurtri d'entailles profondes et d'ecchymoses monstrueuses.

Sprimont disparut cette fois-là encore pour trois ou quatre jours, la délaissant à son triste sort, la laissant sans soin, sans nourriture avec pour seule boisson un petit seau d'eau pas très propre.

Ce fut sa première et dernière tentative de tromper son ravisseur.

Que faisait-il à présent, il sembla à Ann qu'il était en retard. Elle ne pouvait en jurer car elle n'avait pas de montre et donc aucune notion du temps qui passait. Mais son ventre, depuis le temps habitué, criait famine, ce qui signifiait qu'il était l'heure de manger.

Mais l'homme n'arrivait toujours pas.

22 mois plus tôt, Sprimont l'avait enlevée à la sortie du supermarché. En pleine journée. Sur le parking. Personne n'avait remarqué quoi que ce soit.

Elle s'en souvenait comme si c'était hier et pourtant c'était 22 mois auparavant.

Elle venait de rompre avec son petit ami, Axel, et pour se changer les idées, elle était allée faire du lèche-vitrines au supermarché en ville.

Sans savoir comment ni pourquoi, lorsqu'elle avait introduit la clé dans la portière de son automobile, elle avait soudain été happée par une paire de solides bras, pareils à des mâchoires d'étau, et puis elle avait failli étouffer quand l'éponge nauséabonde que Sprimont comprima sur sa bouche vint l'anesthésier.

Le reste, elle l'avait zappé. Le trou.

C’est peu après qu’il avait commencé à la droguer. Avec de petites pilules jaunes. Deux. Des calmants ou des somnifères, Ann n’en avait aucune idée, tout ce qu’elle savait c’est qu’elle n’avait pas le choix, elle devait les prendre journellement et d’ailleurs, à force, elle en était devenue accro, ces petites pilules jaunes étant devenues sa seule échappatoire virtuelle à l’enfer qu’elle vivait.

Elle s'était réveillée là, dans cette pièce aménagée en sous-sol semblait-il, 12 mètres carrés de béton armé avec un trou sur une face qui donnait sur une buse reliée au soupirail situé plusieurs mètres plus haut. L'aération et la lumière reflétée via deux miroirs, à l'instar d'un périscope. Un lit, un matelas, une couette, un oreiller, une petite table et une grosse brique en guise de chaise. Il n'y avait, hormis le poster d'AC~DC et un seau pour ses besoins, rien d'autre dans sa prison.

Au tout début, Ann avait cru que l'homme l'avait enlevée pour exiger une rançon, puis, quand le lendemain il la viola pour la toute première fois, elle cru qu'elle avait affaire à un pervers, un serial killer qui allait l'égorger le lendemain ou le surlendemain, mais avec les jours qui passaient et les semaines ensuite, elle comprit que jamais l'homme n'avait eu l'intention de la relâcher un jour ou l'autre. Il l'avait enlevée parce qu'il avait envie et besoin d'elle et il se l'était appropriée et personne n'en saurait jamais rien.

Cela faisait bien longtemps que les recherches à son sujet avaient cessé, même son souvenir avait en partie péri au fil du temps. Axel avait fini par se marier et on avait enterré sa mère, épuisée de chagrin, aux côtés de son père, parti depuis longtemps. Son emploi de secrétaire avait été confié à une autre et son appartement reloué.

C'était la faute à pas de chance ! Ann s'était trouvée au mauvais endroit, au mauvais moment. Sprimont n'avait rien prémédité à son sujet, à la recherche d'une proie, il déambulait, à 50km de chez lui, dans les rues de cette petite ville qu'il ne connaissait que très peu, et puis il était tombé sur la jeune femme qui sortait du magasin et il l'avait suivie jusqu'à sa voiture et finalement il l'avait enlevée. Des mois auparavant il avait conçu une cache, une espèce de niche en plus grand, pour laquelle il avait complètement démoli, puis aménagé sa cave et creusé plus bas encore. Le tout en blocs de béton assemblés derrière une bonne couche de plaques de comprimé isolant, il avait prévu une aération et une porte de même facture, montées sur pivots qui se refermait à l’aide d’un lourd et puissant verrou métallique dissimulé derrière une étagère. Sans autre perspectives, juste au cas où… et le cas c'était présenté, ça avait été Ann. Un coup improvisé mais un coup parfaitement réussi !

A raison d'une ou deux fois par semaine, Ann calculait d'après son rythme menstruel, l'homme la violait. Si au début elle s'était débattue farouchement, avec le temps, elle avait appris à collaborer et à mimer pour accélérer la chose. Et cela fonctionnait. Son calvaire durait de la sorte moins longtemps et parfois même avait-elle droit à une récompense: tantôt un gâteau, tantôt un soda, une autre fois un vêtement propre et neuf. Sa soumission totale à son geôlier lui rapportait finalement presque toujours quelque chose de positif.

L'homme ne parlait que très peu. il ne lui avait rien expliqué ni avoué, quoi que ce soit. Sournois et taiseux, une fois par jour il la nourrissait, remplaçait son sceau à besoins, la fournissait en papier toilette et veillait à ce qu'elle ne manque pas d'eau potable. Puis il disparaissait pour ne revenir que le lendemain ou quand une envie sexuelle le prenait.

Du tréfonds de ses entrailles de petits borborygmes s'élevèrent, lui rappelant qu'elle avait faim. Sprimont était en retard, cela ne lui ressemblait pas; d'autant qu'elle n'avait pas été "punie" et qu'hier encore elle s'était entièrement soumise à ses ardeurs bestiales.

Quand était-ce la dernière fois où il avait été en retard? Ann s'en souvenait très bien, c'était des siècles passés, en fait l'hiver dernier, lorsque Sprimont avait fait une chute sur un trottoir verglacé et qu'il s'était méchamment foulé la cheville. On l'avait emmené d'office aux urgences pour l'y soigner et il n'en était sorti que tard le soir. Cette fois-là l'homme avait eu plus de douze heures de retard et Ann avait réellement cru qu'il l'avait abandonnée là, seule et ignorée de tous, pour toujours. Elle avait même, à cette époque, eu l'impression d'avoir des sentiments pour son geôlier, elle s'en souvenait parfaitement, l'homme lui avait manqué, un peu comme un amour perdu peut véritablement torturer l'esprit et puis il y avait également le manque de ses pilules quotidiennes ...

Ann l'attendait impatiemment, comme une femme amoureuse attend son amant, comme une chienne affamée guette le retour de son maître, comme une toxico attend sa dose. Elle se mordillait les lèvres et se triturait les doigts en essayant de songer à autre chose, mais rien n'y faisait, dans sa tête, les événements les plus improbables se chahutaient en entremêlant pour l'inquiéter et la perturber au plus profond de son for intérieur. Et s'il ne revenait plus?!? voilà la question récurrente qu'elle se ressassait en boucle.

C'était la faute à pas de chance ! Depuis qu'elle était là, dans sa prison souterraine, jamais encore elle n'avait entendu une autre voix que celle de Sprimont, pas une visite, pas un voisin qui était venu, aucun bruit extérieur, rien, nada, nothing ! Juste Sprimont et elle. Le reste du monde avait certes dû disparaître pour toujours.

C'était la faute à pas de chance ! Ann était là, victime de son enleveur, victime des circonstances, victime tout simplement en un mot.

C'était la faute à pas de chance, et pour cause !

La veille au soir, une heure avant la fermeture des commerces, Sprimont avait discrètement sortit son utilitaire 4x4 du garage.

Bien que la maison la plus proche se situait à perte de vue, l'homme procédait toujours de la même manière. Pour ne pas être repéré, il prenait sans exception un tas de précautions pour ne pas se faire remarquer et il en allait de même pour certaines courses, comme cette fois-là il s'était aperçu qu'il devait en faire et qu'il devait ramener à Ann des serviettes périodiques, aussi, pour n'éveiller aucun soupçon, l'homme se rendait alors dans un supermarché d'une ville voisine, il choisissait toujours une heure d'affluence pour s'approvisionner et faisait en sorte de passer la caisse dans le plus grand anonymat possible.

Il avait donc roulé très vite pour parcourir les 20 kilomètres qui séparaient son domicile du magasin, il avait stationné son véhicule sur le parking, un peu à l'écart pour ne pas se faire repérer, et il était entré, sa liste de courses à la main, un panier dans l'autre.

Quelques sucreries, une viande préemballée sous cellophane, un pain frais coupé en fines tranches, du beurre, du lait, un paquet de serviettes hygiéniques, du papier de toilette, un morceau de gruyère en bloc, un magasine féminin (qu'il allait d'office jeter en ressortant), un déodorant et un pack de six bières.

Comme d'habitude, ni la caissière, ni les clients précédents ou suivants n'avaient relevé le moindre détail intriguant, Sprimont avait franchi la caisse et le sas, il avait pris soin de se débarrasser du magasine "people" qu'il avait acheté en sus des serviettes, comme une espèce d'alibi supplémentaire, dans la poubelle la plus proche, puis il était remonté à bord de son 4x4 pour retourner paisiblement chez lui.

C'était la faute à pas de chance !

Ann n'avait jamais eu de chance dans sa courte vie, c'était ainsi, elle était née sous une mauvaise étoile, à l'inverse de certains qui bénéficient de la protection des cieux quoiqu'ils puissent faire, la pauvre jeune femme avait toujours été victime du mauvais sort.

C'était la faute à pas de chance !

C'était aussi la faute à ce putain de camion qui avait déboulé de nulle part pour venir emboutir le 4x4 de Sprimont de plein fouet en lui refusant une priorité de droite.

Le crash !

Quand le chauffeur du poids lourd reprit conscience, allongé sur la civière que des ambulanciers enfournaient dans leur véhicule, l'officier de police debout à ses côtés lui fit comprendre que l'autre chauffeur n'avait pas survécu au choc et que les pompiers s'affairaient toujours à dégager des décombres de tôle froissée les restes de son corps écrabouillé.

Sprimont n'avait sans doute pas souffert, tout au plus l'espace de quelques secondes. La collision avait été d'une violence telle que l'avant de son véhicule s'était littéralement enfoncé en accordéon pour venir comprimer et ensuite exploser ses membres et ses viscères en un clin d'œil. Le pauvre homme n'avait sans doute pas eu le temps de réaliser ce qui venait de se produire, mais en réalité tout le monde s'en fichait pas mal et si d'aucun avait su toute la vérité à son sujet, cela aurait été finalement tant mieux.

C'était la faute à pas de chance !

Le constat de l'accident avait duré toute la nuit. On avait relevé les traces au sol, analysé le tableau de bord du poids lourd, relevé les compteur et tachygraphe, interrogé un témoin, questionné les urgentistes au sujet de l'état du chauffeur, relevé les papiers de Sprimont, vidé l'épave de son véhicule et puis le lendemain matin, sans que personne ne s'en aperçoive, une patrouille de police s'était présentée chez le défunt. Bien évidemment, personne n'était venu ouvrir, Sprimont était célibataire, le registre national signalait qu'il vivait seul, et aux traditionnelles questions posées au voisinage, aucune réponse n'aurait pu éveiller le moindre soupçon. Sprimont était invalide, il ne travaillait plus depuis des années, il résidait seul dans a maisonnette dont il était propriétaire depuis des années et ne laissait finalement derrière lui aucune famille, aucun héritier.

Si l'officier de garde cette nuit-là, avait pris la peine d'analyser plus sérieusement le sac de marchandises de Sprimont, il aurait certes relevé le paquet de serviettes hygiéniques, s'il avait encore regardé le ticket de caisse, il aurait aussi vu qu'un magasine typiquement féminin manquait à l'inventaire des objets recensés, et s'il s'était souvenu des avis de recherche, il aurait certes fait le rapprochement entre le 4x4 et le véhicule suspect qui avait été vu aux abords du supermarché voisin où Ann Mitchell avait disparu. Mais, c'était la faute à pas de chance, il n'en fut rien.

Ann Mitchell – du moins ce qui restait de son corps recroquevillé, desséché et squelettique – ne fut découverte que 6 mois plus tard, lorsque les scellés de la porte de l'habitation furent levés, et que la première visite de l'expert de la ville eut lieu dans le cadre de la mise en vente pour le Fonds d'aide aux nécessiteux sous l'égide de la Ville, légalement héritière de Sprimont.

C'était la faute à pas de chance ! Le cas d'Ann Mitchell fit la une des journaux deux semaines durant, puis son nom retomba dans l'oubli comme il l'avait quasi toujours été.

Pour la petite anecdote, en arrivant les premiers sur place, les ambulanciers crurent entendre Sprimont prononcer quelques mots incohérents au sujet d'une jeune femme chez lui, mais ils n'entendirent pas clairement ses balbutiements, les enceintes du poids lourd encastré dans son véhicule crachaient les paroles de Highway to Hell d'AC~DC, si fort qu'ils ne comprirent qu'à moitié ses divagations , tandis que là-haut, Bon Scott(1) se mit à rire machiavéliquement.

 

FIN

(1) Reportez-vous à la saga d'AC~DC, e.a. Bon Scott (†) & Brian Johnson.

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