(...)

       ─ Notre rencontre… enfin ! Cela faisait si longtemps que je t’attendais.

      ─ Quoi ? m’écriai-je. Mais qui êtes-vous ?

       ─ Ne me reconnais-tu point ? Je suis l’ombre de ta conscience perturbée, la transfiguration de tes fantasmes les plus noirs. Je suis… toi !

       ─ Que me racontez-vous là ? C’est impossible !

       ─ Qui y a-t-il d’impossible aux tréfonds de l’univers, au cœur de l’infini ? Rien, bien-entendu. Je te le répète, je suis toi.

       ─ Non ! Prouvez-le !

       ─ Soit… si tu le désires. J’étais là durant ces longues semaines durant lesquelles tu errais sans fin dans ton vaisseau. Tu finis par parler seul, mais tu n’étais pas seul, tu étais avec moi. Je t’écoutais, sans jamais te contredire. Tu me parlais sans le savoir. Je comprenais ton isolation, cette envie de partager avec d’autres tes idées les plus profondes, toi qui, pourtant, hais tant l’humanité. Mais cette humanité est tienne et j’en suis l’incarnation spirituelle.

       ─ Je… je ne vous crois pas. Tout ce que vous me dîtes ne prouve rien. N’importe qui parlerait à lui-même dans une telle situation. Ce n’est pas une preuve.

       ─ Soit… Je vais donc m’enfoncer un peu plus dans ton être pour te montrer que ce que je dis est vrai. Qu’il te souvienne ces dernières années, à bord de tous ces navires intersidéraux dans lesquels tu cohabitais avec des astronautes auxquels tu ne voulais pas te mêler. Tu étais seul au milieu de la foule, seul au milieu de ces rires paillards, seuls parmi tous ces êtres qui n’étaient que des fantômes d’humanité. Tu ne cherchais qu’une seule chose : la compagnie d’un être qui eût pu t’écouter, te comprendre, partager avec toi tes émotions les plus intimes. Mais il n’y a jamais eu personne… du moins, le croyais-tu jusqu’à aujourd’hui. Car je suis là, j’ouïs tes pleurs, je comprends tes souffrances, je mêle mes sentiments les plus pudiques aux tiens. Je suis toi.

       ─ Vous êtes fous ou bien c’est moi qui le suis, m’exclamai-je en me prenant la tête entre les mains. J’ignore ce que vous êtes, mais vous n’êtes pas moi. Et… et je ne suis pas seul, je ne l’ai jamais été. Vous ne cherchez qu’à me déstabiliser.

       ─ Allons, allons, faut-il donc que j’approfondisse encore l’abîme de ton âme ? Je sais tout de toi puisque je suis toi. Je suis la réponse à toutes tes questions, je représente le point ultime de ta quête existentielle. Ravive en ta mémoire les images d’autrefois. Songe à ton enfance passée dans l’isolement le plus total, sans le moindre ami à qui te confier, sans le moindre être à qui exprimer toute ton essence. Déjà à cette époque j’étais là, tout près de toi, tout contre toi, tout en toi. Dans les méandres de ta psyché j’écoutais tes murmures délétères. Je veillais sur toi telle une lampe de chevet sur l’endormi. Je suis tes larmes et tes sourires, je suis ta réalité et tes rêves, je suis toi.

       ─ Mon Dieu ! C’est… Il n’y pas de mots ! m’écriai-je en tombant à genoux. Je… Mais que voulez-vous ?

       ─ C’est assez simple, en fait. Au bout de tant d’années à t’écouter, j’ai finis par comprendre que tu existais sans vivre. Cela ne pourrait continuer ainsi. Par conséquent, afin de rompre ta solitude abyssale, j’ai décidé de prendre ta place. A présent, je vivrai ta vie et, tout au fond de moi, tu seras là pour m’écouter. Je te ferai connaître une infinité d’êtres merveilleux qui sauront faire résonner en toi la mélodie du bonheur. A présent, laisse-toi simplement aller. Je vais prendre possession de ton vaisseau et me rendre sur Europe où je livrerai ta cargaison d’uranium 235. Et ta vie suivra son cours… entre mes mains. Je vais y aller maintenant.

       ─ Non, ne faites-pas ça ! Je vous en supplie…

       «  Il se détourna de moi et la porte métallique s’abattit après son passage. Je me retrouvai seul dans un clair-obscur pénétrant. Je voulus me relever, mais n’y parvins pas. J’étais comme figé, statufié devant l’irréel devenu réalité. Et je me mis à entendre sa voix qui parlait, comme si je me trouvais au fin fond de sa conscience. J’entendis tout, absolument tout. Ce fut à ce moment que je sentis commencer les démangeaisons sur ma peau.

       « J’ignore le temps qui est passé depuis notre rencontre. J’ai entendu mille voix résonner en lui… en moi. Des paroles et des rires, toute la chaleur du contact avec les autres. Pendant ce temps, j’étais là, au plus profond de la soute, à voir ma peau rougir puis se détacher en lambeaux de ma chair. Le temps passa… inexorablement.

       «  J’ai réussi à me traîner jusqu’au cockpit au bout d’efforts surhumains. J’ai dû non seulement lutter contre la souffrance physique mais aussi contre les puissantes vagues de mots qui n’ont cessé d’emplir mon esprit. Je l’entends toujours, là, au loin. C’est une cascade dont les eaux déferlent sans arrêt sur moi.

       « Je cherche à comprendre mais n’y parviens pas. Est-ce une invasion ? Est-ce que chaque capsule d’uranium 235 contient un de ces esprits ? Dans ce cas, je le dis, je l’affirme, l’avenir de l’humanité est dans l’esclavage. Ou bien alors, tout cela n’est-il qu’une illusion, une invention fantasmagorique crée de toute pièce par ma psyché dérangée ? Suis-je toujours dans mon vaisseau ? N’y en a-t-il jamais eu d’autre ? L’autre moi n’a-t-il jamais existé ? Ai-je tout imaginé ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Peu importe, en fait. Les radiations sont en train de me dévorer et je n’en ai plus pour longtemps. Bientôt vont cesser la clameur de toutes ces voix que j’entends inlassablement dans ma tête. Bientôt, je vais mourir. Et je vais mourir… seul ! »

FIN