Y'a des soirs comme ça, t'as le cafard. C'est presque du blues, sauf que pour avoir le blues, il faut rien avoir. Rien avoir du tout. Et moi, j'ai quelque chose, là, juste là. Ça volète, volubile, ça plane et fait des loopings, là, au creux de mes entrailles. C'est un papillon. Tu sais ce que c'est un papillon, gamin ? Tu as l'âge de savoir, tu dois savoir ! Et m'est avis que toi aussi, tu en fais de beaux, des papillons. Regarde, regarde bien comme elles tournent, et comme ils tournent avec elles, dans leurs yeux, dans leurs cheveux, tu vois, ces anges-là, ça s'appelle des filles. Mais pas touche mon bonhomme ! Un jour, je t'apprendrai à capturer les papillons, et là tu verras, tu attraperas bien plus qu'un insecte avec des couleurs dessus. Mais pas ce soir... Ce soir, j'ai le cafard.

Quand mon oncle parlait comme ça, je savais qu'il pensait à tatie. Ma tatie, que j'ai à peine connue, qui dormait tranquillement, oubliée du monde. Mais pas de mon oncle. Mon oncle n'oublie jamais rien, ni personne. Il pardonne, beaucoup, sûrement trop mais quand je lui dis, il répond qu'il n'y a rien d'autre de bon à faire. Je voudrais qu'il se pardonne à lui, d'abord. J'avais neuf ans.

Tu sais, les grandes personnes pleurent aussi. Pas parce qu'elles ont mal... Enfin si, mais ça ne se voit pas, c'est dedans, là, donne ta main. Ah, toi aussi tu auras de grandes mains, comme ton oncle et ton vieux bougre de père ! Si je la mets là, tu sens ? Tu sens ce qui cogne ? On croirait un lapin coincé dans un sac, pas vrai ? Ecoute, gamin, écoute bien. Tu vas entendre les ailes vibrer...

Et j'entendais, je sentais les ailes vibrer sous sa chemise, je sentais qu'à côté de son cœur, derrière les battements, autre chose frémissait. Un frisson, imperceptible ou presque, dans le vacarme de sa vie branlante. Je lui demandai : « Tonton, tu es sûr que c'est un papillon ? Ça ne fait pas de bruit un papillon ! »

Ces papillons-là, si. Ecoute, écoute, gamin ! Là. Là, ils sont là, tu les sens, pas vrai ? Toutes ces couleur sous la peau, toute cette vie qui s'acharne, ça vole et ça rouspète parce que ça vole seule, même à mille, ça vole seule. Seule... Comme ta pauvre tatie.

Les papillons ont commencé à s'affoler. Derrière les battements sourds, j'entendais frétiller, s'angoisser, comme si la peur se faufilait dans leurs petits corps et leur annonçait la fin du jour, de leur jour. J'ai pensé à tatie. Très fort. Tatie ne pouvait pas être un papillon. Les papillons sont seuls, mais tatie, elle, elle avait mon oncle. J'ai levé les yeux vers cet homme, ce vieil homme fatigué, mais vivant, espérant, qui m'enseignait. « Tonton, c'est pas possible ! »

Mais qu'est-ce que tu racontes ? Bien sûr que c'est possible, aussi possible que le soleil qui se couche en ce moment. C'est sa dernière heure, il a le droit de se reposer, lui aussi. Comme chaque chose tu sais, mon bonhomme.

Je gardai ma main contre lui, et pressai plus fort encore. Je l'ai regardé, cet homme qui attendait, ce papillon. « Tonton... Tatie, c'est pas un papillon. Tatie, elle t'a toi, alors c'est une libellule, comme ça elle fait quand même du bruit derrière ton cœur. S'il te plaît tonton... ».



Les papillons se sont tus. La libellule volète.