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La détresse d’une Perse (dernière partie) par w

La détresse d’une Perse (dernière partie)

       La petite famille était réunie dans la cuisine en train de manger.  Jamshad et Jamshed piaillaient en s’échangeant des petites tapes amicales, Ava prenait quelques bouchées en regardant affectueusement sa mère, Nasim pleurait derechef parce qu’il n’était pas servi assez vite, tandis que Monsieur dévorait le contenu de son assiette en n’adressant la parole à personne ; Parisa, quant à elle, remplissait les plats, assiettes et verres dans la sueur. Mais si son corps était entravé par le labeur indu aux femmes, son esprit libre vagabondait dans la plaine de l’imaginaire.

       Elle se souvint de la brise d’automne qui caressait ses cheveux, de la pluie d’hiver qui tombait si rarement et qui inondait son cœur d’une eau de bonheur, elle se souvint d’un temps merveilleux, un temps avant Monsieur. Mais Monsieur arriva un soir d’été, dans la chaleur apporté par le désert. Il parla longuement au père, sortit une liasse de Rials qu’il fit claquer sur la table. Le sourire du père ; les pleurs de mère. Et ils furent mariés. Elle ne le connaissait pas, elle ne voulait pas le connaître. Et dans les limbes noirâtres de sa mémoire, elle revit sa nuit de noce passée dans une chambre d’hôtel miteuse et dans la moiteur d’une nuit asphyxiante. Elle se rappela qu’elle s’était débattue lors de leur ébats, qu’elle n’était qu’un abat offert au chasseur porteur d’un canon brûlant. Elle se souvint des mots de Monsieur, ces « je t’aime » sanglants qu’il lui cracha au visage avant d’enfoncer un pieu de métal dans sa chair martyrisée. Elle avait souffert, souffrait et souffrirait encore. Elle était la femelle dominée. Elle était la compagne du bourreau.

       Les enfants sortirent en courant de la maison en criant toute leur joie de retrouver leurs camarades de classe, tandis que Monsieur, au seuil de la maison, tapota la tête voilée de Parisa, non par une affection mal placée mais par souci de donner le change à ses voisins qui entendaient si souvent ses hurlements de rage et les plaintes assourdissantes de son épouse. Car, en dehors de cette maison qui prenait l’apparence d’une salle de torture une fois la porte fermée, Monsieur voulait donner une belle image de lui, le père aimant, le mari attentionné, etc. En vérité, même si Parisa portait l’étoffe, c’était Monsieur qui se voilait la face. Et les ombres des enfants et du mari s’éloignèrent peu à peu sous la virulence d’un soleil de plomb qui crachait son feu destructeur. Il faisait si chaud que la route était craquelée de partout.

       Parisa referma la porte et plongea dans les ténèbres de sa prison. Elle voulut pleurer mais ses yeux étaient désormais secs d’avoir tant souffert, elle voulut prier mais il était écrit dans le Livre Saint que la femme était inférieure à l’homme. Il ne lui restait plus que le son mécanique du présentateur à la radio qui psalmodierait ses versets glacés en guise de réconfort. Elle alluma le poste. C’était l’heure des informations. La voix remémora à Parisa que Téhéran se situait aux pieds de la chaîne de l’Alborz et qu’une faille sismique gigantesque s’y trouvait. La voix rappela que de nombreuses failles plus petites étaient présentes dans les plaines au sud de la ville. Mais aucune faille n’aurait été aussi profonde que l’abîme dans laquelle était plongée Parisa. Sa vie… un calvaire duquel elle ne pourrait se délivrer qu’une fois au tréfonds de la tombe.

       Elle s’apprêtait à saisir son balai afin de nettoyer la poussière du temps lorsque, tout à coup, une secousse terrible fit vaciller tous les bibelots de la maison. L’intensité de la secousse s’accrut : les meubles bougèrent, les murs se fissurèrent, des morceaux du plafond tombèrent par terre. Parisa n’eut pas peur du tremblement de terre, elle prit ça pour une énième épreuve infligée par le cruel destin. Une lumière se fit en elle : elle songea que c’était peut-être la dernière de ses épreuves. Sans la moindre agitation, alors que les secousses redoublèrent, Parisa marcha à pas lents jusqu’à l’entrée de la maison. Elle ouvrit la porte. Une anfractuosité s’était crée sur la route juste devant elle. Une faille longue et large dont la profondeur était abyssale. La terre trembla avec une puissance indescriptible. Parisa fit un pas en avant. La faille s’agrandit soudainement et s’arrêta à ses pieds. Parisa souleva son voile. Ses cheveux flottèrent dans le vent, ses yeux brillèrent sous l’éclat du soleil, ses lèvres laissèrent passer l’air chaud du désert dans sa gorge. Elle sourit. Le tremblement de terre cessa. La faille trônait à ses pieds. Elle fit encore un pas en avant. La faille était une gueule béante. Elle tomba. Elle tomba sans pousser le moindre cri. Elle tomba au plus profond de la terre. Son corps avait disparu dans la noirceur des entrailles de la Terre. Nul ne put jamais le retrouver.

       Monsieur maria Ava quelques semaines plus tard. Il put s’acheter une nouvelle femme.

 

 

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Style : Nouvelle | Par w | Voir tous ses textes | Visite : 468

Coup de cœur : 14 / Technique : 11

Commentaires :

pseudo : lutece

Destin déchirant dont la seule issue est la mort! Ta nouvelle m'a émue mais quand, quand donc les femmes du monde entier seront-t-elles considérées comme des êtres humains à part entière???? CDC

pseudo : Karoloth

Que cette histoire est triste. CDC !!!

pseudo : damona morrigan

Triste et touchant. CDC

pseudo : w

Merci damona, lutece et Karoloth. Une fiction bien triste qui, hélas ! se base sur des faits réels. Les droits des femmes ont encore beaucoup de progrès à faire sur notre petite planète.