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Les yeux par w

Les yeux

  

       La nuit avait enveloppé les demeures dans son étoffe de ténèbres et la lune, de sa pâle aura, jetait ses flammèches malingres dans un salon bourgeois au cœur de Paris. L’astre sélénite se reflétait en une nuance blafarde sur un portrait au cadre noir, le portrait d’une femme aux yeux bleus et d’un jeune enfant aux cheveux noir de jais.

       Le Docteur Furde détourna le regard du portrait et fit s’entrechoquer les glaçons à l’intérieur de son verre de scotch. Il passa la main gauche sur son crâne et en retira une poignée de cheveux gris, un gris terne, un gris de tombe, qu’il laissa s’échapper puis voleter lentement vers le sol. Il se regarda longuement à travers le grand miroir du salon, avant de laisser s’échapper un soupir provenant du plus profond de ses entrailles que nul de ses convives ne remarqua tant ils étaient obnubilés par leur conversation. Sous le regard du Docteur Furde, un homme encore jeune, bien bâti, à la toison dorée, finissait de narrer son récit que tous connaissaient par cœur mais qu’il était de bon ton de raconter une nouvelle fois lors de chaque soirée entre psychiatres.

 

       ─ … et, après que les deux infirmiers eurent placé une camisole de force sur mon patient, je le regardai bien en face et lui lançai : « tout écrivain est un schizophrène en puissance qui laisse s’exprimer son double moi dans ses créations ! » Croyez bien, mes amis, qu’après ça, mon patient guérit rapidement. La preuve : il ne réussit plus jamais à rédiger la moindre ligne.

       ─ Mon cher confrère, répliqua soudain le Docteur Furde alors que l’assemblée riait aux éclats, votre histoire nous révèle tout votre talent de spécialiste mais, bien que très intéressante, ne relève pas de l’exceptionnel. Si vous me le permettez, mes chers confrères, rajouta-t-il sous les yeux sceptiques de ses collègues, je vais vous en narrer une autre qui a non seulement l’avantage de dévoiler une affaire de démence fort singulière mais qui est, de surcroît, tout à fait véridique puisqu’elle m’est arrivée il y a quelques années de cela. Voici les faits tels qu’ils se sont déroulés…

 

       « Les festivités du passage à l’an 2000 s’étaient achevées quelques jours plus tôt, nul n’aurait cependant pu imaginer qu’il y ait eu joie naguère tant le brouillard de la mort enveloppait le groupe de personnes dans lequel je me trouvais. Dans une atmosphère lourde et humide, la lumière filtrait à peine à travers les grilles aux barreaux compactes du caveau de famille. Il ne régnait là qu’une peine abyssale qui recouvrait d’un voile opaque le visage de chaque membre de cette famille respectable et respectée dont je tairai le nom afin de ne pas nuire aux intérêts de chacun d’entre eux. Rendre public une telle affaire causerait évidemment une mauvaise publicité qu’aucun n’apprécierait.

       « Il était six heures à ma montre lorsque le service funèbre s’acheva et que quatre domestiques en livrée noire déposèrent le cercueil à l’emplacement qui lui était destiné. Parmi tous les visages fermés se trouvait celui du fils unique de cette femme merveilleuse. Il venait à peine d’avoir dix-huit ans, un âge où l’on ne s’attend pas à perdre sa mère, surtout lorsqu’on est tant attaché à elle. Il se prénommait Jacob et je le suivais depuis sa plus tendre adolescence sur la volonté de sa mère qui s’inquiétait de le voir sombrer si souvent dans une mélancolie profonde. Je n’avais malheureusement jamais pu percer cette cuirasse psychique si épaisse. J’étais néanmoins loin d’imaginer qu’il pouvait bouillir une telle lave au fond du cerveau de ce jeune homme. Quoi qu’il en soit, il regardait les quatre planches de bois à s’en brûler les yeux, comme s’il avait été hypnotisé par le lent balancement de la faux de la mort.

       « Après lui avoir serré la main et glissé un mot de consolation au creux de l’oreille, je le suivis, comme le reste de la foule, le long des marches qui menaient au grand parc. Il faisait beau. C’était un soleil hivernal comme il n’en existe qu’en Provence, une sphère dorée qui réchauffe les cœurs. Et tout un chacun fut pris par l’enchantement du moment et du lieu : les sourires renaquirent, les voix se firent à nouveau entendre, le pas devint plus vif – j’en vis même deux qui coururent vers le manoir afin d’être les premiers à se verser le pot du réconfort. Comme il est étonnant de constater que les deuils se font plus vite dans les climats chauds... Pourtant le froid s’érigeait en maître absolu aux tréfonds de mon jeune patient qui, sur son visage décomposé, laissait se graver le seau indélébile de l’affliction filiale.

       « Le crépuscule avait gagné sa sempiternelle bataille contre l’azur et, partout, les ombres s’effaçaient sous le nappage du noir absolu. Sous la lumière blafarde des candélabres, je vis les dernières personnes quitter le logis après avoir longuement serré la main de Jacob. Lui, il semblait être ailleurs, flotter dans un univers situé entre la réalité et l’imaginaire, une contrée sauvage où ses regrets devaient lui dévorer l’âme. Il était blême, non pas pâle, mais d’une blancheur hideuse, tel un suaire vieilli par les siècles. Je savais bien qu’il serait bientôt temps de jouer mon rôle de psychiatre, mais je préférais patienter que tous les convives s’en fussent allés afin de regarder le jeune homme droit dans les yeux et d’avoir une discussion poussée.

       « Un claquement de portière. Un vrombissement de moteur. Un crissement sur le gravier. Nous étions enfin seuls. Je menai Jacob dans un coin comme pour l’éloigner d’une foule imaginaire, puis lui déposai une main sur l’épaule et le regardai bien en face dans le silence pendant une longue minute. Derrière Jacob se trouvait un grand miroir sur pied sur la surface duquel se reflétait le noir de jais de mes cheveux denses. Il ouvrit la bouche, probablement pour exprimer sa lassitude. Mais je ne pouvais pas le laisser s’en aller se coucher avant d’avoir percé l’abcès. J’entamai la conversation.

 

       ─ Mon petit Jacob, je lis sur votre visage le désarroi le plus complet. Il ne faut pas vous laisser aller !

       ─ Elle est morte. Je ne peux y croire. C’est impossible.

      ─ Mon enfant, nous sommes tous mortels. Cette idée s’avère difficile à appréhender, mais c’est ainsi. Votre mère a vécu une belle vie, elle s’en est allé en paix après avoir accompli sa mission sur Terre.

      ─ C’est injuste ! Nul enfant ne devrait supporter de voir la déchéance puis le trépas de celle qui l’a enfanté. Jamais je ne pourrai m’en remettre !

       ─ Ne dîtes pas de bêtises, Jacob. La mort fait partie de la vie. Vous verrez, aves le temps, vous vous y ferez. Laissez simplement s’écouler l’eau sous le pont.

       ─ C’est impossible. Nous étions inséparables. Notre relation ressemblait à un miroir : nous nous reflétions l’un sur l’autre. A présent, il ne reste que le vide.

      ─ Votre âge vous pousse aux grands sentiments, alors laissez l’homme mûr que je suis vous dire les choses telles qu’elles sont : tôt ou tard, l’enfant doit couper le cordon ombilical et voler de ses propres ailes. Certes, dans votre cas, c’est une déchirure précoce, vous vous en relèverez pourtant.

       ─ J’étais son enfant… Elle était ma maman…

       ─ Aujourd’hui, ce cercueil fait de vous un homme. Soyez brave !

      ─ Vous ne pouvez pas comprendre. C’est le miroir. Depuis que j’étais tout petit, elle veillait tout le temps sur moi, elle me regardait sans cesse me mouvoir dans cet univers. Ses yeux me fixaient comme l’éclat de la lune sur le mouvement calme des eaux d’un lac. C’était un lien indicible mais puissant. Aujourd’hui, il ne demeure plus que la nuit.

      ─ Tout parent aimant prend garde à sa progéniture. Il ne faut pas que vous évaluiez l’amour que votre mère vous portait au-delà de ce qu’il était vraiment.

       ─ Vous ne comprenez pas. Elle me fixait de ses yeux bleus comme l’azur. Toujours. Elle voyait tout. Le moindre de mes gestes, la plus infime de mes pensées. Ses yeux étaient le reflet de ma vie. Sans eux, je ne suis plus que néant.

       ─ Les yeux… Je remarque que les vôtres clignent énormément, presque nerveusement. Cela fait longtemps ?

       ─ Je ne sais pas.

       ─ Est-ce depuis la mort de votre mère ?

       ─ Peut-être. Je ne sais plus. Pardonnez-moi, mais je me sens las. Les yeux me brulent. Je vais aller dormir.

       ─ Soit. Réfléchissez tout de même à tout ce que je viens de vous dire avant de vous endormir. La nuit porte conseil. Demain, vous vous réveillerez frais et dispos, le cœur allégé d’un poids oppressant.

       ─ La nuit porte conseil… Oui, bonne nuit.

       ─ Bonne nuit, mon petit.

 

       « Il s’enfonça dans la profondeur lugubre d’un couloir sans même essayer d’allumer la lumière. Il se guidait en agitant les bras et les mains tel un aveugle dans une cité surpeuplée. Je le perdis bientôt de vue. Les marches de l’escalier craquèrent.

       « Je me retournai et m’observai longuement dans le miroir. Machinalement, comme je le faisais toujours, je passai ma main gauche dans ma chevelure noire et épaisse afin de la lisser. Je me sentais jeune, je me voyais jeune, j’étais jeune. La quarantaine est le bel âge. Je me dis qu’il était bien triste d’observer les tourments d’une si jeune personne alors que la vie s’offrait à lui. Sur cette pensée, je jetai un dernier regard sur le grand parc au fond duquel trônaient les murs de pierre du caveau de famille. La lune jetait une lueur pâle sur l’édifice et créait un jeu d’ombres et de lumières fantomatique. Je n’y fis pas vraiment attention et rejoignis bientôt ma chambre à coucher qui se trouvait au rez-de-chaussée. Je lus quelques pages d’un livre de Georges Batailles dont je ne me souviens plus du titre et m’endormis rapidement.

       « Je fus réveillé par le tintamarre causé par le martellement de ma porte par ce que je reconnus être des coups de poings. Je me levai prestement et ouvris la porte. En face de moi, je trouvai le visage crispé et rougeâtre d’un employé de la maison en livrée. Il hurlait si fort que je le crus pris de démence.

 

       ─ C’est horrible, monsieur, c’est horrible ! Que peut-on faire ? C’est horrible !

      ─ Calmez-vous, mon bon ami, et tentez de reprendre vos esprits.

      ─ Mais c’est sans nom, monsieur. Horrible, je vous dis.

      ─ Ressaisissez-vous, que diable ! Cessez de hurler de la sorte et veuillez m’expliquer clairement ce qui arrive.

      ─ Ah monsieur, dit-il en soufflant comme un bœuf,  je venais de terminer mon service et je voulais regarder un instant le clair de lune avant d’aller me coucher. C’est là que c’est arrivé.

      ─ Arrêtez de trembler comme une feuille et dites-moi ce qui est arrivé.

      ─ Au fond du parc, j’ai vu un faisceau lumineux qui a attiré mon attention. Ce n’était pas naturel. Ce rayon était braqué sur le caveau et s’en rapprochait ostensiblement.

       ─ Vraiment ? Qu’était-ce ?

      ─ J’ai supposé qu’il s’agissait d’une lampe-torche et que, par conséquent, un visiteur indésirable se promenait dans la demeure.

       ─ Qu’avez-vous fait, alors ?

       ─ J’ai couru dans ma chambre et suis allé chercher ma propre torche. Mais je ne l’ai pas immédiatement trouvé. Le temps que je mette la main dessus, que je revienne sur mes pas et que je me rende à l’entrée du caveau, il n’y avait plus rien d’anormal.

      ─ Probablement un rodeur qui vous aura vu. Rien de grave dans toute cette affaire, voyons.

       ─ Mais, monsieur, c’est qu’il y a autre chose !

      ─ Quoi donc ? Allez-vous finir par tout me dire ?

      ─ Eh bien, voilà : par mesure de sécurité, j’ai descendu les marches et ai pénétré dans le caveau. C’est en illuminant la place réservée à feue Madame que j’ai tout découvert.

       ─ Bon sang ! Qu’avez-vous découvert ?

       ─ La tombe avait été violée. Le couvercle du cercueil gisait grand ouvert. Je me suis approché. C’est là que j’ai tout vu. Madame était… Oh ! J’aurais préféré être aveugle. C’était… Mon Dieu !

 

       « Le domestique s’affala et perdit connaissance. Après lui avoir tâté le pouls et remarqué qu’il ne s’agissait que d’un choc émotionnel sans gravité physique, je mis prestement ma robe de chambre. Je courus hors de ma chambre, grimpai les escaliers alertement et me ruai au fond du couloir. C’était là que se trouvait la chambre de Jacob.

       « Cela faisait bien deux minutes que je frappais comme un damné, mais nul ne me répondait. Pourtant il y avait de la lumière qui s’exfiltrait sous la porte. Je frappai encore une fois, puis décidai qu’il fallait que je pénétrasse dans la chambre à coucher sans l’accord de mon hôte.

       « J’ouvris la porte. Je fus abasourdi par ce que j’y vis. Tout était sans-dessus-dessous : les vêtements éparpillés un peu partout, les meubles renversés, les draps déchirés comme s’ils avaient été lacérés par… des ongles et, à l’autre bout de la pièce, un grand miroir qui avait été brisé en deux. A ses pieds, une lampe-torche cassée en mille morceaux. Il n’y avait qu’une source de lumière dans la pièce, elle provenait de l’autre côté du lit, par terre. Je m’avançai prudemment.

       « Les quelques pas que je fis prirent une éternité, comme si le temps s’était arrêté. Peu à peu, je vis se dessiner la chevelure puis le corps de Jacob. Il était étendu sur le sol, le long du lit. Il avait les yeux grands ouverts, exorbités en fait, et battait des paupières rapidement et lourdement. Je m’approchai encore.

       « Après avoir fait le tour du lit, je me retrouvai en face du jeune homme. Il semblait ne pas me voir. Je le hélai ; il semblait ne pas m’entendre. Je remarquai qu’il avait les mains ensanglantées. Mais ce n’était pas son sang car Jacob vivait et le sang abondant que je voyais était coagulé, d’un pourpre rouge fascinant. Tout à coup, il leva ses yeux immenses vers moi et me dévisagea d’une façon que je ne saurai décrire mais qui fut une expérience horrible pour moi. Une nouvelle fois, le temps se figea. Les secondes me parurent être des heures. J’attendis.

       « C’est alors qu’il leva les poings en ma direction en marmonnant des mots incompréhensibles. Je pus lire sur ses prunelles comme une démence intense, un brasier ardent que je n’oublierai jamais. Il pointa ses mains ensanglantées vers moi. Brusquement, il écarta les doigts. Là, nichées au creux de ses paumes rougeâtres, se trouvaient deux petites masses gélatineuses et blanchâtres. Des yeux. Des yeux bleus. Je les reconnus pour les avoir regardées si souvent : c’était les yeux de sa mère.

       « Il y eut comme un éclair orangé. Jacob se mit soudain à hurler à pleins poumons. Je reculai. J’étais transi d’effroi. Je pivotai d’un quart de tour et fis face au miroir brisé. Ce fut là que je vis mes cheveux. Ils étaient devenus gris. Tous. Totalement gris. Je tournai une dernière fois la tête vers ces deux yeux qui semblaient me fixer horriblement, comme s’ils m’observaient par delà la mort, et je m’enfuis. Je courus, je courus, autant que je pus.

       « Je ne revins jamais dans cette maison maudite et ne revis plus jamais Jacob. Tout juste sais-je qu’il fut interné dans un asile psychiatrique duquel on ne sort jamais. Voilà toute l’histoire, mes chers confrères. J’espère que vous la conter ne vous aura pas gâché cette merveilleuse soirée. »

 

       Le Docteur Furde regarda tout autour de lui et ne vit que des visages crispés. Ils le regardaient, tous, fixement. Leurs yeux étaient exorbités et injectés de sang. Leurs paupières clignaient nerveusement. Il faisait froid. Et ce silence… Le Docteur Furde sentit comme une lame acérée lui lacérer la colonne vertébrale. Il tourna alors sa tête vers le grand miroir et s’observa. Ses cheveux. Ses cheveux étaient devenus… blancs.

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