– Mesdames-Messieurs, bonsoir. Bienvenus sur le plateau de votre émission préférée. Pour
ceux qui ne connaissent pas encore le principe de l'émission, il s'agit de réussir à convaincre
un jury spécialisé d'un fait tout à fait improbable et anodin. En cas de succès, le candidat
recevra une carte postale illustrant une carte postale et un séjour épicurien de trente jours à
la prison régionale de Marseille. Mais malheureusement, des cadeaux aussi exceptionnels ne
peuvent être gagnés aussi facilement puisqu’en cas d'échec, le candidat sera carbonisé
jusqu'à son dernier bout de vibrisse1, sur une chaise électrique conçue par nos meilleurs
techniciens pour une performance spectaculaire et optimale, digne des plus stupéfiants feux
d'artifice. Pour commencer, je vous présente, à ma gauche, les membres du jury,
soigneusement sélectionnés pour cette émission : professeur Bobby Lefrisé, chercheur
mineur, membre passif du secteur sciences de la Terre et femme de ménage à la NASA.
– Bonsoir, je voulais juste mentionner que j'ai choisi ce métier parce qu’il s'attache à la fois à
la science et l'art d'astiquer et de manier le balai.
– Sans doute. Présent également, avec nous ce soir, Monsieur Fillas Onpapa, grand philosophe
autodidacte et fermier à loisir. Bonsoir.
– Bonsoir, je ne saurais dire si le terme « fermier » qualifie bien ma relation fusionnelle avec
les bêtes ; bien qu'il s'agisse de quelques écureuils dont j'ai extirpé le jus dans un but non
lucratif, je les ai traités avec amour et adoration, un peu comme le Père Noël avec ses godes.
– Mais ça reste quand même un loisir, n'est-ce pas ?
– Bien sûr, bien sûr, en premier lieu, je suis un grand philosophe dont la carrière n'a nullement
besoin d'un métier complémentaire aussi inférieur et ridicule pour assurer son
épanouissement, et je me cite : « l'être en soi n'est qu'une ballerine ».
– Évidemment, je précise aux téléspectateurs que cette citation est tirée de votre dernier
ouvrage philosophique intitulé Juliette et les nains, uniquement disponible, et à consulter sur
place, dans trois salons de coiffure en France. Notre troisième et dernier membre du jury est
avant tout une personne d'un potentiel intellectuel jubilatoire qui a découvert, tout seul, et
cela, depuis l'âge de quinze ans que son nom comportait six lettres et que la femme aux
cheveux blancs et au visage rétracté, à qui il rendait visite chaque dimanche, n'était guère
que la grand-mère de sa grand-mère adoptive. Il s'appelle Rogero Mandez et est fier de
l'être. Bonsoir, monsieur Mandez.
– Bonsoir, permettez-moi de me présenter à nouveau. Parce que votre terrible accent mexicain
risque de ruiner le palier de base de ma réputation. Au commencement, je suis né avec une
moustache. N'est-ce pas le fruit d'une manoeuvre, dont la responsable, la fée clochette,
accablée a priori par le remord, a fini par se jeter d'une étoile ? Une réflexion s'impose alors.
Est-ce vraiment un suicide ou bien un règlement de comptes ? La gentille fée se serait-elle
fait précipiter dans l'abîme par un clochard, avec lequel elle avait produit une progéniture
déformée ?! Cela me paraît la seule thèse plausible. Vous me comprenez, n'est-ce pas ? On
est dans l'ordre du sacré, mon vieux !
– … je n'en doute pas, vous avez entièrement raison ! Ce soir, nous accueillons, en
contrepartie, également Jérôme H. Père de famille et homme aux biceps, étrangement trop
musclés. Il croit détenir une découverte scientifique très cruciale qui affectera toute notre
conception de la planète Terre. Réussira-t-il à convaincre notre jury de sa nouvelle théorie ?
D'abord Jérôme, qu'est-ce qui t'a poussé à participer à cette émission ?
– Bonsoir, depuis tout petit, j'aime les défis et la compétition... Un jour, s'étant aperçu qu'un
dollar avait disparu de son portefeuille, mon père m'a torturé, jour et nuit, avec son mégot de
cigarette pour me faire cracher un aveu. Il serait allé jusqu'à me crucifier nu en me
recouvrant de plaques de métal sur le toit en pleine tempête de foudre.
– Et que plaidez-vous ce soir, Jérôme ?
– Je suis convaincu que la planète Terre est ronde !
– Quoi ?! … Seigneur Jésus Christ ! Êtes-vous conscient de ce que vous avancez ? Êtes-vous
au courant de ce que vous risquez si votre théorie tombe à l'eau ?! La chaise électrique,
monsieur ! La chaise électrique !
– Je n'ai aucune crainte, puisque la raison m'appartient !
– Je l'espère pour vous, monsieur. Je l'espère pour vous. Selon les règles de ce jeu, vous
disposez de trente secondes pour exposer et développer vos idées. Faites-en bon usage.
– D'accord.
– Prêt ?
– Comme toujours.
– C'est parti !
– ... Les éléments qui forment la Terre sont attirés... d'après mes études approfondies, par son
centre extrêmement dense, le noyau... contribuant à consolider et à maintenir une forme...
plutôt sphérique ! Tout cela est animé par la loi de la gravité !... Je vous le jure, la Terre est
bel et bien ronde !
Quelques répliques d'indignés à caractère disgracieux éclatèrent anarchiquement dans la
salle.
– Un délai de rétractation de dix secondes vous est autorisé, une fois celui-ci écoulé, vous ne
pourrez plus revenir en arrière.
– J'en suis conscient, mais je ne peux pas décevoir ma fille, je lui dois ce séjour de rêve à la
prison régionale de Marseille. C'est pour elle que je le fais.
– Très bien alors. Messieurs les Jurys, que pensez-vous de cette théorie ?
– Dire que la Terre est sphérique, déclara Monsieur Lefrisé, révèle une case défectueuse, voire
complètement abîmée dans le cerveau de notre candidat. Là, on tombe littéralement dans le
domaine du ridicule. Il ose mettre en doute les révélations de Sulayla Jabrouska, notre
voyante officielle ! Si vous niez que la terre est pyramidale, alors vous nierez aussi ses
autres révélations : que l'Homme est l'ancêtre de la pomme ou bien que je suis l'homme le
plus intelligent de la terre. Votre raisonnement est complètement dépourvu de sens...
– en 1956, l'entrecoupa Onpapa, grand camé à l'époque, sur le chemin de retour, après trois
ans de guerre au front, dans l'armé française, vers Bordeaux, ma ville natale, je croise mon
frère Lucas, en état de transe, conduisant une bicyclette décapotable. A ma grande
stupéfaction, le camion qui devait logiquement l'écraser par-derrière, sur une intersection de
rue, explosa soudainement sans raison valable. Maintes interrogations se bousculèrent dans
mes pensées. Et celle qui me laissa le plus perplexe fut éclaircie aussitôt quand mon
chauffeur de Taxi déclara avec sarcasme : « C'est marrant, ce cycliste devant le camion
ressemble à une toile de Picasso ! ». Un éclat de rire détonna de ma cage thoracique avant
que je ne réalise à quel point la situation était dramatique, en jetant un coup d'oeil à travers la
vitre de la Toyota jaune. Mon frère ressemblait à une brochette de viande effritée, nageant
dans du Ketchup. Sa partie supérieure regroupant sa tête, ses épaules, ses bras, son thorax
baignant dans ses viscères et entrailles, se battait avec la fatalité pour pouvoir se mouvoir
vers la vitre de la Toyota, traçant derrière elle un trait d'union d'un rouge profond entre sa
bicyclette et la voiture. Brusquement, ses mains ensanglantées s'accrochèrent au bord de la
fenêtre de droite puis contractant ses bras, il réussit à soulever sa tête au niveau de la vitre
pour me murmurer avec une voix étouffée cette réplique fatale : « CÉ fils de poute m'ont
toué...à couz dé mon... eurghhk ». Il n'eut jamais le temps de terminer sa phrase, rattrapé par
la mort, toujours pressée.
Le médecin légiste conclura à un suicide, et lors de la dissection, il décèlera un message
codé, tatoué sur l'orteil gauche de mon frère. Une succession de curieux symboles
composant un invraisemblable message crypté. Bien des spécialistes essayèrent de le
déchiffrer durant de longues années, et il fut finalement déterré et livré au grand jour grâce
au travail acharné du docteur Harold. « xes ♥ i » révélait être un message d'extraterrestres ;
attestant qu'ils avaient provoqué la mort de mon frère parce qu'il les avait provoqués en les
traitant de pauvres arriérés qui se croient seuls au monde à avoir découvert que la Terre était
pyramidale !
Et vous, Jérôme, fils d'un taré, pour qui vous n'étiez qu'un simple parafoudre, vous piétinez
la vérité pour laquelle mon frère est mort, pour faire simplement plaisir à votre fille ?!
– ...Et Flippo, mon poussin domestique.
– Je suis outré, personnellement, dit Martinez en prenant le relais, comment pourrais-je
regarder mon fils dans les yeux, sachant que j'aurais participé à une grillade d'innocent sans
lui ! Les barbecues, c'est son truc, il adore ça.
– Tu pourras prendre des photos. Je suis sûr que ton fils saura les apprécier, répondit Jérôme
avec un sourire amusé.
– Effectivement.
– Je demande maintenant au jury, poursuivit le présentateur, de délibérer et prendre une
décision. Entre temps, accueillons chaleureusement Julia et ses musiciens... élue artiste de
l'année avec son tube, vendu à plus de trente millions d'exemplaires : La vie est belle !

[ Musique ]
La vie est belle, j'aime la vie ♫
Un ciel bleu, un soleil qui brille ♫
Une mer calme, une brise qui titille ♫
Une belle femme, une charmante fille ♫
C’est pour cela, je ne veux pas mourir jeuuuuune...♫
C’est pour tout cela, je n'abandonne pas ma familllllle...♫
la la la la laaaaa, la la la la laaaaa, la la la la laaaaa ! ♫
[ arrêt de la musique suivie d'une rafale d'applaudissements]

– Merci Julia ! Merci ! Je suis impatient d'apprendre la décision du jury. Alors, je m'adresse à
vous : le verdict est-il enfin tombé ?
– Oui, grommela Martinez, préparez les cotillons et le champagne parce que ça va
s'enflammer !
– Alors, verdict ?
– C'est un imposteur, affirma Martinez, fier de sa décision.
Hystérie générale, accompagnée d'un jeu de lumière impressionnant sur l'hymne à la joie de
Beethoven, interprété par une chorale et quelques trompettes. Des pétales de fleurs inondèrent les
lieux. Puis, une petite trappe s'ouvrit au centre du plateau, et une chaise électrique d'une rare
sophistication remonta des profondeurs et illumina toute la salle. À cet instant précis, deux...
* * *
– Putain, fait chier. Mais qu'est-ce que j'ai fait au Bon Dieu pour qu'il me punisse ainsi ?!
– Combien de fois je t'ai dit de réparer cette putain de télé, Gérard ?!
– Marianne, cette putain de télé, je l'ai héritée de ma tante ! Depuis, elle ne m'a
jamais lâché !
– On loupe la fin de l'émission... l'exécution de Jérôme... à cause de toi !
– On regardera la rediffusion, demain matin. Calme-toi... ce n'est qu'une
exécution comme les autres, t'en as déjà vu plein...
– T'as raison. Je m'excuse. Allons plutôt fusiller des immigrés du balcon.
– Bonne idée ! Allons-y !

Fin