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UNE VILLE LA NUIT par MARQUES Gilbert

UNE VILLE LA NUIT

T'as raison Richard, c'est beau une ville la nuit mais triste aussi un soir de Nouvel An…

 

Hier, avant que la vieille année ne s'achève, je me suis taillé de chez moi, histoire de partager avec d'autres la mort d'un temps révolu et l'espoir en un nouveau peut-être moins dégueulasse. Pour sceller le pacte, ma compagne a glissé une roteuse et deux coupes dans une poche de supermarché.

Elle souriait, heureuse, à l'idée que nous allions nous amuser. Moi, j'étais là sans y être, comme d'habitude. Je me disais que communier autour d'un verre avec de parfaits inconnus rencontrés par hasard me permettrait peut-être d'oublier. Nous nous souhaiterions des tas de bonnes choses n'engageant à rien et pour une fois, ce serait sincère, sans a priori, sans barrière…

 

Basta ! La ville n'était pas aussi illuminée que nous l'avions rêvée. La chiche lumière de pauvres lampions n'incitait pas spécialement à la fête mais nous espérions tout de même en l'âme humaine pour égayer la solennité du moment. Mais malgré les rires et les exclamations, les coups de klaxons intempestifs lancés par une foule convergeant vers la grande place centrale, siège traditionnel de toutes les manifestations populaires d'envergure, le cœur n'y était pas. Surfaite, la joie paraissait de commande. Les gens jouaient à s'amuser, farce grotesque parce qu'il fallait tout de même marquer le coup à tout prix pour respecter la coutume mais sans enthousiasme. Dans la nuit noire de cet hiver plutôt doux, les rires sonnaient faux et les embrassades ressemblaient presque aux baisers mouillés des condoléances. Le champ en perdait ses bulles. Je lui trouvai un goût… amer et nous étions seulement deux à le partager. Dommage !

 

J'avais espéré oublier, ne serait-ce qu'un bref instant, tous ces morts peuplant ma mémoire et les autres aussi, ceux qui souffraient quelque part ailleurs où je n'étais plus. Du reste, je ne suis jamais nulle part et surtout pas là où il faudrait, comme d'habitude…

J'observais autour de moi les visages aux sourires grimaçants. Je ne les connaissais pas. Ils se superposaient en une espèce de kaléidoscope flou. Les gens se voyaient mais ne se regardaient pas, les yeux vides d'indifférence. Leurs cris de bonheur agonisant ne me rappelaient rien. Chacun gueulait sa partition mais sans se parler, sans écouter celle des autres. Cacophonie de phrases décousues saisies au vol, indiscrétion sans signification. Les inconnus se croisaient sans se toucher, comme s'ils avaient peur les uns des autres. Ils formaient de petits groupes, braillards ou silencieux, agressifs ou provocateurs, disséminés sur la vaste esplanade où il n'y avait finalement pas autant de monde que d'ordinaire. Ils ne se mélangeaient pas. Malgré la douceur de l'air, je ressentais comme une sorte de froidure, peut-être l'absence de chaleur humaine.

 

Qu'est-ce que je foutais là ? D'avoir voulu faire plaisir à ma compagne en acceptant de l'accompagner voir la ville la nuit, j'avais l'impression de vivre un mauvais rêve. Elle avait insisté, croyant retrouver la ferveur d'antan quand les rues grouillaient d'une populace en délire mais bienveillante. Il n'y avait pas encore si longtemps, nous avions connu des soirées mémorables où tout un peuple en liesse se parlait sans se connaître, esquissait quelques pas de danse en chantant à tue-tête de vieux airs populaires, échangeait des vœux en s'embrassant et en buvant un coup. Des orchestres s'improvisaient, des feux d'artifice repoussaient la nuit jusqu'au petit matin où nous nous retrouvions tous autour d'un café bouillant et d'un croissant chaud pour nous réchauffer le corps.

Dans la poche de supermarché, à côté de la bouteille de champagne maintenant vide et des coupes devenues inutiles, ma compagne avait glissé un appareil photo dans l'espoir de pouvoir immortaliser quelques instantanés fastueux et festifs de fraternité. Peine perdue… Les douze coups de minuit sonnés, la vieille année rayée du calendrier et la nouvelle à peine baptisée, la place se vidait déjà.

Une autre aventure commençait.

 

Du pas nonchalant du promeneur sans but précis, un peu déçus sans doute, à notre tour nous avons quitté les lieux. Indécis, nous avons erré dans les rues presque désertes pour admirer les monuments éclairés. La ville était belle dans son immobilisme. Nous nous taisions puis nous avons rebroussé chemin pour regagner le parking où la voiture nous attendait à l'abri des casseurs. Sur le chemin du retour, nous nous sommes arrêtés pour plonger notre mélancolie dans le fleuve et la trimballer sur les quais. Sur le Pont Neuf, un couple d'amoureux enlacés s'embrassait à bouche goulue, oublieux du temps. C'était presque le silence. A tour de rôle, nous avons pris des photos jusqu'à épuisement de la pellicule. Ces clichés inspireraient probablement quelques tableaux colorés à ma compagne.

Je me sentais presque bien. Les fantômes de ma vie me foutaient enfin la paix. Pas pour longtemps, je le savais. Le temps semblait suspendu, loin de l'agitation pas aussi joyeuse que nous l'avions souhaitée. Nous aurions aimé nous amuser davantage mais les gens ne s'aiment plus. Ils se supportent, seulement, pétris de solitude dans une époque se voulant pourtant de communication…

Alors, heureux mais dépités, nous avons rejoint la voiture avec dans la tête, l'envie de revenir sur les traces de nos pas d'antan pour fouler les souvenirs. Un groupe de jeunes gens nous a dissuadés de sombrer dans la nostalgie. Ils ont été les premiers à nous souhaiter la Bonne Année, comme ça, spontanément, en nous croisant mais sans s'arrêter. Nous leur avons répondu et c'était bien mais il manquait tout de même quelque chose. Quoi ? Je n'en sais trop rien.

 

C'est vrai Richard, c'est beau une ville la nuit, surtout ce soir-là où elle était encore plus belle dans sa solitude tranquille. La fête attendue ne s'était pas déroulée telle que nous l'avions imaginée. Dommage !

Restent quelques images et une sensation d'inachevé.

 

Texte tiré du recueil Nouvelles citadines

 

 

MARQUÈS Gilbert

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Style : Nouvelle | Par MARQUES Gilbert | Voir tous ses textes | Visite : 493

Coup de cœur : 11 / Technique : 7

Commentaires :

pseudo : lutece

J'ai aimé ce parfum de nostalgie! Oui, dommage! CDC

pseudo : BAMBE

J'aime vous lire, j'aime la douceur de vos contrastes, la douceur de cette grisaille qui ressemble à la vie et ces mots, surtout qui nous apportent un peu de nuit, un peu d'éclat beaucoup de talent et tant de coeur.! CDC

pseudo : Camille D

J'ai juste lu le premier paragraphe et j'ai trouver sa beau, mais beaucoup trop long pour moi dsl.