Le crépuscule phagocytait lentement le grand jour et chaque nouvelle étoile qui apparaissait couvait d’un œil aimant le monde en contrebas. Il était huit heures au clocher de l’église ; les cloches entonnèrent une sonate mélodieuse. Il y avait une fenêtre recouverte de petits cœurs en tissu rouge, un point perdu dans l’horizon, un îlot paradisiaque au beau milieu de l’océan urbain. C’était là que vivait Philémon.
Sa chambre à coucher aux murs recouverts d’un papier-peint sombre baignait dans une semi-pénombre où, ci et là, quelques ombres se glissaient entre ses jouets. Ses jouets. Ils jonchaient le sol en grand nombre, là des playmobils en tenue de chevaliers, ici des légos qui s’assemblaient pour bâtir un château-fort, là-bas des ours en peluche au costume médiéval qui regardaient s’amuser Philémon en toute insouciance.
Il s’extasiait dans ce clair-obscur, comme si le préambule des ténèbres était source de joie et d’inspiration pour ses jeux. Il faisait se balancer une princesse sur sa licorne et un dragon rouge entre ses petites mains. Ses figurines dessinaient les contours imprécis d’un rêve éveillé au nectar d’innocence. Il se mit à rire comme peut rire un enfant, dans un vacarme aigu empreint d’une envolée de bonheur.
Bientôt il s’endormirait sous le doux nappage de la voix de sa mère qui lui raconterait une histoire de fées et de prince charmant. Bientôt il plongerait dans l’abysse réconfortant d’un songe où la poésie se mêlerait à la sérénité. Bientôt il se réveillerait. Un monde nouveau s’offrirait à lui.
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Le premier jour. Il avait attendu ce jour comme on attend le Messie, dans la fébrilité et l’impatience. Il ne marchait pas, il flottait. Par-delà la cime de la montagne de ses espérances trônait son désir de partager allégresse avec les autres. Ces autres qu’il ne connaissait pas encore et qu’il avait tant hâte de découvrir. Les minutes s’alanguissaient à l’instar d’un brouillard qui s’épaississait. Il voulait voir à travers l’opacité, deviner l’insondable par l’œil de son amour pour les autres. Une main dans une main. Sa mère et lui sortirent de la maison et s’engouffrèrent dans l’aurore d’une nouvelle vie.
Sa venelle, une rue, le boulevard. A mesure que ses pas l’approchaient de l’école, il sentait monter en lui une excitation inconnue, cette lueur d’envie qui fait de soi un être heureux. Des chênes centenaires faisaient une haie d’honneur à la mère et l’enfant qui, peu à peu, s’approchaient de l’idyllique endroit, le lieu tant convoité. Philémon n’avait ni frère ni sœur, il avait tant rêvé de partager ses sentiments avec quelqu’un. Et, aujourd’hui, enfin, ses vœux seraient exaucés. Une grille, une cour, une porte. Huit heures teinta. Ils étaient un peu en retard. Une femme lui prit la main. Il délaissa sa mère sans le moindre cri, sans le moindre pleur, puisqu’il savait qu’il allait la retrouver en fin de journée, puisqu’il savait qu’il allait vivre un grand moment. Il baignait dans l’extase de la promesse qui allait être tenue…
Elle portait un gros badge sur sa poitrine qui indiquait en lettres capitales : Madame Tenier, Directrice. Elle le guida rapidement le long d’un couloir, tous les élèves étaient déjà en classe. Un pas, puis un autre. Son cœur battait la chamade. Philémon vit tournoyer des ors et des argents, des dieux et des déesses, un univers entier dans la plénitude des désirs tantôt assouvis. La directrice s’arrêta devant une porte. Philémon tremblait de la tête aux pieds, non point de peur mais d’excitation. Elle toqua. Il ressentit la frénésie de ses sens. La Porte gémit.
Elle s’entrebâilla d’abord et laissa passer un rai de lumière intense qui aveugla Philémon, puis elle s’ouvrit peu à peu laissant se dévoiler un tumulte de têtes d’enfants, des vagues d’yeux exorbités le fixant comme un animal étrange. La directrice et la maîtresse échangèrent quelques mots, mais Philémon n’entendit rien, il demeurait tétaniser par ces yeux qui le dévisageaient et, surtout, par ce silence blafard qui lui transperça le ventre et commença à le faire souffrir. Il ne comprenait pas.
La directrice sortit de la classe et, dès que la porte eût été claquée, un déferlement de rires s’abattit sur l’enfant. Philémon demeurait pétrifié devant la clameur assourdissante. Il ne saisissait pas le pourquoi de ce déferlement hyènesque. Les bouches le croquèrent, les yeux le percèrent, les doigts le crucifièrent. Il se mit à sangloter, ce qui ne fit qu’accentuer les rires. La tempête se fit cataclysme. La maîtresse lui présenta une chaise sur laquelle il s’installa tout en frottant ses yeux rougis. Il ne comprenait toujours pas. Un claquement de règle. Le silence. Et les heures passèrent sans qu’il s’en aperçût, tant il était obnubilé par la violence de ses sentiments.
Seul. Quant la sonnerie retentit dans un tintement macabre, tous les enfants se ruèrent dans le couloir, il n’y eut que Philémon à rester à la traine, là, dans le dédale de ses pensées désordonnées. Il sortit de la classe le dos vouté, la tête baissée, les yeux gonflés. Il avança le long du couloir comme un fantôme qui aurait traîné ses chaînes, laissant derrière lui un sillage de tourments. Mais ses tourments ne faisaient que commencer.
Seul. La cour d’école était un océan sans fin dans lequel naviguaient en flottilles éparses des groupes d’enfants qui riaient aux éclats. Chaque sourire gravait une cicatrice profonde dans le cœur de Philémon, une chair mise à nue dans la plainte du « Pourquoi ? ». Soudain, une horde d’enfants se rua sur lui. Il en reconnut chaque membre, c’était des élèves de sa classe. Ils s’esclaffèrent et, une nouvelle fois, se mirent à rire à tue-tête. Des dents blanches. Des dents qui grinçaient. Des dents qui déchiquetaient. Ils tournèrent autour de lui en une danse satanique et, à l’unisson, en une voix stridente, ils répétèrent en criant : gros patapouf ! gros patapouf ! gros patapouf ! Philémon ne comprenait pas encore. Il pleura. Il pleura jusqu’à en suffoquer. Mais ils n’arrêtaient pas, ils ne cessaient de jouer au carrousel moqueur. Il tomba à genoux ; ils hurlèrent encore plus fort, leurs railleries montant jusqu’aux cieux. La récréation s’acheva sous la vocifération de la cloche, laquelle couvrit à peine le son sanglant des pleurs de Philémon. Alors que les élèves commençaient à se regrouper en files indiennes, une par classe, Philémon vit le reflet des enfants dans la porte vitrée. Il regarda son corps et comprit enfin : il était bien plus en chair que les autres, il était gras, il était un gros patapouf. Chaque larme qui coula était un gémissement de souffrance intérieure. Il se mit en bout de file. Le dernier.
Seul. La foule piaillait dans le grand réfectoire de l’école. Assis dans un coin, éloigné de tous les autres, Philémon ressassait son début de journée comme on gratte une plaie : chacune de ses pensées lui faisait horriblement mal. A présent, c’était encore pire : après l’avoir insulté, on l’ignorait complètement. Il tenta bien d’ouvrir la bouche mais ne put desserrer les lèvres, elles étaient figées dans le marbre de la désolation. Et nul ne vint à sa rencontre. Il comprit enfin qu’il était une outre gonflée dotée de la faculté d’invisibilité. Il se mit à sourire à cette pensée, un sourire crispé duquel suintait un pus jaunâtre.
Seul. Tout au fond de la cour de l’école, entre deux massifs fleuris, se trouvait un gigantesque bac à sable sur lequel les enfants s’amusaient. Un groupe s’était placé dans un coin, à genoux, en train de rire. Philémon avait passé une trentaine de minutes à errer dans la cour sans le moindre but sinon de s’éloigner de ses tourments. Mais plus il en s’en éloignait, plus il s’en approchait. C’était un cercle, un cercle auquel on n’échappe pas.
Un déclic se fit en lui. Il se rendit compte que s’il n’essayait pas d’aller vers les autres, les autres n’iraient pas vers lui. Alors, lentement, un pas après l’autre, il s’approcha du groupe d’enfants à genoux. A mesure qu’il s’approchait, il vit étinceler d’étranges lueurs telles les paillettes de vie dans le néant. Ils jouaient aux billes. Philémon avait ses poches remplies de ces sphères éclatantes. Il les aimait comme la prunelle de ses yeux, d’ailleurs elles en avaient la même brillance. Il présenta une paume creuse aux autres enfants, une paume creuse bondée de billes plus coruscantes les unes que les autres. C’étaient les plus jolies qui aient jamais relui sur terre. Les enfants ne regardèrent même pas ce qu’il avait dans la main. Ils le toisèrent un instant, dans un silence spectral, puis s’en retournèrent à leur jeu sans plus porter la moindre attention au jeune garçon. La solitude devint la maitresse de Philémon, une maitresse qui l’enlaçait de ses bras décharnés, une maitresse qui l’embrassait de ses lèvres glacées. Seul.
Les cours avaient repris. Les heures défilèrent tellement lentement que chaque minute devint un poids supplémentaire sur les fragiles épaules de Philémon. Parfois on susurrait un « gros patapouf » derrière lui, de temps en temps on le regardait avec mépris, à chaque fois qu’il s’adressait à quelqu’un, seul le silence lui répondait.
Il était quatre heures. La meute braillante se jeta sur le perron de l’école dans une agitation folle. Une fois qu’elle se fut dissipée dans l’horizon, une ombre se faufila, longeant les murs. Philémon, à petits pas, sortit de l’établissement et descendit les marches en toute lenteur dans le silence gêné des ses troubles intérieurs. Il franchit la grille métallique rouillée avant de s’enfoncer dans le désert du boulevard bétonné.
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Le soleil inondait la ville d’une vague de lumière chamarrée et chaque nuage qui passait donnait une saveur crémeuse au grand jour. Il était cinq heures au clocher de l’église ; les cloches entonnèrent leur chant harmonieux. Il y avait une fenêtre dont les vitres n’étaient plus décorées par de petits cœurs en tissu rouge, Philémon les avait arrachés.
Les murs de sa chambre à coucher étaient recouverts d’un papier-peint sombre tâché par de l’encore bleue. Philémon, le stylo à encre dans la main, versait des larmes de rage au beau milieu de son univers d’enfant. Brisés en deux, ses playmobils étaient répandus par terre, à côté de ses légos qui ne formaient plus que des ruines, sous les yeux énuclées de ses oursons en peluche.
En dehors, les oiseaux voletaient dans le ciel en émettant des piaillements joyeux sous la délicate caresse d’une brise de fin d’été. Les rayons du soleil s’infiltraient à travers les rideaux déchirés et créaient un jeu de lumière qui eût égayé n’importe quel enfant, n’importe lequel sauf Philémon. De ses ongles il lacérait sa peau en guise de châtiment, celui d’être ce qu’il était. Il étouffa un cri dans le silence moite et des larmes encore plus abondantes se déversèrent de ses yeux rougis.
Bientôt il s’endormirait sous la chape de plomb des souvenirs du jour, le jour de la naissance de ses tourments. Bientôt il plongerait dans un abîme sans fond de cauchemars où les rires des enfants se transformeraient en lames aiguisées qui lui trancheraient la chair. Bientôt il se réveillerait. Et, une heure plus tard, dès qu’il aurait pénétré dans la cour de l’école, il redeviendrait le souffre-douleur des autres enfants de sa classe. Lui, Philémon, le gros patapouf.
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Commentaires :
pseudo : josieb26
Vivre cette situation est un martyre psychologique. Ça abîme la confiance en soi à long terme. Parfois certain on besoin d'aide extérieure pour en guérir. Bonne chance si c'est toi qui a vécu ça, je compatis à ta douleur. Je connaît plusieurs personnes qui ont vécu celà... CDC
pseudo : féfée
J'ai été très touchée par ta nouvelle. Le rejet des autres est très difficile à vivre quand on est enfant, et ça laisse des blessures profondes à vie. Grand CDC
pseudo : lutece
Toujours dur d'être différent, surtout dans nos sociétés où l'apparence et le paraître priment! Texte émouvant! CDC
pseudo : damona morrigan
Le regard des autres est toujours difficile à accepter tout au long d'une vie, surtout pour un enfant. Ton texte décrit bien le ressenti, mais j'aurai aimé avoir soit celui de l'enfant, soit celui de l'enfant devenu adulte et non un mélange des deux. Il m'aurait touché davantage je pense bien qu'il est déjà assez poignant. Bravo. CDC
pseudo : w
Il est toujours difficile de jeter un voile opaque sur le passé en se disant que l'oubli est le meilleur des soins. Mais ressasser à longueur de journées ne vaut guère mieux. Il faut faire avec et bâtir sa demeure malgré tout, même si les fondations sont bancales. Oui, damona, je comprends ce que tu veux dire. J'avais hésité à user du "je" et du présent de l'indicatif pour donner un côté témoignage... mais je n'ai pas osé. Peut-être en écrirais-je un jour une seconde version dans ce format. Bisous
pseudo : damona morrigan
Mais ose ! Je suis sûre que ton texte sera excellent! Bisous à toi aussi.
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