La nuit, Jeanne dort en pointillé. Ces moments de veille lui permettent de réfléchir sur ses poésies inachevées, s’imaginer en train de peindre un merveilleux tableau à la Chagall ou programmer une journée de rêve pour le lendemain. Parfois, elle se lève pour boire un grand bol de lait chaud, bien sucré, afin de se rendormir rapidement.
Puis, le train du sommeil l’emporte à nouveau vers des rêves effrayants.
Quand elle se réveille, elle s’assoit sur le bord du lit et enfile prestement, du premier coup, ses chaussons les deux pieds en même temps. Un rituel qu’elle affectionne et qui, selon elle, sera la promesse d’une bonne journée comme elle la souhaiterait.
Pour clore ce lever dynamique elle s’étire mais pas trop, une crampe est vite arrivée.
C’est à ce moment là que Félix, le chat, choisit de sauter de son panier. Il veut sortir au plus vite de la maison car il pense qu’il fait beau. Enfin, c’est sa maîtresse qui lui attribue à la fois la pensée et cette pensée précise.
Tous les matins, Jeanne se regarde dans le miroir de la salle de bain et dit « bonjour » à sa mère du bout des lèvres. Elle avait toujours ressemblé à son père et voilà que depuis quelques temps sa mère s’imposait sur ses traits. Elle y voit un signe du destin et n’apprécie guère cette transformation.
Elle chasse rapidement cette vision et essaie de se rendre agréable à voir, enfin, surtout à se voir, car elle a peu de visite. Afin de ne pas frissonner dans sa grande maison, elle s’habille chaudement et confortablement.
Son petit déjeuner est simple. Elle laisse glisser et fondre un énorme morceau de beurre sur son pain brioché légèrement chaud et boit son thé très bruyamment en s’imaginant choquer des personnes respectables qui seraient assises à ses côtés. Cette évocation l’amuse et elle ne s’en prive pas. Malheureusement, pense-t-elle, un jour cela lui arrivera réellement mais elle ne s’en réjouira plus.
Elle feuillette ensuite quelques revues sans intérêt qui l’indisposent rapidement.
La journée s’annonce bien, peinture, écriture et peut être si le temps ne passe pas trop vite elle regardera ce film magnifique en noir et blanc « Léa » un drame allemand, dont elle ne se lasse pas. Et « cerise sur le ……. », elle le regardera justement en grignotant des gâteaux.
Cette journée devrait être parfaite si ……….
Oui, si tous ces phénomènes étranges ne font pas leur apparition une fois de plus pour perturber sa vie tranquille.
Elle ouvre les volets sur le monde extérieur. La pluie tombe et il fait froid.
Rapidement, elle referme les fenêtres et regarde, attendrie, les papas et les mamans qui courent avec leurs enfants en direction de la maternelle en face de chez elle.
Le vent souffle, les parapluies se retournent, les pieds pataugent dans l’eau, quelle horreur !
Instinctivement, elle regarde les siens emmitouflés dans de grosses chaussettes , elles mêmes logées dans d’énormes charentaises, qui lui donnent l’impression .d’avoir des pattes d’ours, feutrées , bien entendu. Elle se déplace silencieusement. Pas question d’être bruyante car elle ne veut surtout pas déranger la quiétude de la maison et son fragile équilibre.
Avant que ce stupide accident ne se produise Jeanne sortait de temps à autre avec sa mère. Puis un jour, il n’en avait plus été question quand elles rentrèrent du cinéma avec du pop corn collé aux fesses sur leurs manteaux. Leur dégoût avait été plus fort que leur envie de se distraire et Jeanne avait gardé cette habitude. Des habitudes, des usages, des règles, toute une panoplie de contraintes que sa mère lui avait enseignées dès son plus jeune âge. Jeanne les avait absorbées comme l’huile de foie de morue pour les régurgiter, un jour, sans prévenir.
Contrairement à l’héroïne de son film favori, personne ne se préoccupait du bonheur de Jeanne aussi avait-elle décidé d’embellir, elle-même, tous les jours de sa vie. Tous les moyens étaient bons. Pour cela Jeanne s’imposait trois règles. : ne penser qu’à elle, oublier le passé, et éviter toutes les contrariétés aussi banales fussent-elles.
Dans cet état d’esprit, il était important de chasser les souvenirs mais parfois des images et des voix venaient troubler ses activités. Quand elle peignait, apparaissait de temps à autre, sur sa toile, une forme hideuse et blanchâtre recouverte de cendres. Elle ne comprenait pas, trempait à nouveau son joli pinceau en poil de martre dans le rose fushia ou le bleu lavande pour recouvrir « cette chose » qui résistait et avalait les tendres couleurs. Jeanne pleurait, criait, mais finissait par céder la place pour un temps, car elle ne s’avouait pas vaincue, et reviendrait combattre ce monstre de manière définitive.
Devant ses écrits, il en était de même. Un gros pâté d’encre noire tombait sur la page vierge et tandis qu’elle voulait calligraphier, en lettres gothiques, les mots « amour, cœur, beauté,… ». Son cerveau lui imposait la souillure et sa main noircissait le papier d’horreurs et d’injures de toutes sortes sans que Jeanne puisse la contrôler. Une fois de plus, elle se soumettait mais elle reviendrait à la charge. Tout comme Léa, elle ne renoncerait jamais. Celle-ci, fracassée par la vie était devenue muette mais ses dons artistiques lui avaient permis de garder l’espoir et rencontrer l’amour. Jeanne se devait d’être en tout point comme elle. La peinture, la poésie, et même apprendre à jouer du violon ne lui semblait pas insurmontable, bien au contraire, si sa renaissance était à ce prix.
Ceci dit Jeanne ne souhaitait pas perdre la parole pour autant même si elle s’en servait peu.
Après chaque phénomène dérangeant elle courait scruter son visage devant le miroir. Aucune réponse ne pouvait se lire dans ses yeux. Les yeux de sa mère.
Jeanne savait que ses émotions pouvaient la perdre aussi planifiait-elle ses journées dans les moindres détails afin de mieux contrôler les imprévus.
Brutalement, elle revînt à la réalité quand elle entendit Félix qui miaulait impérieusement derrière la porte d’entrée. Elle ouvrit, le chat fila entre ses jambes et dans son élan continua sa route en direction de la cave. Non ! il devait rester au rez-de-chaussée pas question qu’il aille déterrer je ne sais quoi qui pourrait le rendre malade. Malgré ses appels il ne remontait pas. Jeanne décida, malgré une angoisse soudaine, d’aller le chercher. Pas à pas, marche après marche, elle descendit dans la pénombre. Il était là, cet imbécile à gratter la terre. Quand il la vit, il prit peur et comme un boulet de canon reprit l’escalier en sens inverse en la bousculant.
Jeanne vacilla un moment et finit par perdre totalement l’équilibre. Elle voulu s’accrocher à une planche pourrie qui servait d’étagère, celle-ci céda sous sa pression emportant avec elle le bric à brac entreposé là depuis des années. Jeanne prit sur la tête coup sur coup, un marteau de près de 2 kgs, un niveau à lunette de grande valeur, une énorme boîte métallique pleine d’outils divers et variés et pour finir, quelques clous rouillés qui se déversèrent harmonieusement en pluie sur son corps. Elle ne pouvait plus bouger et semblait totalement anéantie par cet événement qui n’avait pas été programmé. Elle ne souffrait pas physiquement, son corps était déjà mort, mais son esprit se révoltait encore. Il n’était pas question qu’elle termine sa vie ainsi, comme sa mère, enterrée dans la cave. Personne n’allait la pleurer ni même la chercher et pour cause ; pendant des années, son seul souci avait été de se faire oublier.
Sans plus y croire, tout doucement, elle appela son amie Léa, sa seule amie, pensa-t-elle, presque le même destin. Pour quelle raison viendrait-elle à son secours ? Certes leur point commun était l’assassinat de leurs mères mais l’une d’elle en avait été seulement le témoin tandis que l’autre….L’amitié pouvait-elle exister entre une innocente et une coupable ? Coupable, un jour d’avoir refusé un trop plein d’huile de foie de morue. Jeanne n’avait jamais connu l’amour et personne n’avait pris soin d’elle hormis sa mère qui avait voulu programmer sa vie. Jeanne soupira, elle allait mourir abandonnée de tous mais si près de sa mère que ses larmes enfin se mirent à couler. Léa effleura sa joue d’un baiser.
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