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Soeur Angèle (dernière partie) par w

Soeur Angèle (dernière partie)

 

       Je tournais les pages de mes livres d’instruction comme on cligne les paupières, de manière machinale. Depuis elle. Depuis elle, il n’y avait plus rien qui m’intéressait sinon le désir inassouvi d’humer son parfum, de la frôler, de la toucher, d’être en elle. Je n’en pouvais plus. Il fallait que j’aille à sa rencontre. Je sortis de ma chambre et, à pas de loup, je longeai le couloir jusqu’à atteindre le palier. Je descendis les escaliers et traversai la grande cour pavée afin de rejoindre les cellules qui ceinturaient l’église dans lesquelles logeaient toutes les bonnes-sœurs du pensionnat. Je pénétrai dans le couloir et avançai silencieusement jusqu’à la porte sur laquelle était inscrit en lettres gothiques le prénom d’Angèle. Au moment où ma main s’abattit sur le panneau de bois, les cloches entonnèrent leur habituel refrain, celui de l’annonciation des Vêpres, la prière du soir, celle qui précède le dîner. Je toquai, encore et encore, d’abord tout doucement afin que personne ne m’entendît, puis plus bruyamment puisque sœur Angèle ne me répondait pas. Rien. Je me mis à réfléchir. Les secondes se firent minutes ; mon impatience se fit angoisse. Elle était là, je le savais, toutes les bonnes-sœurs se trouvaient dans leur cellule à cette heure-ci. Je n’y tenais plus. Je pris mon courage à deux mains et saisis la poignée.

       Alors que la porte s’entrebâillait, je sentis une odeur étrange qui m’était inconnue, une odeur âcre et suffoquante qui me prit à la gorge. Peu à peu la porte s’ouvrit, l’espace s’agrandit. Je vis se dessiner une étrange toile sous mes yeux. A un mètre de moi, se trouvait une forme étrange, là, par terre. Elle. Elle était immobile, allongée sur le ventre au beau milieu d’une flaque rougeâtre. C’était du sang. Son sang. Un sang coagulé. Je vis ses poignets. Je vis la lame. Je vis s’effondrer l’univers qui m’entourait. Une vague immense me renversa, le poids trop lourd de la peine qui se fait tourment abyssal. Elle était morte. Je faillis défaillir. Sa mort devait remonter à l’aube, peu de temps avant que je ne me rendisse à l’église pour prier. Elle s’était suicidée. Je mourus pour la première fois, j’avais douze ans. Mourir de chagrin, c’est vivre pour toujours l’enfer. Je restai là, hébété, durant de longues minutes qui s’éternisèrent telles les volutes de fumée de l’encens au chevet d’un trépassé. Le temps devint fixe.

       Lentement, je repris conscience. Je me mis à l’observer comme jamais je ne l’avais fait. Sa coiffe se trouvait sur le lit ; au lieu d’une toison rousse enivrante, il n’y avait qu’un crâne dont la chevelure avait été intégralement tondue. Son scapulaire était pendu à un cintre ; à la place d’une chair recouverte d’une soie rose et sensuelle, je ne vis qu’une peau rêche, flétrie, dûment frottée, matin après matin, avec une brosse de crin. Et elle ne portait comme sous-vêtement affriolant que des oripeaux dégoutants, des chutes de toile de la plus basse composition. Elle avait les bras en croix ; au-dessus du lit, le Christ jetait un regard désespéré sur sa servante martyrisée.

       Je m’enfuis aussi vite que je le pus et me ruai sur la fontaine qui se trouvait entre l’entrée de l’église et le réfectoire. L’eau coulait à flots et créait un clapotis mélancolique. Je fondis en larmes en tombant à genoux. Je me mis à supplier Dieu que tout cela ne fût jamais arrivé, mais nul ne peut effacer le destin qui s’est réalisé. Des lumières s’allumèrent. Des pas se firent entendre. Bientôt une foule m’entoura, des camarades de classe qui riaient de me voir pleurer comme une fillette, des bonnes sœurs qui se mirent la main dans la bouche lorsque je leur eus raconté ce qu’il venait de se passer. Je me mis à crier. On me ramena dans ma chambre. Je fus pris d’une crise d’hystérie. On m’administra je ne sais quel médicament. Lorsque les cloches sonnèrent l’heure des Complies, je m’endormis, tombai dans l’irréel comme une souche. On me laissa seul.

 

       Lorsque je me réveillai, il faisait nuit. Nul bruit à l’extérieur sinon celui de la pluie fine qui battait la cour à un rythme régulier. Les images funèbres revinrent assaillir ma mémoire. Je ne me mis pas à pleurer. Au contraire, je me levai et marchai jusqu’à l’église dans laquelle je m’agenouillai au centre du transept, à proximité de l’autel. Inutile d’invoquer dieux ou diables pour la sauver, il était trop tard. Alors, je me mis à prier sans but, comme ces âmes perdues qui marchent dans le désert sans suivre le sens des étoiles. Nulle part. Juste avancer. Et je priai ainsi des Vigiles aux Laudes, de la profondeur de la nuit à la naissance de l’aurore. Nulle image ne revint en moi, je ne la vis plus, je ne la vis plus jamais. Sœur Angèle avait définitivement disparu de ma psyché perturbée d’adolescent.

       Mes parents, prévenus la veille dans la nuit par la mère supérieure, vinrent me chercher en début de matinée. Les cloches sonnèrent lorsque je quittai le pensionnat. Je n’y revins plus. Plus jamais je ne retournai dans une église, plus jamais je ne ressentis un tel amour au fond de mon cœur. La suite de ma vie ne fut plus qu’une perpétuelle errance sentimentale.

 

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Coup de cœur : 12 / Technique : 11

Commentaires :

pseudo : lutece

Comme d'habitude tu nous entraîne dans les méandres de tes histoires captivantes. Merci de ce partage. CDC

pseudo : féfée

Que de fantasmes sulfureux, pour un réalité bien aride... J'ai beaucoup aimé ! ah les rousses... CDC

pseudo : w

Merci à vous deux, lutece et féfée. Une histoire écrite en deux jours (nuits) que j'ai aimée structurée en 1-2-1. Il y a un siècle de cela, on m'aurai guillotiné pour un écrit pareil !!! Bisous à vous.

pseudo : damona morrigan

Quelle histoire ! Bravo et merci à toi. CDC

pseudo : w

Merci de m'avoir lu, damona. A très bientôt