L’hiver avait vêtu la campagne de sa toge d’ivoire. Le blanc qui s’étalait le long du chemin serpentueux exhalait le parfum défunt d’un autrefois figé dans l’espace et le temps. Une automobile d’un rouge carmin déchira la pureté écarlate dans un vrombissement tonitruant et s’enfonça dans la profondeur désolée d’une prairie dont il ne restait de vie que dans les fins brins d’herbe jaunis et gelés.
Joseph roulait bien plus vite que d’habitude, peut-être poussé par le besoin de s’éloigner de son passé récent. Il déboucha à l’orée du bois au beau milieu duquel se trouvait la grille d’entrée du manoir « Des Soupirs », sa destination. Il pénétra dans l’allée gravillonnée et se laissa bercer par les ombres des sapins qui dansaient sur le sol légèrement recouvert de neige. Une lumière mystérieuse venait du ciel, un scintillement léger et onirique qui confère parfois un soupçon de magie à des lieux inhabités depuis longtemps.
La clé émit un cliquetis étrange, tel un murmure muet dans la profondeur d’une nuit d’amour, avant que la porte ne s’ouvrît dans ce grincement si particulier aux vieilles demeures que plus personne n’a visité depuis des lustres. Il pénétra dans le manoir dans le vestibule duquel régnait une atmosphère lourde et humide, sans compter cette odeur de renfermé qui le prit à la gorge. Mais il avança quand même, comme si tout en lui lui disait que c’était vers l’avant que se trouvait son avenir.
Tous les meubles s’étaient travestis de leur linceul blanchâtre : pour mieux les préserver de la poussière, disait-on. Mais Joseph savait bien que les objets aussi avaient une âme et que leur fantôme errait en toute fixité dans les pièces où ils avaient vécu avec leurs propriétaires défunts.
Il grimpa quatre à quatre les marches du grand escalier de bois comme s’il était poursuivi par le diable. Mais peut-être qu’il était vraiment chassé par un démon, celui des souvenirs de temps d’amour qui s’en sont allés et ne reviendront plus. Il longea ce couloir qu’il avait tant arpenté étant jeune et pénétra dans une chambre à coucher. Sa chambre. Celle des vacances, celle de l’enfance, celle de l’insouciance. Il retira le drap de protection du lit, déposa sa valise sur le matelas et alla à la fenêtre qu’il ouvrit et dont il écarta les paupières de bois. Le soleil était voilé par des nuages translucides, la lumière fut cependant assez forte pour caresser la chambre à coucher d’un nappage éclatant.
Il s’assit sur le lit avant de plonger dans les méandres de ses souvenirs. Loin de ce présent de souffrance, régnait un passé de bonheur dans les limbes abimés de sa mémoire. Il se vit enfant, hurlant de joie, courant ci et là, dans toutes les pièces du manoir, tentant tant bien que mal de ne pas se faire attraper par sa grand-tante qui, même si elle ne le disait pas, prenait certainement tout autant de plaisir que son protégé. Elle, avec ses cheveux d’un gris argenté, son visage si ridé et son éternel sourire triste, l’avait marqué par la tendresse immense de son amour. Il avait passé toutes ses vacances d’enfance ici, à jouer avec cette dame en robe noir qui restait enfermée dans cette grande demeure, comme si elle avait protégé un lourd secret qu’elle se refusait à partager. Même lui, le « petit Joseph », comme elle l’appelait, ne reçut jamais ses confidences, peut-être parce qu’elles ne pouvaient être entendues que par des oreilles d’adultes, se dit-il à posteriori.
Il venait de vider la valise et de ranger le dernier vêtement dans la grande armoire, lorsque qu’une sonnerie puissante retentit dans le manoir. Joseph courut en dehors de sa chambre, dévala le grand escalier et se rua dans le vestibule au bout duquel se trouvait un guéridon recouvert d’un linge blanc. Joseph souleva ce dernier prestement, puis décrocha le combiné.
─ Allo ?
─ Ah ! Le téléphone n’a pas été coupé, dit une voix grave et tremblotante.
─ Non, répondit Joseph, j’ai demandé à la compagnie de téléphone de conserver la ligne jusqu’à ce que je trouve un acheteur pour le manoir. Mais à qui ai-je l’honneur ?
─ C’est sûr, tu dois avoir publié le son de ma voix depuis le temps. Il faut dire que toi aussi tu as mué, mon p’tit Joseph !
─ A vrai dire, vous ne m’êtes pas inconnu, mais je n’arrive pas à vous reconnaître. Qui êtes-vous ?
─ Eh ! Eh ! C’est ce sacré Gustave !
─ Le Gustave ! Oh oui, je me souviens bien de toi. Comment vas-tu ?
─ Bien, merci. Toujours affecté par le décès de ta grande tante, mais en bonne forme quand même. Et toi ?
─ Hum… C’est une longue histoire, trop longue pour te la raconter par téléphone…
Il y eut un silence durant lequel les images de Gustave rejaillirent au fond de la mémoire de Joseph. Les séances de pêche qui débutaient à l’aube et se finissaient pour le déjeuner avec, comme tout butin, une misérable truite naine ; les promenades avec lui et sa grande tante, lors des après-midis les plus chauds de la saison, dans la profonde forêt avoisinante où régnait une atmosphère magique ; les parties endiablées de belote à trois, lorsque le crépuscule se déployait sur la voûte céleste ; et tant d’autres choses encore... Le défilement des images s’interrompit soudain.
─ Tu es mystérieux et silencieux comme ta grand-tante. Malgré l’amitié réciproque qui nous unissait, elle et moi, je n’ai jamais pu la percer à jour. Tu lui ressembles, on dirait.
─ Je ne sais pas. Tatie était une femme merveilleuse, même si, je dois bien le reconnaitre, nous partagions plus de mots muets que parlés.
─ Mais vous vous aimiez si fort à cette époque, et c’est ça qui compte.
─ Malheureusement, le temps a fait que nous nous sommes éloignés l’un de l’autre, au point de plus communiquer ensemble, si ce n’est par cartes postales interposées. Et encore, rarement, seulement pour les anniversaires et Noël.
─ Les aléas de la vie… Mais l’amour se fiche des kilomètres et des années, il perdure malgré le temps et l’espace.
─ Probablement… Que me vaut l’immense honneur de ton appel, dit Joseph en se forçant à sourire comme si Gustave pouvait le voir à travers le combiné.
─ Oh, la raison de mon coup de fil ? Je t’appelle car j’ai vu une voiture rentrer dans le manoir et, comme ta tatie n’avait plus de famille à part toi, je me suis dit que, peut-être, tu étais enfin de retour.
─ C’était ma voiture, en effet. J’aurais dû te prévenir de mon arrivée, mais je suis parti de chez moi sur un coup de tête.
─ C’est pas grave. Je suis heureux d’avoir de tes nouvelles. D’ailleurs, j’allais faire des recherches pour trouver ton numéro de téléphone à Paris.
─ Vraiment ? Tu avais quelque chose d’important à me dire ?
─ Oui. C’est au sujet de ta grand-tante. Elle m’a un jour remis, sans me fournir la moindre explication, un carton scellé qu’elle m’avait fait jurer de te remettre à sa mort. Je l’ai conservé durant des années et l’ai toujours chez moi. Je me demandais, comme tu es là aujourd’hui, si je pouvais te le donner.
─ Je compte passer la nuit ici. Si tu veux, tu peux venir demain matin, mettons dix heures. Ca ira ?
─ D’accord, j’accepte. J’ai hâte de te revoir. Allez, moi je dois filer. Je te laisse. A demain, salut.
─ Au revoir, le Gustave.
A peine eut-il raccroché que des larmes lui montèrent aux yeux et jaillirent bientôt telles les eaux farouches d’une cascade de tourments. Le passé… Cette vague immense qui vous emporte dans les confins des émois. C’en était trop pour Joseph : il s’écroula par terre et se recroquevilla sur lui-même. Boule de souffrances. Derrière le voile liquide, il vit le jour faire place à la nuit comme une ombre menaçante recouvrant lentement une prairie verdoyante. Il resta prostré, ainsi, durant près d’une heure.
"Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur est interdite"
Style : Nouvelle | Par w | Voir tous ses textes | Visite : 248
Coup de cœur : 13 / Technique : 10
Commentaires :
Nombre de visites : 77821