Et un, et deux, et trois… J’ai posé mon pied gauche sur le plancher grinçant et froid de ma chambre. Une inspiration, un effort à me faire hurler de douleur et qui me contracte la mâchoire et mon deuxième pied rejoint son ami fidèle depuis toujours. Ah la vieillesse !
Que de temps pour quitter ce lit douillet où mes nuits me rendent de plus en plus paisible ! Cette maudite vieillesse qui me rapproche un peu plus chaque jour vers ma dernière demeure, vers ce trou sombre, profond et humide, m’a offert la plus terrible mais également la plus belle des fins : la maladie.
Depuis que celle-ci s’est unie à moi, ma vie prend un nouveau sens, un sens « vrai » pour la première fois.
J’ai un peu la tête qui tourne. Il me faudra encore quelques minutes avant que mon corps retrouve son équilibre. Durant ces instants, j’aime me rappeler ma mère. J’aime revivre, les yeux fermés, ces moments au début de ma vie où elle venait me réveiller le matin. Elle me caressait les cheveux avec la douceur qui caractérise toutes les mères. Je faisais semblant de dormir afin qu’elle continue ce geste tendre le plus longtemps possible. Au crépuscule de ma vie, j’ai la certitude d’avoir eu raison maintenant qu’elle n’est plus là, près de moi. Bientôt, j’irai la retrouver…
Lorsque j’avais ouvert un œil, puis deux, sa bouche humide qui dégageait un relent de l’odeur du café matinal embrassait ma joue encore chaude. Elle se dirigeait ensuite vers la fenêtre de ma chambre ; elle ouvrait les volets et laissait entrer l’air humide et froid qui m’enveloppait et me tirait définitivement de mon sommeil.
« Le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt » me disait-elle.
En moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, j’étais debout dans la cuisine appuyé contre sa hanche en attendant que mon chocolat chaud du matin soit prêt.
Pendant que je m’installais sur la grande table en bois de la cuisine, elle me grillait deux tartines de pain sur la plaque du poêle à bois de la maison qui servait à la fois de moyen de chauffage et de cuisinière.
Vingt minutes plus tard, habillé et cartable sur le dos, je serrais fort sa main dans la mienne durant le trajet qui nous menait de la maison à l’école du quartier. Dernières recommandations afin que je travaille au mieux et sois à la fois sa fierté, celle de mon instituteur …et elle m’abandonnait là seul devant le portail en fer forgé de l’école communale pour garçons.
Me voilà debout, appuyé contre une canne en bois, prêt à affronter une interminable journée dans ce lieu sordide où je devrais finir ma vie, abandonné de tous… de personne.
Demain, je fêterai mes soixante-dix ans avec mes voisins de maison de retraite… Seul en fin de compte.
Le plus drôle (et Dieu sait que la vie peut être drôle), c’est que mon ancienne école que je détestais tant est devenue ce mouroir pour vieux et vielles où je finirai ma vie…
J’aurais commencé à passer les plus longues journées de ma vie dans ce lieu où je m’éteindrais, bientôt… bientôt j’espère.
L’aide-soignante aux cheveux blancs, comme j’aime la nommer, pénètre dans ma chambre en râlant. Je ne l’écoute même pas. Sans doute aurait-elle préférée me trouver allongé dans mon lit. Me retrouver au bord de celui-ci va la ralentir dans sa course à la livraison de ses petits-déjeuners. Malgré tout, elle prend le temps de me soutenir sous l’aisselle gauche et de m’accompagner jusqu’à la petite table en bois de cette chambre lugubre. Elle me sourit. Mon regard est toujours absent. Je ne l’écoute toujours pas. Elle dépose devant moi un café brûlant, deux biscottes, un morceau de beurre empaqueté et une portion de marmelade d’orange. Je déteste la marmelade d’orange mais je ne le lui dis pas. A quoi bon ! Je ne mangerai pas. Je boirai seulement le café. Ce liquide chaud sans goût va me réchauffer le corps. Sur le mur, je tire la page journalière de mon calendrier. Un jour de plus sur cette terre à attendre le dernier. Machinalement, je lis le feuillet chrétien distribué chaque année par une église protestante de mon quartier. Je les connais presque tous dans cette église, ou du moins leurs aïeuls. Avec ma mère, tous les dimanches, nous faisions le chemin de chez nous vers la Maison de Dieu. Tous les dimanches, je me sentais moi-même et heureux. Je me maintenais contre sa poitrine et j’écoutais le pasteur. Il nous parlait de l’amour de Dieu, du Christ et d’un tas d’autres choses qui me donnaient le courage d’affronter une autre semaine. Tous les dimanches, je priais Dieu en le remerciant de m’avoir offert la plus douce et la plus belle des mamans. Je lui demandais de me garder toujours auprès d’elle, toujours…
Je lis le recto et le verso du petit feuillet. Il existait déjà du temps de mon enfance. C’est ma mère qui en tant que chef de famille le lisait avant que nous dînions. J’avalais ses paroles. Elle avait une voix limpide et distinguée pour une femme de la campagne. J’étais fier d’elle. Malheureusement, la vie ne lui a pas laissé le temps d’être fière de moi.
On toque à la porte, c’est Elisa, mon infirmière. Je lui offre mon premier sourire de la journée. Cette jeune femme est mon rayon de soleil. Elle sait trouver les mots qui vont m’apaiser. Elle m’apporte cette affection lorsque les soins me font souffrir, cette affection qui me rappelle maman.
Elisa est arrivée en décembre dernier. Comme plus aucun soignant ne voulait s’occuper de moi dans le service, on lui a laissé « le vieux grincheux » à soigner. Pour clouer le bec à toutes ces vieilles infirmières désagréables, je lui ai ouvert mon cœur, pour les taquiner dans un premier temps. Mais finalement, je me suis pris au jeu, je me suis découvert de vrais sentiments pour cette jeune femme qui pourrait être ma… petite fille. J’ai du mal à le croire, je suis en âge d’être grand-père, moi qui n’ai pas su être père !
Quand Elisa est en repos ou en congés, mes journées languissantes habituellement deviennent interminables. Elle est la seule à me comprendre et à m’écouter.
Elisa a un regard curieux ce matin. Je la fixe tendrement et lui demande de ma voix la plus douce
- « Ça ne va pas aujourd’hui Elisa ? »
Elle baisse le regard. Elle fixe durant de longs instants la fenêtre.
- « Vous m’agacez ! »
Un frisson longe mon échine. Je sais très bien pourquoi je l’agace et je ne souhaite pas prolonger cette conversation plus longtemps.
Voyant que je ne réponds pas, elle prend son matériel de soin, pose deux ou trois comprimés de couleurs différentes sur mon plateau repas et quitte ma chambre.
Voilà une journée qui débute bien mal !
Je sais que je vais être mélancolique jusqu’au repas de ce soir.
Le jour m’angoisse. Je suis un spécimen dans mon genre. Tous les autres pensionnaires de l’établissement se laissent envahir, engloutir par des idées noires au moment du coucher alors que de mon côté, la nuit m’apaise. Sans doute, attendant la mort les bras ouverts, la nuit m’offre un petit aperçu doux et apaisant, de ce qui m’attend.
Aujourd’hui, nous sommes mardi. Le mardi, le pasteur du village nous rend une petite visite amicale. Il lit un passage biblique, discute et partage le goûter avec nous. Comme tous les mardis où je me fâche avec Elisa, je lui ferai l’honneur de ma visite. Ses paroles m’apaiseront quand je lui demanderai de nous parler de l’au-delà sous l’œil affolé et accusateur de mes co-pensionnaires. Il me parlera de ma mère et de nos retrouvailles dans l’autre monde. Ah, maman, je me languis tant!!!
Je devais avoir à peine dix ans la première fois où je lui ai demandais
- « Maman, peut-on rester toute notre vie ensemble ? »
Comme d’habitude, maman avait fermé les yeux et prit une profonde inspiration. De cette voix si douce à mes oreilles, elle avait approché sa tête contre la mienne et m’avait répondu
- « Nous ne savons pas ce que la vie nous réserve, mon lapin, mais je peux t’affirmer que nous serons réunis dans l’éternité. Même si la vie nous a séparés durant de longues années, nous aurons toute l’éternité pour rattraper le temps perdu »
De sa voix limpide et si belle, elle avait entonné tout en me berçant dans ses bras une chanson d’Edith Piaf Si un jour, la vie t’arrache à moi…
Je me suis longtemps demandé si elle se doutait ce jour-là que la vie allait m’arracher à elle si tôt…
Ma mère m’avait eu tôt. Ma mère m’avait eu seule. Elle n’avait pas vingt ans que je chargeais ses bras de quasiment 4 Kg au jour de ma naissance. Elle était belle, ma mère. Elle était forte surtout. Elle avait souvent serré les dents et mis le poing dans la poche face à l’agressivité de sa famille et des gens de son village.
Elle avait eu un enfant sans être mariée. A l’époque, elle s’était attirée les foudres de son entourage. Etre fille-mère à ma naissance était un sacerdoce. Et pourtant, j’aurais voulu la défendre, crier à tous ses détracteurs qu’elle n’avait commis aucun crime. Au contraire, elle était une bonne mère alors que tant d’autres sont pitoyables…
Dans sa vie, il n’y avait aucune place pour un homme. J’avais pris l’unique place disponible dans son cœur. Elle fuyait les hommes comme la peste. Très tôt, elle a quitté son village, sa famille, ses amis, ses repères… pour recommencer une nouvelle vie avec moi. De sa Drôme natale, nous nous sommes installés à Paris. A vingt ans, ma mère était encore une toute jeune diplômée. Elle venait de réussir son examen d’infirmière.
De son village drômois où je suis retourné en vacances pendant les plus jeunes années de ma vie, j’ai conservé très peu de souvenirs. Je me rappelle la chaleur étouffante du soleil qui m’enveloppait dès ma descente du train en gare de Montélimar. A Paris, l’hiver est froid et long. Paris reste encore aujourd’hui ma ville de cœur, même si elle m’a volé un jour « maman ». Les années que j’ai passées dans les rues du 20è arrondissement restent encore aujourd’hui les plus belles et les plus douces de ma longue et misérable vie. Durant ma vie en Afrique, je n’ai cessé d’essayer d’y retourner un jour. Je suis heureux à l’idée d’être enseveli ici à Paris, là où repose maman.
Aujourd’hui, je m’endors péniblement. Ma dispute avec Elisa a gâché une des dernières journées de mon existence. Demain, j’espère que nous nous réconcilierons. Je comprends ce qu’elle veut faire pour moi, pour mon fils. En mon for intérieur, je sais qu’elle a raison mais on ne raye pas trente ans de sa vie comme on rembobine un mauvais film. Suivre ses conseils équivaudraient à faire un bilan plutôt négatif de mes choix du passé.
Je sens que le somnifère commence à faire son effet. Le sommeil me gagne et calme mes angoisses. Mon cœur ralentit son rythme. Je respire lentement. J’aimerais tant dormir pour toujours. A quoi bon me réveiller demain ? Pour qui ? Pour quoi ?
La vie est injuste parfois. Elle est trop courte pour certains, trop longue pour d’autres…
Avant de dormir, en récitant le « notre père », je demanderais à Dieu de me ramener à Lui. S’Il en décide autrement, encore une fois, peut-être suivrais-je le conseil d’Elisa. Sans doute me faudra t-il comprendre qu’il me reste encore un combat à mener sur cette terre avant de partir ?
Cathédrale Notre-Dame. Je rêve ou pas ? Je me retrouve pieds nus devant la maison du Père. Serais-je mort ? Dieu aurait-Il répondu à mes prières ?
Comment est-ce possible qu’endormi dans la banlieue, je me réveille en pleine nuit au centre de la capitale ?
Je suis en pyjama bleu azur au pied de la cathédrale, jaune la nuit et grise le jour. Je n’avais jamais remarqué auparavant à quel point le style religieux peut être terrifiant.
Je tremble de tout mon être. J’ai le sentiment que mon sang quitte lentement ses veines et artères pour rejoindre l’infini. Un bruit assourdissant tambourine dans mon crâne. Mes extrémités se tétanisent. Une main se pose sur mon épaule. Cette main brûlante réchauffe tout mon être froid. Je me retourne. Je suis saisi d’effroi.
- « maman… »
Comment est-ce possible ? Je me retrouve face au doux visage de ma mère. Elle est si pâle de peau. J’ai la sensation que la vie me remplit à nouveau. Mon corps se réchauffe. Mes mains tétanisées redeviennent vigoureuses. Ma vision se trouble. Je lutte pour percevoir le plus longtemps possible ma mère qui s’évanouit comme emportée par un nuage d’amour. Je ne crains rien. Je me sens imprégné de cet amour dégagé par le sourire apaisant de ma mère.
Les palpitations de mon myocarde rendent difficile ma respiration devenue lancinante.
Une main serre la mienne. J’entrouvre mes yeux. Ma bouche trahit mon secret « maman »
Le sourire amusé de l’infirmière de nuit de ce maudit mouroir me ramène telle une chute vertigineuse à la réalité. Des larmes suivent les rides de mon visage pour finir sans un bruit sur mon oreiller. Je n’ai pas pu rêver… et pourtant je n’ai pas pu me retrouver à Paris alors que j’étais ici…
- « on a bien cru vous perdre cette nuit » me dit l’infirmière dans une voix douce qui trahit son angoisse passée.
Je commence à comprendre ce qui vient de m’arriver. J’ai frôlé la mort. Je n’ai pas vu le tunnel, les lumières ou entendu les voix des anges mais j’ai connu cette expérience d’une mort imminente. Soudain, un doute m’envahit « pourquoi Dieu ne m’a t-il pas repris avec Lui ? Pourquoi ma mère m’est-elle apparue ? »
- « Que m’est-il arrivé ? »
- « Je suis venu voir si vous vouliez une tisane comme tous les soirs. J’ai d’abord cru que vous dormiez. Vous respiriez bruyamment. Je me suis approchée. Je n’arrivais pas à vous réveiller. J’ai alors pris votre pouls. Il était très faible. J’ai alors compris que vous étiez en train de rejoindre celle que vous appeliez dans votre demi-sommeil »
- « Vous n’avez pas appelé les secours, n’est-ce pas ? »
- « Nous nous étions entendus, voilà plusieurs années, à sujet. Je tenais votre main pour vous accompagner vers ce bonheur auquel vous aspirez tant, mon bel ami. Jamais je ne vous trahirais… »
La jeune femme ne peut retenir une larme. Elle a tellement eu peur. Elle s’en est tant voulue d’avoir fait un jour cette promesse…
- « Vous avez besoin de quelque chose ? »
- « Non, merci beaucoup Sophie. Je vais essayer de dormir maintenant. A demain soir, ce sera vous n’est-ce pas ? »
- « oui »
La jeune femme comprit le sens de la question du vieil homme « ce sera vous demain, si je dois partir à nouveau, vous me laisserez mourir, vous me l’avez promis… »
Elle quitte tremblante la chambre 207 afin de rejoindre sa tisane froide qui l’attend sur la petite table en bois de l’office.
Je me retourne dans son lit. Je cherche en vain le sommeil. J’espère tant que cette nuit sera la dernière. Ma vie a été remplie, mal remplie certes, mais on ne peut pas tout avoir. Je ne me plains pas de mon sort. Si ma mère ne m’avait pas quitté si jeune, sans doute aurais-je été un autre homme ! J’en suis sûr… Je ne suis pas un mauvais homme au fond. Une cicatrice saigne dans son cœur depuis plusieurs dizaines d’années.
« Le temps efface bien des douleurs » Quelle connerie cette phrase !
Chez moi, la douleur n’a cessé de croître avec le temps. Cette absence insupportable à vivre, ce visage qui vous a suivi tout au long de vos huit premières années devient flou. Ce rire se perd au milieu des anges et on ne s’en souvient plus. Cette voix douce ou cruelle s’estompe jusqu’à quitter les coins les plus reculés de votre mémoire.
« La mort fait partie de la vie » disait toujours ma grand-mère. Elle avait certainement raison… mais la vie ne fait pas partie de la mort, malheureusement !
Après soixante minutes à tourner dans son lit, je me lève. Je prend ma robe de chambre déposée au pied de mon lit. Je ferme doucement la porte de ma chambre. Je longe le long couloir froid et désert de la maison. Lentement, j’entreprend de descendre les escaliers un par un afin de rejoindre le premier étage.
Quand je pénètre dans l’office, Sophie sursaute, en colère contre elle-même d’avoir eu peur. Elle se lève pour prendre une éponge dans l’évier et nettoyer la tisane froide qu’elle vient de renverser. Elle non plus ne trouve pas le sommeil ce soir. A cette heure, elle prend le temps de se reposer avant la prochaine ronde car le lendemain une longue journée de travail dans ces murs l’attendait.
- « Que faîtes-vous là Thomas ? »
- « Je voulais partager avec vous cette tisane que vous m’avez proposée tout à l’heure. Vous êtes la seule à la préparer comme ma mère »
- « Avec plaisir, Thomas. Mais faîtes moi une faveur, parlez-moi d’elle… »
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