Mon voisin est un extraterrestre !
Il ne vient pas de Mars ou d’une autre planète ou encore d’un monde parallèle. Ca n’est pas non plus un horrible mutant ou un de ces petits bonhommes verts qui se déplacent en soucoupe volante. Mon voisin, c’est Marcel, il a 95 ans !
Le temps semble s’être arrêté pour lui, les saisons n’ont eu aucune influence sur son physique ni sur sa santé. Ce type-là est un gars extraordinaire qui semble avoir été élu pour survivre à toutes les époques et toutes les épreuves.
95 ans, ça n’a rien d’extraordinaire, me direz-vous, tous les jours on nous rabâche les oreilles avec l’espérance de vie qui s’allonge. Les soins de santé, si d’un côté ils coûtent trop cher, sont aujourd’hui d’une efficacité démontrée et seront, dans l’avenir, plus fiables encore. Pas une semaine ne se passe sans que l’on nous bombarde d’images ou de reportages nous présentant une centenaire assise dans son fauteuil « cépaessien » et qui ne comprend rien à ce qu’on lui demande ou d’un tout vieux de 108 ans allongé sur son lit d’hôpital, grabataire, sourd et ridé comme une vieille pomme trop mûre.
Marcel n’a strictement rien à voir avec ces « mourants en sursit », c’est un extraterrestre !
Il parle aux plantes et aux légumes ! Non, il n’est pas fou ou atteint d’une maladie quelconque, il leur parle et les fait pousser, il leur parle et écoute leurs réponses que lui seul entend. Ses récoltes sont inaltérables, les intempéries semblent les ignorer et même les limaces évitent de s’y attaquer par crainte du 44 à Marcel aux aguets.
L’autre jour, je demande à Marcel : « combien tu pèses Marcel ?», il m’avait semblé, par une illusion d’optique qu’il avait maigri, « pfff, je ne sais pas », me répond-t-il d’emblée. Marcel entend comme vous et moi, la surdité, il en a entendu parler, a fortiori, mais il ignore ce que c’est. « La dernière fois que je suis allé chez le médecin, il m’a pesé et j’avais 85 kilos » poursuit-il d’une voix monocorde et claire. 85 kilos c’est mon poids d’hiver, Marcel me paraît plus svelte que moi, il n’a pas cette espèce de bouée au niveau de l’abdomen que depuis quelques années je cache difficilement derrière des vêtements amples. « 85 kilos ?!? » sa réponse m’étonne et je doute de ses dires. « Quand était-ce ? » lui dis-je encore. « Je m’en souviens parfaitement, enchaîne-t-il aussitôt, j’avais eu la grippe cette année-là, c’était en janvier 1958 ! ».
1958 ! 1958, sa dernière visite chez le médecin, si c’est pas extraordinaire ! J’étais même pas né !
Marcel n’est jamais malade. Les bobos quotidiens, les petites maladies, les infections virales ou les autres pathologies en « asme, isme, ite, etc », il connaît pas ! D’ailleurs son médecin est décédé ajoute-t-il encore, en 1971, depuis lors il n’a plus de médecin traitant, cela ne lui servirait à rien.
Mon voisin est un extraterrestre je vous dis !
Curieux, je lui dis encore : « comment tu fais Marcel ? t’as jamais bu ni fumé, pour garder une forme pareille et toujours avoir la pêche ? ». « Ha ça, enchaîne-t-il en souriant de toutes ses dents encore bien blanches – les siennes, pas une prothèse ou un pivot dans sa grande bouche, non ce sont bien les siennes, le dentiste, il n’y est jamais allé ! Ha ça, dit-il donc, fumer j’ai arrêté deux ans passés, le prix du tabac avait encore augmenté et j’avais décidé que c’était fini pour moi. Mais attention, je roulais mes cigarettes, j’achetais mes deux kilos de tabacs toutes les semaines et fumais mes 40 mégots par jour. Mais c’est fini à présent et c’est beaucoup mieux ainsi ! ». C’est un extraterrestre, je vous assure !
« - Maintenant, boire, faut faire attention, hein gamin » – Marcel m’appelle gamin, j’ai la quarantaine bien frappée, mais je suis un gamin à ses yeux- « - parce que tu comprends gamin, le dimanche quand j’enfourche ma bicyclette pour aller voir le match du club de football, c’est pas pour aller plus vite, c’est pour le retour, après la troisième mi-temps, souvent il me faut un appui pour pas tomber en revenant ». C’est un extraterrestre, plus aucun doute n’est permis à ce sujet-là !
Vendredi 9 juillet, on nous annonce des chaleurs caniculaires et on nous fait des recommandations à ne pas mettre un chat dehors. Mon petit cœur et moi on se lève une heure plus tôt pour aller au turbin – mon petit cœur c’est ma femme adorée que j’aime plus que tout au monde – en quittant la maison, nous croisons Marcel qui a sorti ses échelles et une kyrielle de pots métalliques qui datent d’une époque révolue. Les inscriptions quasi effacées sur ces derniers arborent des marques que l’on ne connaît pas et dont on n’a jamais entendu parler. Nous saluons notre voisin qui nous rend le bonjour avec son sourire habituel. Après 3 heures de transports en commun et une journée de huit heures, par 38°C, avachis et tout aussi moites qu’épuisés, nous revenons en fin d’après-midi et que voyons-nous ? Marcel a repeint toute la façade arrière de son habitation, celle-là qui bénéficie des rayons du soleil toute l’après-midi. Marcel nous accueille avec sa bonne humeur habituelle, il a toujours son éternel béret qui ne le quitte jamais et a conservé son pull militaire de 40-45. Il a tout repeint par 38°C en plein soleil, et il n’a pas même pas eu chaud ! C’est un extraterrestre !
Zouglou, qui a tous les défauts du monde, dont sans doute celui d’une vision restreinte, charge dans notre direction voulant défendre « sa » propriété. Arrivé à notre hauteur, il finit par nous reconnaître et vient quémander une caresse qu’on lui prodigue sans en avoir le véritable choix. Zouglou c’est notre stupide gros Labrador de deux ans qui n’a toujours pas compris que nous sommes ses maîtres. Zouglou c’est le copain à Marcel. Quand vers 6h00 le matin Marcel descend dans son potager, Zouglou se décide à ouvrir une seconde paupière, puis il s’étire et va, de l’autre côté du fil de la clôture, s’asseoir pour observer Marcel. Pas un geste du voisin ne lui échappe, s’il se déplace, le chien le suit jusqu’à l’autre bout du jardin et vient ensuite s’asseoir là où l’extraterrestre s’arrête. Zouglou n’aboie pas pour Marcel, il aboie pour tout et rien à la fois, mais jamais pour Marcel. Zouglou c’est son copain, parce que pour Marcel, c’est pas Zouglou qu’il s’appelle, mais copain. –« quelle nouvelle copain ? » qu’en guise de bonjour il demande tous les matins en apercevant le chien qui le suit dès lors partout. Le Zouglou il s’assoit alors sagement, dodeline de la tête et semble répondre à Marcel sans le moindre gloussement.
Mon voisin est un extraterrestre !
En avril dernier, tandis que je terminais une première tonte de ma pelouse, le Marcel m’observait, accoudé sur le manche de sa bêche préhistorique. –« vous avez vu les limaces » qu’il me demande en désignant les espèces de larves qui s’attaquent exclusivement à nos quelques malheureuses plantations. « oui, y en a plein » que je lui réponds. « C’est signe de canicule, ça et les grenouilles qui reviennent du canal plus loin » prédit-il à juste raison. Il n’a jamais fait aussi chaud comme en ce mois de juillet.
Marcel lit dans les arbres et le ciel.
Si, je vous le jure !
Vous connaissez les arbres « dragons », les bouleaux « chiens », les tilleuls « biplans » ? Non ? Moi je connaissais pas non plus, mais Marcel m’a montré. Il faut regarder les arbres au loin. Leur feuillage, le branchage et les découpes dans le ciel. Il faut regarder avec des yeux oniriques et alors on voit parfaitement les formes d’un dragon qui se profile dans les nuages blancs, plus loin, on finit par apercevoir la tête d’un chien qui semble observer les cieux et là-bas, les branches feuillues du tilleul semblent dessiner un gigantesque biplan imaginaire qui plane dans les airs.
« Le tilleul biplan, c’est le plus mauvais ! » déclare Marcel. Devant mon air dubitatif, il m’explique : « d’ici quelques semaines il sera en fleur, et puis il va perdre ses semences, on va être envahis de « minous », vous verrez ». Et une fois de plus l’extraterrestre a eu raison, mi-juin il a neigé par 25°C. Pas de gros flocons froids et humides, mais une véritable bourrasque de plumions blanchâtres qui a tout recouvert et qui a pénétré partout dans la maison.
Marcel a récolté ses pommes de terre. Aux actualités, nous avons appris qu’en cette année trop sèche les frites allaient coûter très cher du fait de la minuscule taille des patates. Marcel nous montre ses pommes de terre. Non ce ne sont pas des betteraves comme leur taille laisse à supposer, ce sont de belles patates jaunes qui tiennent à peine dans une main. Marcel est un extraterrestre !
Le lierre de chez Marcel a depuis deux ans envahi notre propriété. Quand l’extraterrestre a suggéré de venir le couper, nous avons refusé, c’est si joli un beau lierre grimpant ! Le lierre à Marcel il couvre à présent tout le mur de notre terrasse de jardin, il semble gagner du terrain chaque jour qui passe et même le pipi journalier à Zouglou n’a pas eu raison de lui et de ses racines qui semblent venir inexorablement s’incruster dans nos sols. Juste à côté du lierre, un lilas banc a fleuri en mai dernier. Le lilas à Marcel il a pas perdu une seule fleur ; il a fleuri et restera en fleurs jusqu’à la fin de l’été, parce que ça n’est pas un lilas ordinaire, c’est le lilas d’un extraterrestre !
Le mois prochain, notre voisin et son épouse vont fêter leurs 70 ans de mariage ! 70 ans ! C’est quasi le double de mon âge, c’est aussi la durée limite qui était inscrite sur le contrat de vie de mon père qui nous a quitté l’année dernière. 70 ans de mariage, c’est un événement qu’à l’avenir on ne vivra plus jamais en cette époque de ménages recomposés et de mœurs libertines.
Tous les samedis, l’extraterrestre sort sa voiture. Ce sont les courses hebdomadaires et également l’unique sortie de la Dame à Marcel. Un peu plus jeune que lui, cette dernière ne vient pas d’un autre monde, elle, elle est bien de chez nous, elle porte bien son âge mais le fait également. Quand ils partent ensemble, on dirait un fils qui emmène sa mère aux commissions, on dirait un extraterrestre qui enlève un humain vers un autre univers.
A raison de trois fois par semaine, Marcel, vous savez à présent, l’extraterrestre, il s’amuse comme un fou.
Je vous explique.
Nous avons deux gamins à la maison. 9 et 7 ans. Des fous de foot. Alors on a placé un petit goal en bout de terrain, juste derrière le trampoline, et là ils s’en donnent à cœur joie. Mais, si vous avez des enfants, vous allez de suite comprendre, mais qui dit goal et matches de foot, dit pertes de balles.
Des ballons de foot on en achète en moyenne un par mois. Il y a les ballons que le Zouglou – notre idiot de Labrador, vous vous souvenez ? – se plait à déchiqueter et à dévorer après quelques passes maladroites, puis il y a les ballons qui se perdent. Un ballon sur le toit du garage, un ballon trop loin, un ballon ici, un ballon là … Trois fois par semaine, Marcel rassemble les ballons qui ont atterri dans son potager, trois fois par semaine, l’extraterrestre nous renvoie les ballons égarés. Trois fois par semaine le Marcel il shoot en dégageant la balle pour précisément venir la placer dans la lucarne et ainsi marquer autant de buts qu’il n’a récolté de ballons. Faut dire que Marcel il a joué au foot autrefois. Vous savez, à l’époque où la télévision n’existait pas et où les photographies étaient étrangement en noir et blanc.
Mon voisin est un extraterrestre, je vous le garantis !
La semaine passée, nous avons fait la fête jusque tard dans la nuit. Le Marcel ne se plaint pas, le bruit ne le dérange pas, d’ailleurs rien ne semble le déranger. La semaine passée, le lendemain, c’était le jour de l’élagage annuel de Marcel. Dès 6h00, il a placé sa double échelle auprès de son sapin difforme, il a ressorti son taille-haie datant des années 30 et il a élagué l’if pour lui redonner la forme conique parfaite qu’il arborera jusqu’à l’été prochain. Le Marcel il n’a pas tondu son sapin dans le but de nous ennuyer ou pour nous rendre la monnaie de notre pièce (nous avions été bruyants autour d’un barbecue bien arrosé de vins frais), non, c’était à cette date précise que dans son calendrier intérieur il était programmé de procéder à l’élagage annuel et rien ne pouvait y déroger. Alors avec un vacarme ressemblant à celui d’une mitrailleuse sur pied, le taille-haie a fini par avoir raison de notre sommeil réparateur et, un café à la main, nous sommes descendus pour admirer l’extraterrestre juché au sommet de sa double échelle, en équilibre, faisant la coupe d’été à son beau et grand sapin vert.
Hier, comme à peu près toutes les semaines en cette saison, il nous a donné une salade. Enfin, c’est ce qu’on appelle une salade, mais pour nous c’est une espèce de gerbe à feuilles de nénuphars géants. Ces salades-là, y a peine besoin de les rincer, y a rien à jeter et tout est bon à consommer. Avec une salade d’extraterrestre, on se fait trois beaux saladiers à légumes, de quoi se sustenter deux jours durant à 5 que nous sommes dans la famille.
En octobre prochain, l’extraterrestre va avoir 96 ans. Cela ne changera rien. Le temps s’est arrêté pour lui quand il devait avoir la soixantaine à l’époque, c’est d’ailleurs la tanche d’âge ce qu’il paraît avoir.
Des octobres prochains pour l’extraterrestre, il y a fort à parier qu’il y en aura encore des dizaines, car le Marcel, il semble éternel
Mon voisin est un extraterrestre et c’est bien épatant de cohabiter avec un extraterrestre !
FIN
À « Marcel »
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Style : Nouvelle | Par tehel | Voir tous ses textes | Visite : 1384
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Commentaires :
pseudo : Mignardise 974
Qu'il est sympathique, ce bon Marcel ! j'aime beaucoup ! =D CDC !!!
pseudo : Bout de Spoutnik
Un grand coup de cœur pour ce texte extraordinaire! merci et longue vie à Marcel !
pseudo :
Superbe !
pseudo : florilene.m
Enorme CDC!! Et longue vie a Marcel!! :)
pseudo : steph
Extra-ordinaire..... J'ADORE !!!!!
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