Il était une fois deux niches. Des deux côtés de la mer.
Il était une fois deux chiens heureux et sans histoire.
Des deux côtés de la terre.
Les deux chiens avaient chaud et mangeaient bien. Ils avaient des amis.
Ils jouaient avec les enfants sans jamais les mordre.
Ils sautaient aux cous de leurs maîtres dès qu'ils les voyaient entrer dans le
jardin. Ils couraient volontiers après les bâtons qu'on leur lançait.
Comme tous les chiens.
Un chien noir et un chien jaune. Qui ne se connaissaient pas.
Des deux côtés de la mer. Des deux côtés de la terre.
Mais un jour la terre trembla. Terriblement.
Et dans la tête et le cœur des deux chiens tout fut renversé.
Au point que les deux chiens perdirent leurs noms et quittèrent leurs
maîtres.
Comme l'énorme vague, une énorme tristesse les emporta.
Voici leur histoire :
Le chien sans maître et sans nom est noir.
Le chien sans maître et sans nom est triste. Très triste.
Le chien sans maître et sans nom quitte sa grève bretonne et s'en va sur la
grand-route.
Jour et nuit il chemine, chemine.
Il pose son museau sur les genoux d'un paysan qui nettoie son fusil.
- Que me veux-tu ? demande le paysan.
- J'ai besoin d'une caresse. D'une grande caresse car je suis triste, très triste
répondent les yeux du chien sans maître et sans nom.
Le paysan pose son fusil et donne une bonne caresse au chien noir.
Le chien sans maître et sans nom chemine jour et nuit sur la grand-route.
Devant l'église de Rennes le chien sans maître et sans nom s'assoit au milieu
d'un mariage. Le photographe hurle. Mais la mariée s'arrête d'embrasser
le marié et demande :
- Que me veux-tu chien noir ?
- J'ai besoin d'une caresse. D'une grande caresse car je suis triste, très triste
répondent les yeux du chien sans maître et sans nom.
La mariée retire son gant blanc et donne une jeune caresse au chien noir.
Le chien sans maître et sans nom chemine jour et nuit sur la grand-route.
Dans l'hôpital de Caen le chien sans maître et sans nom s'assoit au centre de
la maternité. Le médecin crie. Mais les mamans s'arrêtent de regarder leurs
bébés et demandent :
- Que nous veux-tu chien noir ?
- J'ai besoin d'une caresse. D'une grande caresse car je suis triste, très triste
répondent les yeux du chien sans maître et sans nom.
Les mamans une à une donnent une tendre caresse au chien noir.
Le chien noir chemine et chemine jour et nuit sur la grand-route.
Il entre dans Paris.
Il s'assoit sur la plate-forme de la gare Saint-Lazare. Le chef de gare
interpelle.
Mais les banlieusards s'arrêtent de courir et demandent :
- Que nous veux-tu chien noir ?
- J'ai besoin d'une caresse. D'une grande caresse car je suis triste, très triste
répondent les yeux du chien sans maître et sans nom.
Toutes les mains des banlieusards caressent comme un vent chaud le dos
du chien noir.
Dans un grand magasin très chic le chien sans maître et sans nom s'assoit
entre les rayons des parfums et des sacs. Le chef de rayon maugrée.
Mais des dames très élégantes s'arrêtent de babiller et demandent :
- Que nous veux-tu chien noir ?
- J'ai besoin d'une caresse. D'une grande caresse car je suis triste, très triste,
répondent les yeux du chien sans maître et sans nom.
Les belles mains des belles dames caressent comme le printemps le dos du
chien noir.
Le chien sans maître et sans nom s'assoit sur la scène de l'opéra de Paris.
Le directeur de l'Opéra s'emporte. Mais les danseurs s'arrêtent de virevolter
et demandent :
- Que nous veux-tu chien noir ?
- j'ai besoin d'une caresse. D'une grande caresse car je suis triste, très triste
répondent les yeux du chien sans maître et sans nom.
Chaque main légère des artistes caresse comme un soleil le dos du chien
noir.
Au milieu d'un chantier le chien sans maître et sans nom s'assoit parmi les
ouvriers. Le chef de chantier vitupère. Mais les ouvriers arrêtent le
vacarme de leurs marteaux piqueurs et demandent :
- Que nous veux-tu chien noir ?
- J'ai besoin d'une caresse. D'une grande caresse car je suis triste, très triste,
répondent les yeux du chien sans maître et sans nom.
Les ouvriers se nettoient les mains et donnent de franches caresses au dos
du chien noir.
Sur les hauteurs de Paris le chien sans maître et sans nom est seul.
Il perche très haut son regard dans les nuages.
- Que me veux-tu chien noir ? demande le ciel.
- Est-ce que tu vois toutes ces caresses sur mon dos ? demandent les
les yeux du chien sans maître et sans nom.
- Oui, je les vois. On dirait les diamants sur les fleuves.
- Je voudrais être heureux maintenant, demandent les yeux du chien sans
maître et sans nom.
Le ciel s'agenouille et embrasse le museau du chien noir.
Aussitôt un arc-en-ciel grandit et grandit sur le dos du chien sans maîtres et
sans nom. Il grandit par-dessus la Tour Eiffel, l'Arc De Triomphe et le pont
Mirabeau. Il grandit et grandit. Par-dessus l'Italie, la Grèce, la Bulgarie, la
Turquie, l'Iraq, l'Iran, le Pakistan, l'Inde, le Sri Lanka et descend, descend
doucement, doucement pour se poser place de la Liberté à Jakarta.
Pour se poser sur le dos d'un autre chien.
Un autre chien sans maîtres et sans nom. Mais jaune.
Un autre chien triste, très triste.
Un autre chien qui a cheminé, cheminé de l'autre côté du monde pour
redevenir heureux lui aussi.
Les deux chiens qui ne se connaissaient pas se sont rejoints.
Leur grande tristesse est devenue un arc-en-ciel immense par-dessus la terre.
Et les enfants, qui voient mieux les choses que les adultes, ont bien
remarqué les sept bras et les sept mains puissants de l'arc-en-ciel immense.
Les sept mains de l'arc-en-ciel qui appuient très fort sur le dos de l'océan
indien.
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