J’entendis soudain un craquement derrière moi. Je me retournai, mais il n’y avait personne une fois de plus. Pourtant… Pourtant, je sentais bien au fond de moi qu’une présence néfaste rodait autour de moi, m’épiait sans cesse, là, tapie dans la nuit, attendant son heure pour attaquer.
Que faisait-elle là, au beau milieu de la nuit, seule dans cet endroit lugubre ? Je ne comprenais pas. J’avais envie de me jeter sur elle, de la prendre dans mes bras, de lui dire que je la protègerais toute sa vie durant. Je pressai le pas. Après qu’elle eût longé le quai durant un instant, elle descendit les marches et s’arrêta sous le Pont de la Concorde où elle sembla attendre quelque chose. Mais quoi ?
Je me glissai subrepticement derrière quelque container en bois en regardant ses mains. Elle tenait entre ses doigts un papier. Oui ! J’y étais ! C’était une lettre, une lettre d’amour sans aucun doute. Elle avait un rendez-vous secret avec son amant. Voilà la cause de sa présence. Je ressentis une déception atroce qui lacéra mon cœur énamouré. Les sempiternels propos de mon père et des jésuites me revinrent en mémoire : « la femme est l’incarnation du diable ! Méfie-toi d’elle car, derrière un voile de plaisir, se cache le visage osseux de la souffrance ! » Et j’avais si mal d’imaginer cette beauté élégante dans les bras d’un autre. Moi qui n’avais jamais connu de femmes. Je sentis une jalousie hurlante qui montait en moi. La colère me gagna peu à peu.
Alors que je l’épiais sous la surveillance de la voûte céleste qui décrivait un arc de cercle charmant dans la profondeur de la nuit, je vis une troisième ombre lécher le sol bitumé du quai : il y avait quelqu’un d’autre, là, juste derrière moi. Je me retournai brusquement et vis, tout près de moi, une silhouette indécise plongée dans les ténèbres. Je pris peur et fus soudain paralysé de tous mes membres. La forme indistincte s’approcha lentement de moi, très lentement, jusqu’au moment où elle se glissa jusqu’à une place illuminée par un réverbère.
C’était là, à patienter sans le moindre mouvement. Ca fixait la jeune femme qui, bizarrement, ne semblait pas l’apercevoir. Ca, c’était un homme. Il était de taille moyenne, portait le même smoking que moi, avait les cheveux châtains aussi clair que les miens et son visage… Son visage, je le reconnus soudain : ce front lisse et haut, ses sourcils fins, ses grands yeux, son nez aquilin, sa bouche mince. Son visage… c’était le mien !
Il tourna la tête vers moi et ses yeux bleus, aussi clairs que les miens, lancèrent des éclairs sur moi qui ne pouvais toujours pas bouger. Telle une écume de barbarie, de la salive blanchâtre s’écoulait de sa bouche. Il fit un rictus indescriptible, puis tourna son regard une nouvelle fois vers la jeune femme qui attendait toujours l’arrivée de son amant. Je devinai ce qui allait arriver. J’essayai de pousser un cri mais mes mots restèrent enfoncés dans ma gorge. Je voulus courir vers elle et la mettre en garde contre cet homme mais je demeurai paralysé. J’étais devenu le voyeur d’un drame, un drame commis par un être qui me ressemblait à tout point de vue. Qui était-il ? J’étais fils unique et n’avais donc jamais eu de frère jumeau. Pourquoi me ressemblait-il tant, au point qu’il était identique à mon reflet dans le miroir ? Je n’arrivais pas à trouver de réponses à ces questions.
Tout à coup, alors qu’un éclair frappa Paris dans un vacarme infernal, il se rua sur la jeune femme. Elle tourna la tête vers lui. Il s’approchait. Elle écarquilla les yeux. Il était tout près. Elle poussa un cri terrifiant. Il se jeta sur elle.
Après, je ne sais plus vraiment. Seules quelques images de cette scène horrible me reviennent en mémoire. Il la poussa sur une caisse de chargement fluvial. Elle hurlait toujours. Il lui déchira l’échancrure en dentelles de sa robe. Elle hurlait de plus en plus fort. Il souleva sa robe. Je regardais. Il baissa son pantalon. Elle se mit à glapir telle une plainte muette perdue dans le vent mauvais. Je regardais avidement.
Alors que le firmament était zébré par les coups de fouet de l’orage, des sons stridents de sifflets retentirent sur le quai. Des policiers arrivèrent en courant. Je retrouvai l’usage de mes membres. Je mis à agiter les bras en leur direction et voulus courir vers eux. Mais je n’y parvins pas car mon pantalon de flanelle était descendu sur mes genoux. Je tombai par terre. Ce fut là que je remarquai que la jeune femme était allongée juste à côté de moi, inerte, les yeux injectés de sang, avec des marques violettes autour du cou. L’autre avait disparu. Les policiers arrivèrent à ma hauteur et se saisirent de moi. Je dis que ce n’était pas moi, que c’était lui, celui qui me ressemblait trait pour trait. Je reçus un coup de matraque sur la tête en guise de réponse. Je perdis connaissance.
Il y eut l’interrogatoire durant lequel je clamai mon innocence en disant que je n’avais été que voyeur de la scène du crime. Ils me rétorquèrent que des témoins m’avaient vu me jeter sur la victime. Je criai que le physique de cet homme coïncidait avec le mien. Ils me répondirent qu’on avait utilisé une nouvelle technique policière qui avait révélé que mes empreintes digitales étaient présentes sur le cou de la défunte. Je ripostai que c’était un coup monté, que quelque diablerie funeste se cachait derrière cette affaire. Le juge fit retentir son marteau funèbre et l’on me ramena dans mon cachot.
Et me voici, ici, en train de rédiger ces ultimes mots. Il doit être près de six heures du matin, l’heure fatidique. J’entends déjà résonner les pas des gardiens dans le couloir. Bientôt ma tête roulera dans un grand panier d’osier. Pourtant, avant ma mort, je clamerai une dernière fois mon innocence. Car ce n’est pas moi qui ai abusé et tué cette femme, c’est l’autre. Celui qui me ressemble tant. Je ne suis pas responsable. Le coupable, c’est lui. L’autre moi. L’autre moi… L’autre moi !
Un gardien raconta plus tard que juste après avoir ouvert la porte métallique, le détenu lâcha son miroir de verre qui se brisa en deux morceaux sur le sol. Jusqu’à la dernière seconde, il hurla qu’il était innocent. Il fut guillotiné à six heures du matin.
FIN
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Commentaires :
pseudo : Mignardise 974
sans voix comme d'habitude quand je lis tes nouvelles. ENORME CDC ! =O
pseudo : italogreco
CDc il n y a rien à redire...tout es dit et magistralement...
pseudo : lutece
Epoustouflant! D'une traite je l'ai lue cette nouvelle, j'ai savouré jusqu'à la dernière phrase! Un grand merci à toi pour ce partage géant! CDC
pseudo : féfée
On est pris dans ton histoire, comme si on y était ! CDC
pseudo : damona morrigan
Absolument génial mon petit scribe, bravo et merci
pseudo : w
Merci à vous cinq pour vos messages si sympathiques. J'ai pris un grand plaisir à écrire cette nouvelle où l'inconscient et la schyzophrénie jouent un grand rôle. Et désolé damona, je t'avais promis de la publier avant-hier, mais j'ai délaissé mytexte pendant deux jours. Mille excuses. Je vous embrasse tous.
pseudo : beau printemps
Grandiose.histoire saisissante et très bien rédigée.Merci du partage.
pseudo : w
Merci beau printemps. C'est très gentil de ta part.
pseudo : damona morrigan
C'est moi qui suis désolée beaucoup l'ont lu avant moi, on ne peut pas toujours être présent comme on le souhaiterait. Je t'embrasse !
pseudo : w
Merci encore une fois, douce damona, de m'avoir lu.
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