« Elle est mignonne la p'tiote.
- C'est une jolie fille oui.
- Alors ?
- Alors quoi ? »

Pour deux inconnus, nous allions bon train sur la blonde. Après tout, c'était la fête et quoi de plus convivial que la bière, lorsqu'on n'a pas de champagne ? Le rosé peut-être, lorsqu'il fait chaud, mais les récents orages avaient fait baissé la température de telle sorte qu'un peu d'alcool dans le sang n'était pas de trop pour supporter l'air frais. Je laissais couler sur ma langue les dernières gouttes de ma dernière bière. Avant la prochaine.

« Fais pas ton con avec moi Jeannot, t'as le béguin ou je m'appelle plus Balthazar ! »

Balthazar, ce grand gars mal taillé qui avait fini au trou pour avoir désobéi à la Légion. Au trou puis à la rue. Ses parents devaient vivre dans un autre temps pour l'affubler de cet élégant sobriquet. Ou n'avoir aucun respect. C'est sûrement pour cela qu'ils le laissaient dehors.
Sa manie de m'appeler Jeannot lui était venue de ma dentition un peu récalcitrante. Avec l'âge, mes dents s'étaient remises à peu près en ordre mais je conservais deux belles quenottes. Je papotais avec le SDF depuis bientôt deux heures, un pack de bières aidant. Je connaissais sa vie à présent, et lui un bout de la mienne. Et cette fille. Il reprend.

« D'ailleurs, t'as bien écrit un truc sur ça, le béguin ! Et tu sais même plus le reconnaître ?
- D'accord ! D'accord ! J'ai peut-être le béguin, mais c'est rien du tout. Je la connais même pas.
- Bah oui garçon, c'est normal. Sinon t'appellerais pas ça le béguin.
- T'appellerais ça comment toi ? »

Le grand gars regarda la Lune. Un beau quartier, pour sûr, qu'il disait. J'aimais ces manies, sa façon de s'absenter quelque instant, de se vautrer dans la contemplation, et finalement d'en ressortir un monologue presque suffisant à lui-même. Il devait me rappeler quelqu'un...

« Garçon... Je sais que t'as vécu de chouettes histoires, ça se voit tu sais ! T'as un visage qui se ferme mais un cœur qui s'ouvre, pour peu qu'on sache te faire descendre deux trois bières. »

Nous rions de bon cœur, nos éclats de rire résonnent sur les collines du Mont Valérien. Il continue, la voix graveleuse et puant l'alcool, sûrement autant que moi.

« Sérieusement. Si cette fille te fait un truc là où ça bouillonne... T'attends un signe de quelqu'un pour aller lui causer ?
- C'est presque ça.
- Quoi ?! Ecoute mon Jeannot, si c'est pas toi qui arrive en premier, ce sera pas elle non plus.
- Et pourquoi pas ?
- Tu crois vraiment c'que tu viens de me dire ? »

Non, bien sûr que non je n'y crois pas. Je sais qu'elle me filera sous le nez, comme toutes les autres, si je me tais. Mais je suis si près de la fin. Je décide de tout lui raconter. Le sud, le lys, la Lune, ma faute, et bientôt la dernière rencontre. Mon gars est tout émoustillé, je crois qu'il va chialer.

« Ça pour une histoire... Et les autres pendant ce temps ?
- Y'en a bien qu'une qui me fait oublier tout ça, mais ça ne risque pas d'arriver ! Et pourtant j'ai ouvert ma tronche cette fois-ci ! Comme quoi, tu vois, ça paie pas à tous les coups.
- En attendant, ça paie à aucun coup si tu fermes ta tronche. »

J'adore ce type. Je reprends une bière, il fait soif à parler d'amour.

« Alors mon Jeannot, dans l'ordre, tu vas faire quoi ?
- Finir mon histoire. Et après ça, je suivrai mon cœur. »

Enorme cliché. Mais pour une fois, j'en saisis le sens, mon gars aussi.

« Donc tu vas lui causer à la p'tiote ?
- T'en démords pas hein !
- J'sais pas, c'est mieux d'avoir le béguin sans arrêt plutôt que te trouver une régulière ?
- …
- A moins que tu l'aies déjà trouvée ta régulière ?
- Balthy...
- Ouaip garçon.
- J'te dirai ça la semaine prochaine. En attendant, passe-moi une autre blonde s'te plaît. »