Kyllie avait dut insister plusieurs fois pour que Sahlia finisse par ouvrir le verrou de la porte d’entrée de son appartement.  A un moment donné, juste après son premier coup de sonnette, Kyllie avait bien cru remarquer une ombre derrière le judas de la porte, elle avait pensé que Sahlia l’avait reconnue et qu’elle allait lui ouvrir immédiatement, mais finalement personne n’avait ouvert.  Kyllie maintint  le bouton de la sonnette enfoncé, essayant de se persuader que Sahlia était absente.

Cela suffisait, si Sahlia avait quelque chose à lui reprocher, si elle avait des griefs, il fallait qu’elles en parlent, parce que cette situation-là ne pouvait durer davantage.

Au bout de plusieurs secondes, qui parurent durer une éternité, le verrou avait coulissé et la porte s’était entrouverte.  Sahlia avait embrassé Kyllie, elle semblait heureuse, elle souriait, fit l’étonnée et invita Kyllie à entrer.  Mais il y avait cette expression.  Une Expression dessinée sur son visage rond, comme placardée au milieu du front, une expression de faux !

L’appartement était impeccablement en ordre, comme d’ordinaire, seuls quelques plats gisaient sur l’évier de la cuisine, les six chaises de la salle à manger étaient correctement rangées sous la table et, étonnamment, ni la télévision ni la radio ne fonctionnaient.

Les deux femmes s’installèrent à la cuisine, machinalement, sans rien proposer, Sahlia prépara du café.

Kyllie et Sahlia étaient les meilleures amies du monde, elles se connaissaient depuis des années et elles ne faisaient jamais plus de huit jours sans se contacter.

Sauf depuis près de 7 semaines.  En fait, depuis 43 jours.  Kyllie avait téléphoné, elle s’était rendue chez Sahlia, elle lui avait même écrit, mais elle n’avait eu aucune nouvelle depuis 43 longs jours.

- Que se passe-t-il ? lança Kyllie pour briser l’atmosphère qui lui sembla un peu tendue.  Elle avait réfléchi avant de prononcer ces quelques mots, elle avait essayé de se souvenir de ses derniers faits et gestes, elle s’était repassé en mémoire leur dernière rencontre pour essayer de comprendre, pour tenter de retrouver un élément qui aurait pu provoquer cette espèce de froid entre elles, mais elle n’avait rien trouvé.

- Rien ! répondit sèchement Sahlia sans même se retourner vers son amie.

- Je sens bien qu’il y a quelque chose, tu ne réponds pas à mes appels, tu n’ouvres même plus ta porte, tu n’es plus là pour moi ... je croyais qu’on était amies !?! Kyllie baissa les yeux et retint un sanglot qui l’étouffait.

- Nous sommes amies, mais j’ai eu un gros problème ! susurra Sahlia en versant l’eau dans la cafetière.

- Quel problème ? si je peux t’aider, je suis- Kyllie n’eut pas le temps d’achever sa phrase, Sahlia l’interrompit.

- Tu ne remarques rien ?

- Quoi ? qu’est-ce que je devrais remarquer ?  interrogea Kyllie en observant son amie qui écartait grand les bras pour décrire l’appartement tout entier.

- Regarde bien, tu ne remarques vraiment rien ?

Kyllie repéra les moindres recoins de l’appartement, elle compara avec ses souvenirs, mais elle ne vit rien qui aurait pu la choquer.

- Il ne manque rien ? insista Sahlia en pinçant les lèvres.

- Tu as changé le tapis du salon ? Kyllie n’était pas certaine que ce tapis rouge avait toujours été là, sous la table basse du salon, près du grand aquarium.

- Tu ne vois pas ? soupira Sahlia d'un ton excédé.

Désespérément, Kyllie chercha partout, un détail, un objet, quelque chose à quoi se raccrocher, mais elle ne découvrit rien du tout.

- Je suis désolée, je ne remarque rien d’anormal qui pourrait justifier - une nouvelle fois, Sahlia la coupa, mais cette fois, elle ne parla pas simplement, elle hurla.

- Jeffrey !  Jeffrey n’est pas là, il n’est plus là, il est parti ! sa voix avait un timbre amusé, contrastant avec la dramatique situation.

Kyllie se sentit coupable, elle avait complètement oublié Jeffrey le compagnon de Sahlia, au bout de quelques secondes, le regard fuyant, elle parvint à ouvrir la bouche et à parler.

- Je, pardonne-moi, je, que s’est-il passé ?  Vous vous êtes disputés ?

- Il est parti, un point c’est tout !

- Sans raison, il est parti, sans rien te dire ?

- Nous nous sommes disputés, il a claqué la porte en prétendant qu’il ne reviendrait plus jamais.  Il n’a rien emporté !

- Ca passera, c’est une simple dispute, cela fait longtemps maintenant que vous vous connaissez, tu le connais d’ailleurs mieux que moi, tu sais qu’il t’aime, et qu’il reviendra ! tenta Kyllie pour consoler l’autre fille qui s’était assise lourdement en face d’elle.

- Il ne reviendra pas, je te le promets !  De toutes manières, je m’en moque !

- Ne dis pas des choses que tu ne penses pas, ça s’arrangera, tu verras.

- Je n’en ai pas envie, si j’ai préféré ne pas te voir ces derniers temps, c’était pour ne pas devoir répondre à tes questions, j’en avais assez de la vie avec Jeffrey, je ne le supportais plus, et c’est beaucoup mieux ainsi !

- Mais, - Kyllie se tu, il n’y avait rien à ajouter.  Cela l’étonnait, elle avait toujours cru que Sahlia et Jeffrey avaient une relation sérieuse, durable, saine et profonde, mais si ce n’était pas le cas, finalement, cela ne lui regardait pas !

Elles avalèrent leur tasse de café, la pièce sembla subitement plongée dans un silence glacial.

- Si on passait au salon, peut-être pourrions-nous en discuter un peu plus ? proposa Kyllie maladroitement.

- Surtout pas, je ne veux plus en entendre parler ! abrégea Sahlia en déposant brusquement sa tasse vide sur la table.

- J’ai du mal à te suivre, c’est la toute première fois que je ne te comprends pas ! dit encore Kyllie exaspérée, en levant les yeux au plafond.

- Nous sommes des amies, c’est un fait, mais nous ne sommes pas pareilles, je ne suis tout de même pas obligée de me justifier auprès de toi !?! s’emporta sans raison Sahlia.

- Non, je ne prétends rien, je ne veux rien savoir, mais si tu as besoin de quelqu’un-

- Je n’ai besoin de personne, juste de la paix, qu’on me fiche la paix et que tout cela soit terminé ! Sahlia se leva d’un bond, et presque malgré elle, elle alla s’asseoir dans l’énorme divan en L du salon.

Kyllie l’imita en la suivant et elle vint s’asseoir auprès de son amie, mais elle remarqua une étrange lueur dans les yeux de celle-ci lorsqu’elle s’approcha pour lui prendre la main.

- Je suis désolée, Kyllie, je voudrais être seule ! Sahlia bondit hors du divan comme pour l’inviter à s’en aller.

Kyllie retint les larmes qui avaient noyé ses yeux, elle soupira, serra les doigts dans la paume de ses mains et chercha ses mots.

Seuls les clapotis de l’aquarium résonnaient dans le salon ou régnait une ambiance mortuaire.  Kyllie regarda l’eau bleue dans laquelle de magnifiques poissons exotiques nageaient calmement, comme balancés au rythme des algues vertes qui tourbillonnaient avec l’air propulsé de la grosse pompe.

- Kyllie ! hurla Sahlia, sans raison.  La femme sursauta, et foudroya l’autre d’un regard hébété.  - Heu, pardon, excuse-moi, je suis très nerveuse, laisse-moi, s’il te plaît, reviens une autre fois, mais pour l’instant laisse-moi ! dit encore Sahlia en soulevant Kyllie par le bras, comme si elle voulait la jeter dehors.

- Je ne peux vraiment rien pour toi ? demanda Kyllie en reniflant.

Sahlia n’eut pas le temps de lui répondre, la sonnerie du téléphone retentit.

Trois, quatre fois, puis le répondeur se mit en marche.  Le message enregistré ne faisait plus mention du nom de Jeffrey, à présent, il disait que le numéro formé était bien celui de Sahlia, qu’elle était momentanément absente et qu’elle rappellerait plus tard.

Cette fois, Kyllie fut étonnée, parce que si elle avait composé ce numéro des dizaines de fois ces derniers jours, et si, à chaque fois, elle avait bien écouté ce message-là, c’était la toute première fois qu’elle remarquait que le nom de Jeffrey n’était plus mentionné.

Tandis que Sahlia se rapprochait de l’appareil pour écouter qui l’appelait, Kyllie s’avança, elle prit son manteau, regarda distraitement autour d’elle, jeta un dernier coup d’oeil à l’aquarium, y recherchant une certaine sérénité, puis, comme elle enfilait la première manche de son par-dessus, elle stoppa net son geste instinctif et resta bouche bée, estomaquée.

Dans le fond de l’aquarium, parmi les petits cailloux de toutes les couleurs, ce n’était pas une algue marine qui flottait, ce n’était pas une herbe ou un gadget pour amuser les poissons bien que ceux-ci y tournoyaient gaiement et que d’autres - les carnivores - s’en nourrissaient, non, ce n’était rien de tout cela, c’était juste une main, une main d’homme, avec quatre doigts, et le moignon d’un cinquième manquant, une main dont l’annulaire portait une bague en or, la même que celle de Sahlia, une main morte, la main de Jeffrey.

La voix dans le répondeur aurait pu dire n’importe quoi, ni Kyllie, qui avait perdu toute notion, ni Sahlia qui avait vu ce que son amie avait repéré, ne l’entendirent.  Sahlia empoigna la statuette de bronze sur la table du salon, et rageusement, elle se jeta sur Kyllie... 

FIN.