Héléna, assise sur un banc derrière sa maison, admirait le ciel nocturne. L’été battait son plein dans une atmosphère chaude et humide. Des orages éclataient parfois, alourdissant l’air plus qu’ils ne le rafraîchissaient. Dans la journée, Hénéla suffoquait. Elle profitait de la nuit pour vivre un peu, au ralenti, en regardant les étoiles. Avec les privilèges attachés à son âge, elle pouvait se permettre de se souvenir sans véritable nostalgie mais avec des regrets, peut-être… Enfant, Héléna aimait déjà veiller durant des nuits entières. Elle les passait le nez levé vers le firmament, les yeux rivés à ces outre-mondes morts depuis longtemps. Elle reconnaissait plus ou moins bien les différentes constellations mais ce n’était pas cette connaissance qui l’intéressait. Elle lui préférait de beaucoup les rêves déclenchés par la vision de ces points lumineux, clignotant parfois ou traversant la voûte céleste en un éclair flamboyant pour aller se perdre dans l’infini du cosmos. Pour voir une multitude d’étoiles filantes, Hénéla avait appris très tôt que la période la plus propice se situait aux environs du quinze août. Elle écoutait alors avec beaucoup d’attention les prévisions météorologiques afin de savoir si elle pourrait ou non formuler toute la cohorte de vœux qui encombraient son esprit. Héléna, toutefois, ne se contentait pas de la belle saison pour se livrer à ce plaisir anodin. Ainsi ne dédaignait-elle pas sortir par les froides nuits d’hiver, lorsque le gel figeait la nature. Ses parents la grondaient par peur qu’elle attrapât mal mais elle s’en moquait. Dès qu’ils avaient regagné leur lit, elle poussait une chaise devant la fenêtre, l’escaladait et s’asseyait sur l’appui après avoir ouvert les volets. Emmitouflée dans une couverture, la pureté du ciel, incomparable à cette époque de l’année, valait bien de risquer un rhume. Et jusqu’au petit matin, Héléna restait immobile à scruter les nuées inaccessibles. Contrairement à l’été toutefois, il était rare de voir la Voie Lactée, son spectacle stellaire préféré, celui qui provoquait en elle le plus d’émotions et des sensations indescriptibles. Observant toujours cette myriade de lucioles avec beaucoup d’intensité au point de laisser s’embuer son regard, elle croyait y lire son avenir. Quel devait-il être ? Héléna avait toujours été grande en taille pour son âge mais ça ne l’empêchait pas, comme beaucoup d’autres petites filles, de rêver devenir Petit Rat puis plus tard, peut-être et pourquoi pas, danseuse étoile. Son corps longiligne se prêtait merveilleusement à la danse. Elle s’exerçait à la barre plusieurs heures par jour déjà depuis quelques années. Parallèlement, elle étudiait la musique et ses doigts effleuraient les touches du piano avec un certain talent. Prise entre ses deux passions inculquées par ses parents, Héléna s’intéressait peu à l’école. Ainsi, durant ses années d’enfance qui défilèrent sans qu’elle s’en fut rendue compte, Hénéla se partagea entre les deux disciplines sans en conserver de souvenirs précis sinon d’avoir parfois pleuré de douleur et de fatigue. N’ayant eu aucun point de comparaison avec la vie des gamines de son âge, elle ne pouvait pas affirmer avoir été heureuse ou le contraire. Parvenue à l’adolescence, Héléna dut se rendre à l’évidence de devoir choisir entre danse et piano. Possédant un bon niveau dans les deux domaines, il était exigé d’elle qu’elle franchisse le palier supérieur dans l’un ou l’autre. Il lui serait désormais impossible de continuer à mener les deux de front puisqu’elle ne pourrait exceller à la fois dans chacun. Elle hésita longtemps, sa future carrière se jouait. Plus elle réfléchissait, moins elle parvenait à décider. Sa mère tenta de l’influencer, insistant sur sa grâce naturelle, sa plastique irréprochable que la danse valorisait. Son père, qui eût préféré qu’elle devint musicienne, argumentait que jouer du piano promettait une longévité artistique et publique que physiquement, la danse n’offrait pas. Cependant, il convenait, du bout des lèvres, qu’il eût été dommage de priver les spectateurs de tant de grâce de sorte qu’il finit par s’incliner. Malgré cet accord tacite entre ses parents, Héléna continuait à peser le pour et le contre. Jouer ou danser ? Dans un cas comme dans l’autre, il lui faudrait devenir la meilleure pour recevoir pareillement les applaudissements. Seuls les moyens pour faire vibrer le public différeraient. Ce serait avec ses mains ou avec son corps. Ce furent en fin de compte deux détails qui dirigèrent Héléna vers la danse. D’abord, son admiration immodérée des étoiles auxquelles elle aimait se confier. Sans être particulièrement mystique, elle croyait en elles, se disant que plus tard, bien plus tard, lorsqu’elle ne serait plus, son âme les rejoindrait pour briller parmi elles. Ensuite, le cadeau d’une de ses grands-mères qui lui offrit une copie en bronze de " La Danseuse " du sculpteur Degas. Héléna en tomba éperdument amoureuse au point que tout lui parut soudain très clair. Elle deviendrait danseuse étoile. Cet objectif fixé, Héléna n’eut alors de cesse que de travailler, travailler toujours et encore plus que tout autre afin de devenir non pas la meilleure mais la première, l’unique. Elle oublia tout, sacrifiant sans même y songer sa vie d’adolescente puis de jeune fille pour se laisser entièrement dévorer par cette passion excluant la moindre médiocrité. Il fallait impérativement que tout ce qu’elle entreprendrait fut parfait, jamais vu. Sans qu’elle en eût conscience, le vide se fit rapidement autour d’elle. Elle n’eut bientôt plus d’ami ni de camarade. Tous ou presque admiraient sa pugnacité et sa force de caractère mais peu s’en accommodaient. En vérité, ils se demandaient si cette recherche de la perfection ne tournait pas à l’obsession en entraînant Héléna vers une forme de folie mégalomaniaque. La jeune femme n’avait plus aucune considération pour personne, même plus pour ses parents. Prise dans l’étau d’une compétition impitoyable au sein de laquelle la concurrence était féroce, elle ne montrait aucune reconnaissance à quiconque pour les succès obtenus qu’elle jugeait avoir seule forgés et mérités. Ses professeurs successifs avaient pourtant contribué à cette réussite mais alors qu’elle parvenait maintenant au faîte de sa gloire, ils s’interrogeaient eux aussi. A constater la manière dont se comportait Héléna, n’avaient-ils pas fabriqué une prédatrice plutôt qu’une artiste ? Héléna pensait mériter sa renommée grâce à ses seules qualités. Elle oubliait que son caractère emporté, intransigeant et intolérant y entrait aussi pour beaucoup. Ses partenaires la décrivaient comme une arriviste pour laquelle tous les moyens étaient bons pour parvenir à ses fins. Et elle menait sa barque, il est vrai, comme une véritable carriériste. Elle ne pardonnait rien, n’excusait personne. Exigeante envers elle-même, elle demandait souvent aux autres plus qu’ils ne pouvaient donner, ce qu’elle n’admettait pas. Parfaitement exécrée au point que la plupart des danseuses et danseurs redoutaient ou refusaient de travailler avec elle, elle avait néanmoins charmé le milieu dans lequel elle évoluait et auquel elle servait souvent d’exemple. A cause de son immense talent, on lui pardonnait tout même si dans son dos on la traitait de diva capricieuse. Le public l’adulait. Il en avait fait une icône à laquelle nul ne pouvait reprocher quoique ce soit sur le plan professionnel malgré les scandales attachés à son nom faisant la une des gazettes. Devenue femme, Héléna éprouvait seulement des sentiments pour la musique et la danse en particulier. Elle ne savait pratiquement plus s’exprimer autrement. Elle interprétait merveilleusement l’amour, ravissant des salles entières, sans en connaître le plus petit frisson. Elle refusait sans discussion tout ce qui était susceptible de l’écarter de son art ne fusse qu’un instant. Toujours en représentation, elle voyait dans les hommes seulement des partenaires de ballets incapables, pour la majorité, de rivaliser avec elle. Elle les utilisait comme faire-valoir, les écrasant de toute sa beauté et les méprisant pour leur inélégance. Les rares moments où elle aurait pu être surprise à manifester un peu d’humanité tenaient en ces nuits interminables où, solitaire, elle se livrait aux étoiles. Héléna avait atteint son but. Elle était elle aussi une étoile brillant des mille feux de la célébrité mais sur terre, seulement. Elle redevenait alors la petite fille de jadis, pleine d’humilité, pour celles qu’elle appelait en secret ses amies. Elle partageait sa notoriété avec la Voie Lactée, ces poussières d’étoiles qui traversaient les cieux. L’ambition d’Héléna n’avait pas connu de borne mais elle suspendit brusquement sa carrière alors que les critiques lui accordaient encore quelques belles années de succès avec l’accession à la maturité. Personne ne sut ni ne comprit pourquoi sinon à mettre cette décision sur le compte d’un caprice ayant pour but de faire encore parler d’elle. Nul ne douta qu’elle céderait aux appels d’un public frustré mais toutes les supplications furent impuissantes à l'infléchir. D’ailleurs, peut-être ne les entendit-elle pas puisque nul ne sut où elle disparut. Elle se moquait des supputations faites. L’essentiel tenait en ce qu’elle savait pourquoi elle avait précipité sa fin de carrière. Ces derniers temps, dans les luxueuses chambres d’hôtels où elle était censée se reposer, elle avait commencé à sentir une certaine lassitude annonciatrice du déclin qui ternit immanquablement l’aura de toutes les étoiles. Elle ne voulait pas finir sur un accident stupide ou un corps qui ne lui obéirait plus. Elle refusait d’entendre les sarcasmes remplacer les louanges. Alors qu’elle avait mis des années à gravir les échelons d’un art difficile, elle préférait se retirer de la scène et de la vie publique par la grande porte. Complètement lucide et pas aussi enivrée par sa gloire que les médias le prétendaient, elle se jurait pourtant que ce ne serait qu’une éclipse. Elle reviendrait mais plus comme danseuse. Elle ne daigna cependant jamais s’expliquer. Elle tenait à ce que le mystère dont elle s’était entourée jusque-là se transformât en mythe. Elle y réussit pleinement, comme dans tout ce qu’elle avait entrepris. L’échec terrifiait Héléna. Ainsi réapparut-elle quelques années plus tard, aussi brutalement qu’elle avait disparu. A grands fracas publicitaires soigneusement orchestrés, elle réinvestit très vite les théâtres les plus prestigieux non plus comme danseuse, comme elle se l’était promis, mais avec sa propre troupe de ballet. Transformée en chorégraphe géniale, elle suscita rapidement jalousie et inimitié comme à sa plus belle époque. Elle démontra avec brio que sa reconversion de la danse classique vers des spectacles plus modernes et même d’avant-garde abattait les frontières dressées par les puristes. Elle réussit à convaincre les plus grands parmi lesquels le célébrissime Maurice Béjart, la couvrait d’éloges. Sur le ton de la boutade qui était souvent le sien, il confiait aux journalistes qu’Héléna apportait à la danse sa vision créatrice de femme comme lui avait essayé d’y apporter la sienne en tant qu’homme. Ce qui pouvait être interprété comme un très grand compliment n’émut pas Héléna. Elle avait toujours aussi peu de considération pour les autres et ce que l’on pensait d’elle, persuadée d’être à la fois la meilleure et d’avoir toujours raison. Cependant, après avoir écumé toutes les grandes salles, participé aux festivals les plus cotés et, accessoirement, épuisé un nombre incalculable de danseuses et danseurs, elle rejoua la scène de la fuite. Après ce premier retour fracassant, nombreux avaient été ceux qui l’avaient interrogée sur sa retraite anticipée de danseuse. Selon son habitude, elle n’avait rien révélé de ses motivations, se bornant à parler du spectacle en cours. Les amateurs de confidences qui avaient voulu savoir pourquoi elle avait constitué sa propre compagnie en furent pour leurs frais. Héléna avait simplement voulu faire interpréter par d’autres ce qu’elle jugeait ne plus pouvoir accomplir. Durant les quelques années de son absence où les pires hypothèses avaient couru sur son compte, elle avait formé des élèves jusqu’à les mener à maturité. Une fois atteinte, Héléna, toujours aussi vaniteuse, avait décidé de revenir pour recueillir les fruits d’un nouveau triomphe. Comblée par le résultat qui avait dépassé ses espérances, elle pouvait se retirer de nouveau alors que tout le monde s’attendait à ce qu’elle revint dans un nouveau rôle. Elle-même n’excluait pas cette possibilité, malgré son âge. Mais si elle revenait effectivement, ce ne serait ni en danseuse, évidemment, ni en chorégraphe. En musicienne, peut-être… Malgré le travail harassant exigé par la danse et la chorégraphie, Héléna n’avait jamais complètement abandonné la pratique du piano, gardant toujours présente à l’esprit la réflexion de son père à propos de la carrière de musicienne. Elle avait d’ailleurs déjà entrepris sa troisième reconversion au travers de la composition de musiques pour son corps de ballet. Héléna ambitionnait d’entamer une dernière ligne droite. Peut-être un peu grisée toutefois par une certaine facilité due à ses dons, elle ne prépara pas assez soigneusement sa nouvelle résurrection. Elle s’épuisait vite, se lassait rapidement et peut-être aussi crut-elle naïvement que l’apparition de son nom sur une affiche suffirait à garantir le succès. Moins constante qu’autrefois, son désir de composer de la musique symphonique se réalisa sans rencontrer l’adhésion attendue tant de la part du public que des professionnels. Elle joua, certes, mais les critiques qui l’estimaient encore pour ses carrières précédentes, l’incitèrent à sortir par la petite porte des compositeurs. Jamais elle ne figurerait dans leur grand livre d’or même si elle avait déjà acquis la postérité autrement. Les musicologues prirent moins d’égard et l’assassinèrent littéralement. Ils ne se privèrent pas d’écrire que si Héléna avait été une étoile divine dans le milieu chorégraphique, elle avait composé des musiques de ballet tout juste honnêtes. Quant à ses œuvres symphoniques, elles concrétisaient seulement le résultat du travail d’une bonne musicienne, sans plus. Leur manquaient le génie du cœur, la folie de la passion. Elles traduisaient uniquement la maîtrise d’une excellente technique et c’était bien sûr insuffisant pour soulever l’enthousiasme des foules. Sur ce premier échec de son existence, Héléna prit le parti de quitter définitivement la scène et la vie publique. Elle se retira dans la maison de sa jeunesse, celle de ses parents. Elle put tout à loisir profiter de sa fortune en admirant les étoiles, habitude qu’elle n’avait jamais perdue et à laquelle elle s’abandonnait sans retenue avec un immense plaisir. Vieille combattante de l’art, comme elle se qualifiait volontiers, elle n’avait rien perdu de sa superbe. Pour occuper ses journées, elle songea à écrire ses mémoires puis y renonça. - Si je suis aussi piètre écrivain que compositeur, ce qui est probable puisque je n’ai guère eu de temps à consacrer aux études, je m’expose à un nouveau fiasco. Pas question ! Des éditeurs lui proposèrent des nègres pour l’immortaliser mais elle refusa. Elle ne voulait laisser à personne le soin de raconter sa vie à sa place. D’ailleurs, plus elle y réfléchissait, plus elle prenait conscience que le bilan de son existence se résumait finalement à tellement peu de choses qu’elle n’avait rien de passionnant à transmettre à ses admirateurs. Depuis sa plus tendre enfance, une sorte de routine s’était instaurée au travers du travail, des spectacles et d’incessants voyages durant lesquels elle n’avait jamais eu le temps de visiter les pays où elle avait dansé. En dehors de ça, rien. Ce mot, dans sa brève consonance, était effrayant. Héléna s’en rendait compte seulement aujourd’hui alors que devenue une vieille femme, elle n’avait même pas la ressource de chercher des consolations au sein d’une famille. Elle n’avait pris ni le temps d’aimer ni de concevoir des enfants. C’eut été pourtant possible durant sa première éclipse. Elle était alors encore jeune et aurait pu se retirer définitivement afin de mener une autre vie mais dévorée par l’ambition, elle avait seulement songé à elle, à son corps qu’une maternité aurait disgracié. Pas plus les femmes que les hommes ne l’avaient intéressée sinon pour les utiliser comme des pions. Elle avait accepté d’être aimée, adorée même mais pas de donner d’elle autre chose qu’une image. Héléna avait voué sa vie à Terpsichore et ce sacrifice valait bien toutes les amours. Désormais seule sur son banc à admirer les étoiles, elle leur confiait ce qu’elle considérait être son véritable échec.- Mes Chers Anges, si vous saviez… J'ai toujours voulu vous ressembler tant et si bien que j’ai oublié de vivre pour y parvenir. Je suis devenue une étoile filante, une comète dont il reste seulement un trait de lumière et une queue en poussières !
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Style : Nouvelle | Par MARQUES Gilbert | Voir tous ses textes | Visite : 505
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