Et si tout avait été différent ? Si tu étais venue vers moi ? Je me souviendrai toujours de ce moment. Une gare, quelques arbres déprimés, rien de bien précis dans le décor à part le vent et le froid, et puis le train. Ces trois wagons, ces « petits gris » comme nous aimions les appeler, si sages sur leur chemin de fer. Et moi qui t'attendais sur le quai. Les petits gris passent sans me voir, inlassables sur leur chemin tout tracé. Les voici qui s'arrêtent finalement. De toutes les portes qui s'ouvrent, la vie s'échappe sous forme d'attaché-case, de « allô ? », de quelques joggings accompagnés de plusieurs « wesh gros ! », de diverses mini-jupes, de rires stridents, et puis ton sourire, et tes grands yeux bleus.

Je revois nos soirées, nos nuits, toutes nos nuits sages et timides, et toutes les autres que nous n'avons pas eues, celles que j'ai rêvées, celles qui sont parties, celles que nous n'aurons plus ; en fait, celles que nous n'avons jamais eues. Il y avait toujours en toi cette gêne, presque une peur, du contact. Tu ne m'avais jamais touché avant cette fameuse soirée. Une victoire d'un ballon pas tout à fait rond, mais je ne sais plus, car il n'y avait plus que ta main sur mon épaule, et ton sourire. Et tes grands yeux bleus.

Nos silences aussi, je les entends, je les sens encore. Tant de silences. Pourquoi modeler le bruit, alors qu'il suffisait de nous offrir à nos sens ? A nos cœurs, auraient dit certains. Je n'ai jamais su s'ils avaient raison, et sans doute étaient-ils dans le vrai, au moins pour moi. Nous étions deux animaux, louvés l'un dans l'autre, sans même nous toucher. Juste ton odeur. Elle m'enveloppe délicatement, lin de soi. Elle m'enivre peu à peu, liqueur d'âme. Elle m'embaume pour m'enterrer près de toi, parfum d'inconnu. Je me souviens de ton odeur comme d'une chasseresse, je suis sa proie, délicieuse attaque. Et quand j'allumais mon regard de loup, tes grands yeux bleus.