Lors de mes voyages à travers le pays, au fur et à mesure que mes racines s'étendaient, je multipliai les rencontres de toutes sortes. Fougères esseulées, souches délaissées, forêts encore vierges, feuilles presque mortes et autres mauvaises herbes ; mais aussi de somptueux vergers, des potagers pleins à craquer, des champs de céréales à perte de vue... Tant d'autres encore, je m'y perds parfois ! Mais j'aime. Nous partagions et cela nous faisait mûrir ensemble.

Au terreau qui me fait vivre, j'ajoutais le leur. Et leur soleil, puis leur pluie, leurs engrais parfois, quelques mauvaises herbes mais toujours repoussées par la flore de ma passion. Dans cet échange quasi fusionnel, presque vital malgré nous, nous étions bien forcés de nous faire confiance. Et puis, se retrouver coincés à deux sous la pluie, le soleil brûlant ou encore sous les tirs dégoûtants des oiseaux, cela crée facilement des atomes crochus. J'avoue cependant avoir une préférence pour la pluie, mais qu'importe. Grâce à eux, mes racines poussaient bien en terre, mes branches tendaient vers le ciel et je produisais des fruits savoureux en tartes, en compotes, en confitures, en plats cuisinés ou encore tout simplement, puisque je les offrais ainsi, à la bouche.

Et un jour où je me baladais, repu de ces amis d'un instant, je croisai un bloc de calcaire. Dans ce bloc, je vis un artiste sculpter de belles choses. Vraiment, de très belles choses ! J'avais déjà vu l'argile se modeler, puis de lierre se parer ; le bois se tailler, puis de mousse s'habiller ; mais jamais encore une matière morte si loin de la nature, et pourtant si belle. Je vis l'artiste, de calcaire également, créer d'autres artistes à son image, dans son calcaire. La pureté du blanc me laissa penser que le beau vouait une passion à la vie, et grand mal m'en prit. Je m'approchai.

Les enfants de calcaire me trouvèrent fort sympathique au demeurant. Un feuillage si vert, ce tronc si majestueux, des fruits si généreux, ! Qu'il y avait là matière à discuter, à admirer, à se régaler ! Je laissai mes nouveaux amis goûter à mes fruits, caresser mes feuilles et tailler quelques mots dans mon tronc. Je m'en remettrais, et puis ils étaient si gentils, si mignons à danser tout autour de moi.

Quelques temps après notre rencontre, nombres d'aventures passées et, pensions-nous, d'aventures à venir, je leur présentai quelques-uns de mes amis. Pour la plupart, de jolies fleurs, mais aussi d'autres arbres à fruit, et même certains dans le genre animal, mes préférés. Parmi eux, le papillon. Celui-ci s'en vint voleter devant leur nez de calcaire, puis se cacher dans mes faîtes, inaccessibles pour ces êtres si lourds de naissance. Curieux, ils voulurent le revoir, mais je ne pouvais forcer le bel être à se montrer à nouveau. Je pus seulement leur dire que sa couleur accompagnait le soleil.

Leur colère fut terrible. De quel droit osais-je leur cacher une si belle chose ? Et si provocante de surcroît, qu'elle connaissait par cœur mon ramage, à force d'y voleter ! Hardies, leurs mains de craie s'enquérirent de haches et de scies, et me tailladèrent à grands coups. Mais je résistai. On envoya les termites. Mais je résistai. Finalement, il n'en resta qu'un. Le plus malin, le plus sournois, ou le plus idiot. Celui-ci était certain d'avoir vu même deux papillons ! Il porta l'ultime coup de hache... Qui n'eut d'autre effet que faire tomber un fruit blette sur son crâne blanc. O rage, ô désespoir ! Jamais ils ne sauraient la couleur de ces papillons.

Je tirai de cette aventure qu'on ne mélangeais pas la vie au joli, à moins de pouvoir en porter les fruits ; et jurai qu'on ne m'y reprendrait plus à apprécier le beau sans en voir la sève.