La course à pied, c'est son truc. Il court plutôt le matin, à la fraîche, été comme hiver ses pas martèlent le sol à un rythme régulier. A peine réveillé, une main d'eau fraîche sur le visage, un coup de brosse sur les dents et il enfile short, tee shirt, chaussette et veille à bien lacer ses chaussures. La douche et le coup de lame, se sera pour plus tard, en rentrant, pour détendre les muscles et se débarrasser de la nuit une bonne fois pour toutes.
Il glisse ses clefs dans sa poche, se branche sur sa radio préférée qui diffuse de la musique sans interruption, ouvre la porte et la referme doucement pour ne pas réveiller le voisin. La clé de l'appartement dans la poche, il est prêt. Petites foulées durant 9 à 11 kilomètres les jours de grande forme.
La course à pied c'est sont truc, en dix minutes sa tête se vide, il n'entend plus que le bruit des running qui tapent le sol, et son souffle devenu régulier. Peu à peu il sent ses muscles se réchauffer, les petites contractures se dénouer et ses synapses se brancher en mode détente.
La course à pied c'est son truc mais ce qu'il préfère, c'est voler. Dans sa tête. Comme certains oiseaux un peu patauds qui courent maladroitement pour s'envoler, il court pour atteindre ce moment ou il se sent si léger qu'il à l'impression de décoller légèrement du sol. C'est souvent à se moment là qu'il ressent ce grand vide à l'intérieur de son corps, comme allégé de tous ces organes inutiles, concentré sur la course il se transforme, s'affine, s'affûte.
Et les souvenirs affluent.
La course à pied c'est son truc. Il est bien au fond de la classe. Il à 10 ans et il rêve. C'est son rêve. Dans le grand parc qui entoure les vieux bâtiments du collège, il court. De plus en plus vite, il court. Il se dirige vers cette petite butte qui s'élève légèrement, juste ce qu'il faut. Face aux arbres, le dos aux fenêtres fermées sur les souvenirs douloureux, les moqueries, les faiblesses, les ricanements, les petites méchancetés qui transforment les belles journées en longs calvaires, le tremplin l'attend. Réussira-t-il ? Souvent il lui faut plusieurs essais. Arrivé au bord, il s'élance. Les bras bien écartés, la tête à peine relevée, il pousse d'un coup vers le ciel, visant la cime des arbres. C'est important de viser la cime des arbres, quand il ne le fait pas, la plupart du temps il échoue. Ca y est, les jambes en écart ciseaux, il décolle du sol, la marque de ses derniers pas dans l'herbe mouillée. Il plane au-dessus du parc, presque sans agiter les bras, comme une poupée en bois non articulée. Il ressent alors une joie immense, un bonheur sans mesure aucune. Libéré, nettoyé, régénéré il peut revenir.
La course à pied c'est son truc. Mais ces derniers temps, ces dernières années, les souvenirs de ces moments magiques où tout devenait si simple après quelques rouleaux dans le ciel ne viennent plus aussi souvent. Il échoue presque chaque jour à s'envoler dans sa tête comme quand il était petit. Il a compris depuis longtemps que la maîtrise du rêve, du vol est liée à la pureté de ses intentions et à la réalité des peurs et des angoisses qu'il essaie de fuir. Petit, les difficultés qu'il fuyaient ; sa petite taille relative et sa propension à ne pas écouter durant les cours lui attirant les moqueries de ses camarades de classe et des ennuis avec ses professeurs ; étaient relativement facile à évacuer en rêvant sa course et en planant quelques instants au-dessus des bois.
La course à pied c'est son truc mais cela ne fonctionne plus aussi bien. Les difficultés de la vie se sont collées à ses baskets comme une terre glaise épaisse et gluante, ralentissant sa foulée et noircissant ces souvenirs. Sa femme l'a quitté il y déjà deux ans, et ses enfants qu'il n'a pas eu ne l'appellent pas pour prendre de ses nouvelles. Il est un peu seul, son cercle d'amis a rouler, comme un cerceau, en dehors de sa vie. Dans son petit deux pièces, l'espace lui manque, il se sent à l'étroit au dernier étage pourtant il a une vue imprenable. Tellement imprenable d'ailleurs que personne n'en voulait. C'est pour cela qu'il a pu obtenir ce logement malgré son maigre pécule de chômeur en fin de droit.
La cours à pied c'est son truc mais il a perdu quelque chose en courant pour lui. Sur son chemin il n'y a plus de petite butte, pente douce et herbe mouillée. C'est une montagne infranchissable qui se dresse devant lui. Malgré tous ses efforts, malgré l'élan qu'il prend tous les matins, malgré ses souvenirs qu'il essaie de préserver pour garder en lui cette petite flamme qui le faisait courir vers la cime des arbres, il n'y arrive plus vraiment.
La course à pied c'est son truc et ce matin il a décidé de changer de tremplin de réaliser son rêve et retrouver cette sensation de plénitude. Il a compris que s'il réussissait à trouver un tremplin à la mesure de ces problèmes, il pourrait les franchir d'un seul bond. Laisser la trace de ces pas dans l'herbe mouillée et bras écartés, jambes en ciseaux reprendre son vol libre.
Ce matin, je n'ai pas entendu la porte du voisin se refermer doucement vers 6h. Un peu taciturne ce voisin. Toujours dans ses pensées, il me croise souvent sans me voir. C'est vrai qu'avec tous les problèmes qu'il a, c'est compréhensible. Sa femme qui l'a quittée il y a deux ans emportée par un cancer m'a raconté la concierge. Il ne s'en est jamais remis, il croit qu'elle l'a quittée sans raison. Il a perdu son emploi de chauffeur de bus aussi, il s'est endormi au volant à cause des tranquillisants et son car s'est arrêté dans une boulangerie. Heureusement sans faire de victime, sauf lui bien sur qui a été licencié sans indemnité. Les parois son minces, et je l'entend parfois sangloter. Je l'imagine dans son lit recroquevillé sur lui même, seul. Parfois il a de la compagnie, j'entend une vois juvénile, on dirait celle d'un jeune garçon. L'autre jour j'ai retrouvé un sac rempli de boites vides de médicaments de toutes sortes, coincé dans le vide ordure sur le palier. Il est sur la mauvaise pent.e Heureusement, qu'il fait un peu de sport.
Car la course c'est son truc. Depuis que j'habite à côté de chez lui, ça fait 2 ans maintenant qu'il a pris en location le petit deux pièces attenant à mon appartement, tous les matins il part courir. Une heure. Quand il revient je l'entend, un peu essoufflé, qui ouvre sa porte doucement, tout concentré à ne pas réveiller ses voisins, enfin moi en fait. Parfois je l'attends, je le guette par l'oeilleton.
Mais ce matin, je ne me suis pas réveillée à 6h. J'ai entendu la pluie tapoter la terrasse, comme demandant la permission d'entrer, mais c'est tout. Ce petit bruit hypnotique m'a fait me rendormir sans soucis, je suis retournée dans un rêve érotique, au petit matin c'est très agréable. Je n'ai pas entendu le bruit de la porte se refermer ni la machinerie de l'ascenseur se déclencher. Non, ce matin, j'ai entendu la sirène des pompiers. Et comme réveil, il y a mieux ! Des ouvriers qui travaillent en face à refaire la toiture arrachée la semaine dernière par le coup de vent qui a rafraîchi la France, l'ont vu courir à petit pas sur la terrasse, en haut de l'immeuble. Un petit quart d'heure de petites foulées en tournant bien aux angles. Je croyais qu'il pleuvait.
Puis tout à coup, partant du côté le plus éloigné de la rue, il s'est élancé, augmentant sa foulée, sa vitesse, atteindre le bord de la terrasse et d'un bond sauter vers le ciel, les bras écartés, les jambes en ciseaux. Stupéfaits les ouvriers n'ont rien pu faire. Ils l'ont vu tournoyer doucement, sans rien changer à sa position. Il parait même qu'un des gars, chasseur du dimanche, la vue affûtée à tirer des pigeons dans sa cité, l'a vu sourire. Mais bon, il y en a, pour attirer l'attention, il inventerait tout et n'importe quoi. C'est le chef de chantier qui a appelé les pompiers. Dans le journal ils ont dit qu'on n'a pas retrouvé le corps, juste une chaussure de sport dans un des arbres de l'avenue, avec quelques brins d'herbes collés. On pense à un canular, à un coup monté pour disparaître sans trace. On voit pas bien comment il a fait, mais on cherche, enfin le temps qu'un braquage ou une grève surprise ne prenne le relais.
Sur la terrasse, la police à trouver aussi quelques brins d'herbes au bord de la terrasse. Ils pensent que des pigeons ont du faire leur nid et que ce sont quelques déjections qui ont provoqué la chute de mon voisin dans le vide. Enfin si tout cela est vrai.
La police est passée dans son appartement, voir si il y serait finalement. En partant, ils ont mal refermé la porte. Je me suis glissée dans la pièce - tout y est bien rangé. Des photos et des dessins d'oiseaux couvrent les murs, en alternance avec des photos d'un jeune garçon d'une dizaine d'années. Probablement celui que j'entendais parfois. Sur la fenêtre un drôle de dessin. On dirait un château au fond d'un grand jardin, une butte de terre crayonnée de vert, des arbres sombres et au dessus, illuminé par la lumière du matin, un oiseau à tête humaine qui semble planer doucement. Sur une petite table à côté de son lit défait, j'ai trouvé un drôle de petit os percé d'un trou, dans une petite boîte au fond recouvert de feutrine. Ca m'a eu l'air précieux de petit bout d'os. Je l'ai montré hier au pharmacien, il m'a dit que c'était un bréchet, ce petit os qui permet aux oiseaux de voler. Je l'ai pris avec moi en laissant un petit mot, au cas où, pour le voisin, si il revient.
C'est bête qu'il soit parti on ne sait où mon voisin, j'allais lui proposer de courir avec lui le matin. Je me trouve un peu grosse et surtout très seule et cela m'aurait fait du bien. A lui aussi probablement. Mais bon, il a du trouver ce qu'il cherchait. Je vais courir toute seule, peut-être que je trouverai aussi quelque chose pour me sortir de ma solitude, le bréchet au tour du cou, attaché à un petit fil de cuir, je courrai avec lui.
La course c'était son truc, mais pourquoi courir sur la terrasse ?
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Style : Nouvelle | Par FONDEUR | Voir tous ses textes | Visite : 668
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Commentaires :
pseudo : bijoucontemporain
la littérature de fond, c'est ton truc. C'est chouette, merci
pseudo : VIVAL33
Merci pour cette nouvelle, j'adore son écriture
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