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Le retable par w

Le retable

 

       Le battant droit de la porte cochère s’entrouvrit et, dans un murmure grinçant, une nuée luminescente s’infiltra par l’interstice en direction des tréfonds de l’église. Une silhouette filiforme la traversa alors. Je pénétrai dans le narthex avant de plonger mon regard vide au plus profond de l’enceinte du temple. Il n’y avait personne, si ce ne n’était la présence évanescente d’un dieu auquel je ne croyais plus depuis des années. Tandis que les contreforts et les arcs boutants formaient une haie d’horreur autour de moi, je traversai à pas lent la nef en croisant d’innombrables bancs abandonnés sur lesquels trainaient sordidement des bréviaires au cuir usé par le temps. Au bout de ce pèlerinage solitaire dans un nappage clair-obscur, j’aboutis finalement au transept où j’écartai les bras en croix et me mis à hurler à tue-tête. Le néant me répondit par ses mots muets et mes cris n’eurent pour écho que le glas des cloches qui sonnaient les douze coups de midi. Après un instant de fixité absolue où mon âme tourbillonna dans la farandole folle de la perdition, j’avançai vers le chœur et contournai l’autel sur lequel une croix à la dorure brunâtre se refléta de manière blafarde sur mes prunelles éteintes. Et là, tout contre l’abside aux formes anguleuses, un retable trônait dans la place comme la métaphore branlante d’une vie morne. Ma vie…

       Ce retable… Sa construction verticale lui conférait le rôle d’un roi régnant sur ses sujets horizontaux, là, en contrebas, juste des bancs, des ouailles vermoulues. Il était en position fermée. Sur le revers du volet gauche était peinte la lettre R en écriture gothique, l’interstice large formait un I et un P trônait sur le revers du volet droit. Sur la prédelle était disposé un miroir où mon visage se reflétait en des traits difformes aux angles cassants. D’un geste hésitant, comme si la peur de voir la vérité tenter de m’empêcher d’avancer les mains, j’écartai les volets du retable polyptique.

       De mes yeux exorbités, je me mis à regarder le compartiment supérieur du panneau latéral gauche sur lequel un homme squelettique était assis sur un tabouret au beau milieu d’une pièce dans laquelle une bibliothèque aux livres anciens couvrait tous les murs, à l’exception d’une minuscule fenêtre. A travers cette dernière se dessinait une cours de ferme dans laquelle jouaient des enfants et dansaient des couples qui étaient enlacés sensuellement. Mais l’homme ne regardait pas ce spectacle, la tête courbée, il demeurait plongé dans sa solitude abyssale, les yeux plongés dans un missel dont il tournait inlassablement les pages, des pages blanches. Il n’y avait là, dans cette petite pièce, que lui et ses ouvrages stériles, nul autre être à croiser, à comprendre, à aimer, juste lui dans le vacarme silencieux de l’isolation la plus complète.

       Je baissai mon regard sur la partie inférieure du volet et retrouvai le même homme, à ce ci près que ses traits avaient vieilli. Il était assis au bout d’une longue table, seul, à regarder le silence qui régnait dans cette salle à manger. Il y avait des couverts à foison, assez pour accueillir une grande famille, mais personne n’était assis à part lui ; les serviettes s’étaient revêtues de noir, les couteaux et les fourchettes se croisaient en X sur les assiettes, les verres n’étaient remplis que d’un liquide visqueux d’un jaune douteux et les plats ne contaient nulle victuaille, juste un vide abyssal. Et l’homme, pourtant, sur chaque chaise, entrevoyait les lignes étiolées de fantômes dont les visages avaient un air de famille avec lui. Ils lui apparaissaient, ses disparus, ces êtres qu’il avait aimés et dont il ne subsistait que des spectres liquéfiés.

       L’homme avait aussi été représenté sur le compartiment supérieur du panneau latéral droit du retable. Il se trouvait dans sa chambre à coucher où les tentures d’ocre laissaient transfuser les faibles rayons du soleil. Ces derniers se déposaient mollement sur les draps ambrés d’une couche qui semblait n’avoir point abrité d’amants depuis une éternité. L’homme était là, debout, les cheveux gris tombant sur les épaules, des rides profondes creusant son visage émacié, le regard hagard et fuyant, la bouche crispée en un rictus affreux, les poings serrés à en faire gicler le sang et les bras tendus en l’air dans une contraction sauvage. Il crachait son venin intérieur en direction de ce lit dont le baldaquin pleurait des drapés de mousseline jaunie. C’était de la colère, du courroux, de la rage, de la haine pure. Et, derrière lui, sur une commode recouverte d’une plaque de marbre gris aux veinules blanches, la photo au cadre noir d’une femme rousse au sourire angélique tremblait comme une feuille sous le vent violent qui émanait de l’homme. Dévastation de sentiments amants d’antan.

       Ce fut à peine si je pus reconnaître les traits de cet homme sur la partie inférieure de ce volet, tant celle-ci se révélait indistincte derrière le rideau de flammes qui s’agitait en tous sens. C’était le chaos incandescent. L’homme criait sa souffrance dans le néant de sa demeure où nul ne pouvait l’entendre sinon son ombre carbonisée. Alors que le feu lui léchait le corps de sa gourmandise affamée, il avait pris la position du Christ, les jambes bien verticales et les bras horizontaux − une croix plantée sur le brasier d’un manoir rutilant où seule la souffrance régnait en maîtresse, une maîtresse absolue. Et son regard emprunt de terreur et d’affliction se tourna vers moi. Je compris alors que lui… c’était moi. J’étais devant le miroir de ma vie passée. Et j’étais le spectateur de mes propres affres. Ecce Homo.

       Je me mis à crier ma peine insondable dans le silence de l’église, à déverser la cascade purulente de mes regrets sur l’autel de mes réminiscences. J’étais la victime, le bourreau et le témoin ; j’étais tout, je n’étais rien. Ce fut alors que le battant de la porte de l’église s’écarta légèrement − probablement à cause du vent, me dis-je −, et un rayon de lumière mystérieux traversa la nef pour venir frapper la lunette du retable sur laquelle était peint le paradis : Dieu, dans son infinie bonté, tendait la main vers un ange juché sur un nuage blanc et floconneux et apposait son doigt sur la crinière blonde du poupin ailé. L’ange soufflait dans l’embout d’une flûte incrustée d’électrum et des notes de musique magiques se répandaient dans l’infini, telle une nuées de bien-être dans l‘étendue étrange de l’univers. Certaines de ces notes descendaient vers la Terre.

       En-dessous, sur le panneau central du retable, à l’intérieur de la huche, des reliefs sculptés couronnés par des décors architectoniques finement taillés représentaient un monde bien différent. L’homme avait retrouvé sa chair et sa jeunesse, il semblait posé et reposé, il souriait, là, assis sur les racines d’un chêne au feuillage verdoyant, assis juste à côté d’une femme à la rousse toison, aux saphiresques iris et à l’opaline peau. Une fine pluie d’or couvrait leur corps de lumière. L’homme et la femme se regardaient intensément tel le reflet du soleil amant sur le lac de la passion. Ils se serraient les mains avec intensité, leurs âmes scellaient l’alliance éternelle, et d’eux émanaient une aura mystérieuse dont l’éclat semblait transfigurer le mot aimer. Oui, ils s’aimaient et s’aimeraient d’un amour qui rimerait avec toujours.

       Un grincement mystérieux se fit entendre derrière moi. Je me retournai et vit le battant droit de la porte cochère s’écarter lentement faisant de l’interstice un gouffre béant de lumière vive. A travers le prisme humide de mes yeux, j’aperçus un être aux formes exquises se glisser dans le narthex en un mouvement gracieux. Ses jambes étaient longues, sa taille svelte, sa poitrine gonflée et, dans les remous dus à la brise, ses cheveux roux se mirent à danser dans l’immensité de mes sentiments exaltés. Je rabattis les volets du retable, fis volte-face et m’avançai vers elle.

       Une fois que je l’eus rejointe, nous nous étreignîmes immédiatement en nous murmurant à l’oreille des mots tendres. Le temps se figea. Plénitude. Nous flottions et flotterions à tout jamais dans l’univers infini de l’amour.

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Coup de cœur : 8 / Technique : 11

Commentaires :

pseudo : féfée

Un texte qui tourne une page et signe ta renaissance à l'Amour. Magnifiquement écrit ! CDC

pseudo : w

Oui, féfée, le volet du pasé s'est refermé et la fenêtre du renouveau s'est ouverte. en dehors le soleil brille et la nature est verdoyante. :-)

pseudo : Karoloth

La fin est un peu expéditive à mon goût, mais j'aime bien cette histoire. Elle me fait un peu penser au portrait de Dorian Gray. CDC!

pseudo : X5babou

j'ai relevé une certaine connaissance en art et le titre m'a intrigué "retable" n'est pas un mot connu par tous. J'ai aimé

pseudo : w

Merci Karoloth pour ton commentaire. La fin a un côté deus ex machina un peu embêtante mais je n'en ai pas trouvé de meilleur. X5babou, pour cette nouvelle je me suis inspiré d'une visite au musée Unterlinden de Colmar où se trouvent quelques retables dont un magnifique et célèbre.

pseudo : lutece

Bel écrit comme d'habitude, j'ai aimé le luxe de détails qui font ta spécificité! CDC

pseudo : w

merci bien lutece, tes commentaires me sont toujours aussi doux. Bisous à toi.