Il est 18 heures, ambiance heure de pointe dans le tram blindé.
Pas un mètre cube pour respirer, le manque de mobilité crée des tensions presque palpables, la chaleur en sus pour s'énerver.
Une fillette de 10 ans qui aime parler, on le comprend vite...
Elle parle à sa maman, et regarde sur le côté en même temps, comme si elle s'adressait au tram entier. D'ailleurs un regard alentour me révèle que peu de personnes sont dupes du jeu de l'enfant.
La petite parle à sa maman de la fête organisée pour son dernier jour d'école.
- « Tu sais, s'exclame-t-elle en gonflant sa poitrine, Justine m'a offert un bonbon ! »
- « Ah... » dit la mère, avec un air faussement intéressée.
- « Oui, c'est la première fois depuis trois ans que je la connais, qu'elle me donne un de ses bonbons...»
- « Ah, c'est bien... » la maman pense à autre chose.
- « Et tu sais, la maîtresse elle est vieille ! »
- « Ah... et quel âge a-t-elle ? demande-t-elle sans conviction, faisant semblant de s'intéresser au baragouinage de la petite.
- « Elle a 75 ans » répond la fillette convaincue.
Un grand silence.
Soudain la mère éclate dans un grand fou rire, qui la fait se plier en deux littéralement. Alimenté par l'air désabusé de la petite, qui fait des yeux ronds semblant ne pas connaître la raison de cette hilarité, le fou rire s'empare d'une bonne partie du tram, moi la première je laisse ce picotement me dominer.
C'est si agréable de lâcher prise...
La mère pleure presque, son visage déformé suffit à faire rire. C'est elle la première a avoir craqué, mais elle est suivie de près par un groupe de femmes.
J'observe les personnes autour de moi, curieuse de voir qui résisterait et comment.
Une jeune fille lutte contre cette intruse qui veut la faire flancher. Elle essaie de résister. Seules des contractions bizarres frisent son visage régulier laissant entrevoir ce qui se joue en elle.
Comme c'est bon de craquer dans un tram qui croule sous la nervosité! Et pour quelles raisons obscures s'en priver ? Surtout si on rit accompagné, et qu'on se titille mutuellement pour faire durer le plaisir !
Dans un instant de sobriété, la maman s'exclame, sans pour autant pouvoir articuler :
- « Elle travaille trop cette dame, faut qu'elle se repose ! »
- « Oui, elle a 75 ans, c'est la vérité » jure la fillette qui n'apprécie pas qu'on mette en doute sa parole.
C'est trop, encouragée par le groupe de femmes, la maman continue :
- « Travailler plus pour gagner plus ! »
Eclat de rire général. Plus la fillette se justifie et explique, et plus l'hilarité semble atteindre un sommet, et c'est à qui sortira le mot le plus croustillant.
Dans le groupe de femmes, la plus âgée ne peut pas s'exprimer, trop d'émotions. Elle ne peut que répéter : « 75 ans, c'est pas possible, tu te trompes. »
La petite, elle, est la seule personne à être restée sérieuse, elle ne semble pas réaliser que ce sont ses paroles qui ont engendrées tant de gaieté.
Une ambiance festive et délurée, ce n'est pas si commun dans un tram bondé.
Maintenant que l'orage est passé, la mère persiste, elle questionne encore sa fille :
- « Raconte, comment elle est ta maîtresse ? »
La petite est contente qu'on s'intéresse à elle, et c'est presque de la délation :
- « Elle a des cheveux gris, et elle porte des jupes, et elle... »
Elle enchaîne, fière d'être le point de mire de tous les regards qui boivent ses paroles et les transforment en rires.
- « Oui, je pense aussi elle part à la retraite cette année » avec un air maintenant amusé et complice.
C'est trop fort, les nerfs à vif, la mère pleure de rire, et donnant le mot de la fin :
- « Il était temps qu'elle parte ! »
Le groupe de femmes est du même avis.
Les portes du tram s'ouvrent et la mère et la fille descendent. Avant de s'en aller, la mère n'oublie pas de remercier chaleureusement l'auditoire, promettant au groupe de femmes de se revoir un jour, à l'occasion d'un autre trajet peut-être...