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Seule - suite (11) par tehel

Seule - suite (11)

- Je vous remercie, monsieur Wild, et une fois encore, pardonnez du dérangement !  Ted raccrocha, déçu, à bout de nerfs, exténué et accablé d'idées noires et saugrenues.

...

Stephan Wild réfléchit encore quelques minutes, les yeux fixés sur le téléphone, mais le regard plongé ailleurs, dans sa tête, il repassait toutes les possibilités envisagées quelques secondes plus tôt, puis, avec un long soupir, il se décida.  Il décrocha l'appareil, composa le numéro direct du Dining Room et appela.  Il n'avait rien à craindre, si la femme était, comme cela devait certainement être le cas, bien retournée chez elle, personne ne lui répondrait et il ne serait pas ridicule.  Il laissa sonner, longtemps, très longtemps...

 

Kris qui avait eu très peur en voyant le rat bondir en direction de son visage, respirait par saccades pour tenter de retrouver son calme.  La radio du Dining Room jouait toujours, et puis elle entendit le téléphone.

Une espèce de 6ème sens l'avertit que cet appel-là était pour elle.  On la cherchait ! Enfin on la cherchait !  Alors, malgré toutes ses souffrances et sa profonde fatigue, elle releva et attira le sac déchiré de l'aspirateur près d'elle.  Pour la seconde fois, elle le fouilla, mais cette fois, elle sut ce qu'elle y cherchait.

Stephan renonça, trouvant son idée stupide et ridicule, puis, il reprit le cornet de l'appareil et fit le numéro de la Sécurité, celui qui aboutissait à l'accueil.  Une première sonnerie retentit, une seconde, puis, comme Stephan s'en doutait, ce fut la voix électronique des systèmes informatiques qui répondit automatiquement:

Vous êtes en ligne directe avec la Funco, nous ne pouvons donner suite à votre appel dans l'immédiat, pour laisser un message, composez le 1, pour passer à la centrale, composez le 2, pour terminer votre appel, composez le trois.  Par enfantillage, Stephan appuya sur la touche 1, il ne sut jamais pourquoi il le fit, mais sa première pensée fut de laisser un message qu'il écouterait par la suite lui-même, dès mardi en reprenant ses fonctions.

- Vous êtes sur la messagerie vocale de la Funco, votre appel est enregistré, ce jour, lundi 3 janvier 2000 à 12h04, parlez après le bip sonore.

Stephan recula d'un mouvement de la tête en arrière, il connaissait ce message par cœur, mais la date: lundi 3 janvier, ne correspondait pas avec le jour présent, et dès cet instant-là, il sut que quelque chose d'anormal avait dû se produire !  Il raccrocha, empoigna ses clés, prit son badge en enfilant sa veste et sortit aussitôt.  La maternité n'était qu'à quelques kilomètres de la Funco, si bien qu'il décida de repasser par là après sa visite auprès de sa femme et de son tout jeune fils.

Kris retourna le sac sur le toit de l'ascenseur.  Les morceaux de papiers gras et les ordures s'éparpillèrent en un monceau dégoûtant.  Elle en dégagea les serviettes sèches et les papiers les moins sales.  Elle y prit aussi les quelques pétards restants, et les allumettes consumées.  Avec hargne, elle déchira son T-shirt qu'elle roula en boule dans le seau, elle y plaça judicieusement sa récolte, et puis elle ouvrit son sac à main et y chercha ses cigarettes.

Ben Larson n'avait pas oublié l'étrange cas de cette fille qui avait disparu, il avait tout d'abord pensé rappeler l'ex-mari de l'intéressée, puis, il avait préféré passer au garage du Commissariat pour y vérifier le véhicule découvert deux jours plus tôt.

L'Opel de la fille avait été parquée avec d'autres véhicules, soit volés, soit saisis.  Toute l'aile gauche avait été littéralement défoncée sous l'impact de l'accident, et seules les vitres du côté droit semblaient intactes.

Cette voiture-là ressemblait à toutes les voitures abandonnées, sauf que la serrure de la portière du côté conducteur portait des marques évidentes d'effraction que le procès verbal rédigé ne mentionnait aucunement.  Larson se pencha sur la portière, examina les griffes extérieures au niveau du curseur de fermeture et il fut alors convaincu que l'Opel avait été fracturée avant l'accident.  Cela ne voulait pas obligatoirement dire que ces dégradations étaient récentes, cependant, l'absence de rouille signifiait qu'elles ne dataient pas de longtemps.  Comme le policier avait vérifié le registre des plaintes et qu'il n'en avait découvert aucune concernant ce cas, il en déduisit que la voiture avait été volée avant d'être accidentée.

Kris avait donc disparu -s'il s'agissait d'une disparition - entre le moment où elle avait quitté son emploi et celui où elle avait voulu récupérer son véhicule.  Les récents événements ne faisaient pas écho d'enlèvements récurrents, mais cette éventualité n'était pas à exclure.  L'homme retourna à son véhicule de service, se servit de la radio et ordonna à une patrouille de se rendre à la Funco afin de s'assurer que les bâtiments étaient vides et/ou de relever le moindre indice permettant de trouver une trace de la femme.

Kris chercha son briquet.  Elle pensait l'avoir remis dans son sac à main mais ses périodes de délire avaient été si intenses qu'elle n'était plus sûre de rien.

Nerveusement, ses doigts fouillèrent le sac à main.  Le paquet de Marlboro tomba à côté des détritus, Kris se débarrassa de son portefeuille, de divers papiers qu'elle enfourna dans le seau et puis elle tâtonna encore dans les diverses pochettes de son maudit sac.

Désespérément, elle regarda alors les allumettes qu'elle avait récupérées, mais malheureusement, celles-ci étaient toutes usagées ou inutilisables.  De rage, elle balaya le tas d'ordure qu'elle avait accumulé autour d'elle, et puis, elle entendit le bruit de son briquet qui s'échappa du paquet de cigarettes.

Une lueur d'espoir vint éclairer son visage et, malgré la douleur suffocante qui lui brûlait la jambe, elle rampa jusqu'au bord du toit et, une nouvelle fois, elle se pencha dans le vide pour tenter d'apercevoir le fond de la cheminée.

Tout en bas, au loin, presque à l'infini, entre le brouillé de sa vision perturbée, le halo des reflets aveuglants des lampes de sécurité et les tournis brinquebalant qui remuait ses idées, Kris put entrevoir le fond de la cheminée de l'ascenseur, ou ce qu'elle pensa être le fond.  Une centaine de mètre, davantage sans doute, la séparait du rez-de-chaussée.  Il y avait peu de chance que son projet aboutisse, elle n'avait droit qu'à un essai, mais, se dit-elle sans recours, c'était là son unique chance de s'en sortir.

Elle se retourna, contourna la trappe ouverte, jeta un dernier coup d'œil aux quelques rats qui furetaient encore sur la moquette, et puis elle mit ses plans à exécution.

Comme elle empoigna la hanse du seau qu'elle avait gavé de papiers divers et d'autres matériaux, Kris entendit une nouvelle fois clairement le tintamarre des sirènes des pompiers.  Plus motivée encore par ces sons qui lui semblaient être des appels du destin, elle s'affaira à terminer ses préparatifs.

Sauf que les sirènes que Kris avait perçues n'étaient pas celles de camions de pompiers, mais celles du fourgon de police qui se stationnait - tous feux allumés - face au sas d'entrée de la Funco...

Quand Stephan Wild tira le frein à main de son véhicule qu'il venait de garer sur le parking de la Funco, il vit, dans son rétroviseur, les gyrophares de la camionnette de police qui tournoyaient.  Il sortit précipitamment de sa voiture et, tenant son badge à la main, il se dirigea vers deux agents qui tentaient de voir à l'intérieur du hall.

Kris était fiévreuse, non seulement sa jambe valide tremblait mais c'était aussi tout son corps qui était secoué de spasmes horribles tant elle endurait.  De grosses gouttes de sueur perlèrent sur son front et vinrent disparaître dans la poussière accumulée sur le toit de l'ascenseur.  Elle ne dut pas fouiller son sac à main pour y prendre le rouge à lèvre qu'elle plaçait toujours dans la pochette avant et, se penchant une fois de plus par dessus le vide, tordant le cou pour ne pas se cogner aux murs des guides, elle tendit la main, tourna la paume vers le bas et ouvrit les doigts en comptant simultanément tout bas.

- Un, deux, trois, quatre, cinq, s-

Avec un léger "pong", le rouge à lèvres heurta le sol, Kris l'entendit tout à peine, mais elle l'entendit, c'était là le principal.  Rien n'avait arrêté la chute de l'objet et donc rien n'arrêterait le seau qu'elle avait préparé.

Quand l'officier de police eut compris les explications de Stephan, il lui ordonna d'ouvrir les portes.  L'agent de sécurité s'exécuta et laissa passer les forces de l'ordre.  Prudemment, il suivit les deux hommes qui se tenaient prêts à toute éventualité en gardant une main sur leur arme de service.

Kris fit rouler la molette du briquet.  Elle recommença.  Une troisième fois, mais aucune flamme n'en jaillit.  Elle s'accouda sur le seau et ne put retenir les larmes qui mouillaient ses joues en feu.  Elle s'examina.  Elle était sale, sentait la transpiration, était presque nue et avait une plaie sérieuse à la jambe, tandis que les élancements dans son avant-bras se faisaient de plus en plus ressentir.  Elle ne tiendrait plus très longtemps.  La soif, surtout, l'affaiblissait inexorablement.  L'hémorragie s'était stoppée, mais Kris savait ou tout au moins avait conscience qu'elle avait perdu énormément de sang et que si elle n'agissait pas très vite, elle ne reverrait plus ses filles.

Mary.  Emily, sa petite dernière...

Elle releva la tête, tint le briquet à deux mains et fit à nouveau tourner la molette.  Une première étincelle éclaira son visage émacié et labouré de souffrances, elle recommença, puis, nerveusement, elle secoua le briquet et, les mains jointes, comme en priant Dieu, elle frotta la molette.  Une toute petite flamme, à peine visible, s'alluma.  Doucement, pour ne pas perdre cette flamme, pour ne pas l'éteindre, la femme approcha le briquet du seau et, ... et -, mais ses tremblements étaient si prononcés, que la petite flamme disparut dans une tâche brune sous le T-shirt boulotté.  Kris serra les dents de désespoir, elle faillit jeter le seau, s'en débarrasser d'un geste fou et le projeter contre les piliers, mais elle se retint.  Sa respiration s'accélérait toujours et les battements sourds de son cœur résonnèrent davantage encore à ses tempes, elle eut soudain l'envie de plonger dans l'ascenseur et de s'abandonner aux rats en songeant qu'ils lui laisseraient le temps de s'envoyer le dernier pacson, mais brusquement, elle fut surprise par le bruit assourdissant du treuil de l'ascenseur A, celui réservé aux Cadres et à la Direction.

Sans réellement comprendre ce qui se produisait, elle chercha dans l'obscurité et, à une vingtaine de mètres d'elle, elle vit les câbles remuer, et aussitôt, elle lâcha tout et oublia ses projets pour ouvrir grand la bouche.

- Au secours ! murmura-t-elle d'une voix ténue et lugubre, alors qu'elle aurait voulu crier et clamer au monde entier qu'elle était là.  Mais sa gorge était si sèche, sa bouche si pâteuse, qu'elle fut incapable de hurler plus fort.  Tous ses espoirs s'effondrèrent quand elle vit clairement l'ascenseur, à l'autre extrémité des conduites, passer à sa hauteur.

Sceptiques, les policiers dévisagèrent Stephan qui avait appelé l'ascenseur A; sur l'écran de contrôle, les chiffres des étages défilaient en décroissant.

- Elle devait nettoyer le Dining Room, peut-être s'y trouve-t-elle encore, dit Stephan pour accaparer l'attention des deux hommes qui semblaient s'impatienter, à tout le moins pressés d'en finir avec cette histoire rocambolesque.

- Nous verrons bien, mais je doute très fort que vous ayez raison ! s'exclama le plus vieux.

- A mon avis, renchérit l'autre, cette Kris se sera payé LE réveillon de sa vie et à l'heure qu'il est, elle doit probablement encore être occupée à cuver son vin ou à chercher son véhicule !

Le timbre à trois résonances de l'ascenseur coupa Stephan qui allait argumenter son avis personnel et, sans rien ajouter, il entra dans l'ascenseur et invita les policiers à le suivre.  Il pressa la touche 22, pour le 22èm étage, et la double porte se referma sur eux.  Au plafond, 4 doubles rangées de néons feutrés éclairaient le magnifique ascenseur réservé à l'élite de la Funco.  Sur les parois, de magnifiques miroirs biseautés reflétaient les silhouettes des trois hommes et juste en-dessous, plusieurs bacs ornés de plantes vertes avaient été suspendus avec goût.  Etonnés par tant de luxe, les policiers ne cessaient de scruter les alentours.

Kris, qui avait perdu courage, releva la tête.  Le maudit treuil venait en effet de se remettre en marche et, cette fois, l'ascenseur A remontait.

L'écran de contrôle - une plaque noire opaque, imprimée de diodes rouges qui s'éclairaient au rythme des étages - indiqua: 9 - 10 - 11 - 12 et puis, l'ascenseur s'arrêta brusquement.  Les rampes de néons s'éteignirent, et seule lampe de secours continua de lutter contre l'obscurité.

- C'est une plaisanterie !?! lança l'officier en dévisageant Stephan.

- Je ne comprends pas, laissez-moi faire.  Stephan renfonça le bouton marqué 22, puis, constatant que rien ne se produisait, il chercha son trousseau de clés et, automatiquement, un des deux agents l'aida en l'éclairant de sa lampe-torche.

Stephan chercha la serrure de secours, il y introduisit la clé à double denture et tourna une fois à gauche puis une fois à droite à 180°.

Tout en haut des cheminées, le petit alternateur enclencha la turbine de secours et, en même temps que les néons se rallumaient, l'ascenseur redémarra.

- Ça arrive souvent ? s'inquiéta le policier en s'épongeant.

- A ma connaissance, c'est la toute première fois que cela se produit, mais, comme vous pouvez le constater, tout a été prévu à la Funco.  Fièrement, Stephan vérifia l'écran de contrôle pour s'assurer que l'ascenseur les conduisait bien tous les trois au 22ème étage.

Kris regarda l'ascenseur passer à portée de sa main tendue.  Même si ce n'était qu'une illusion d'optique, elle avait l'impression qu'avec un peu plus de force elle aurait pu atteindre la cage qui montait dans la troisième cheminée, elle balbutia quelques mots incompréhensibles, supplia qu'on l'entende, mais l'ascenseur disparut dans les hauteurs du bâtiment.

- Je vous en prie, vous connaissez les lieux, indiqua l'agent à Stephan.

A la lueur des veilleuses qui éclairaient le hall, les trois hommes se dirigèrent vers le Dining Room, puis, comme ils poussaient la lourde porte d'accès, Stephan exprima sa joie en entendant la radio fonctionner aux cuisines.

- Vous voyez, dit-il tout excité, il y a quelqu'un.  Sur ce, il courut jusqu'aux cuisines, y chercha désespérément la femme, puis, comme les agents le rejoignirent, il dut se rendre à l'évidence: le travail avait bien été effectué, mais hormis la radio qui fonctionnait encore, il n'y avait là aucune trace de vie !

- Aux toilettes !  Stephan, d'un pas rapide, vérifia les toilettes des dames, puis celles des hommes, les policiers l'imitèrent avec un peu de retard, toujours sans conviction.

- Vous pouvez le constater, Monsieur Wild, votre Kris n'est nulle part, elle a, en effet nettoyé la salle de réception, les cuisines et les toilettes, mais elle est repartie, cela ne fait, à présent, plus aucun doute !

- Oui, vous avez raison !  Stephan baissa les yeux, il fut soudain envahi d'un sentiment de défaite qui lui pesait lourdement sur les épaules, il n’aurait su dire pourquoi, mais il aurait tant aimé retrouver Kris pour pouvoir l'annoncer à cet homme qui l'avait appelé, puis, il songea à son fils et expira longuement en entraînant les policiers vers l'ascenseur.

- Il n'y a plus rien à craindre ? demanda un deux hommes en uniforme.

- Non, le système est relié à une génératrice électrogène, en cas de panne, même générale, cette génératrice assure le bon fonctionnement des ascenseurs.

- Que s'est-il passé avant ?

- Aucune idée, répondit Stephan en réfléchissant, puis il haussa les épaules en rajoutant qu'il ferait un rapport dès mardi.

- Descendons aux sous-sols, maintenant que nous sommes sur place, autant vérifier le moindre détail ! ordonna l'officier.

Stephan appuya sur la touche -1 et le l'ascenseur se mit en branle en douceur.

Cette fois, Kris ne pouvait plus laisser passer cette chance.  Comme elle entendit l'ascenseur redescendre, elle crispa les doigts et se les enfoncèrent avec rage dans la plaie de sa jambe.  Elle hurla, d'une voix aiguë, d'une voix désespérée, d'une voix exténuée.  La douleur fut si forte qu'elle en perdit connaissance, puis, comme sa tête heurtait le toit métallique de l'ascenseur, l'ascenseur A défila à hauteur du C et disparut dans les limbes profondes de la Funco.

- Vous avez entendu ? fit remarquer l'officier.

- C'est la radio, Chef, nous avons oublié de la débrancher !  Stephan tendit l'oreille, n'entendit rien et préféra se taire, réfléchissant en vain pour trouver une solution au véritable problème auquel ils étaient confrontés.

En s'arrêtant au -1, l'ascenseur s'ouvrit sur une obscurité totale qui surprit comparativement aux autres lieux de la Funco où étaient prévues des lampes de sécurité.  Stephan tendit le bras à droite, trouva les interrupteurs immédiatement et les enclencha.  Sur plusieurs rangées, des lampes s'allumèrent par paliers.  Les policiers jetèrent un coup d'œil, en direction des volets mécaniques de la porte de livraison, dans l'autre, du côté des hangars et des étagères, puis, ils suivirent Stephan qui les amena jusqu'aux vestiaires des nettoyeuses.

- C'est là, mais j'ignore où se trouve l'armoire de Kris, chacun a son armoire personnelle, avec un numéro, je ne connais pas celui de Kris et d'ailleurs, comme vous pouvez le constater, toutes ces armoires sont cadenassées !

- Nous n'avons plus rien à faire ici, allons-nous en, grommela l'officier en passant le premier.

- Peut-être pourrions-nous essayer de trouver un indice, quelque chose, insista Stephan, puis il se heurta à l'agent qui avait fait demi-tour et qui à présent le regardait dans le blanc des yeux depuis son mètre nonante deux.

- Ecoutez, mon ami, vous n'allez pas nous apprendre notre métier, Paul et moi avons travaillé la nuit du réveillon, vous voulez savoir combien de personnes ont soi-disant disparu durant cette folle épopée ?  vous voulez savoir combien d'appels nous avons vérifié, combien de tentatives de meurtres, de suicides, de vols ou d'autres inepties nous avons eu sur les bras ?  Les gens sont devenus fous avec ce passage à l'an 2000, alors, vous pensez bien, cette nettoyeuse qui disparaît pour trois ou quatre jours, cela n'a aucun sens !

Stephan ravala sa salive, il n'y avait rien à ajouter aux commentaires de ce vieux routinier des affaires étranges, et il les reconduisit jusqu'au hall d'entrée.

- Refermez bien les portes et rentrez chez vous, vous êtes père depuis quelques jours, nous avez-vous dit, votre place est auprès de votre enfant et de votre femme ! dit encore le policier en franchissant le sas.

Stephan bloqua les volets, verrouilla les tourniquets, enclencha le système de sécurité, et puis, comme il actionnait le système de fermeture de la double porte vitrée, il jeta un coup d'oeil à l'horloge du hall.

- LUNDI 03-01-2000: 14h49 disaient les lettres digitales.

- Mais c'est dimanche aujourd'hui, s'exclama-t-il à haute voix.

- Pardon ? lança un des policiers que Stephan ne distingua pas parce qu'il avait les yeux figés sur l'horloge.

- Rien, rien du tout ! dit le gardien en tournant lentement la clé dans la serrure spéciale, comme s'il avait œuvré au ralenti, comme s'il avait été ralenti par ce qu'il venait de voir.

Le combi de police démarra en trombe et Stephan regarda les verrous descendre dans leurs encoches.

Inquiet, il tenta encore de voir les écrans témoins des autres ascenseurs, les B et C, mais à cette distance, ces écrans étaient invisibles.  Résigné, il retourna à sa voiture, une dernière fois il scruta les 22 étages de la Funco, s'était comme si son instinct lui dictait de rester et de retourner à l'intérieur pour y trouver la fille, mais cette impression-là n'était logiquement pas la bonne, aussi, tourna-t-il le contact et il s'en alla.

100 mètres plus haut, Kris rouvrit les yeux, la douleur omniprésente qui l'abattait lui sembla avoir dépassé les limites du supportable.

Elle aurait voulu écouter, entendre, mais les martèlements dans sa tête étaient sui puissants et si pénibles, qu'elle n'entendait plus rien.  Ses pantalons de toile, en lambeaux, avaient à présent pris une teinte écarlate sur presque la totalité de leur surface, et sans prendre la peine de regarder, parce que cela n'avait finalement plus d'importance, Kris sut que sa blessure saignait de nouveau.

Combien de temps avait-elle perdu connaissance, depuis quand était-elle là, bloquée, seule et abandonnée, combien de temps allait-elle encore tenir, quand s'apercevrait-on de sa disparition ?  Toutes ses questions, qu'elle avait retournées mille fois en esprit, n'avaient plus lieu, elle se sentait mourir, peu à peu, inexorablement, comme si elle glissait tout doucement vers une mort certaine.

Kris ne revit pas tout le film de sa vie en images subliminales comme la plupart du temps on le prétend des gens flirtant avec la mort, mais dans ses songes troubles et formolés, elle revit Ted, Mary et Emily, elle revécut son mariage, les moments heureux de sa vie avec Ted et leur passion qui avait été si soudainement brisée.  Exténuée, la femme se laissa aller, elle avait la bouche ouverte sur un cri muet et aspirait avidement l'air qui desséchait, à chaque respiration, un peu plus sa gorge et sa langue devenue lourde et épaisse.

Sa tête se pencha en arrière, ses bras se détendirent, ses doigts se décrispèrent et elle ferma les yeux pour voir s'approcher, un peu plus, la Grande Dame avec sa faux qui n'allait plus tarder à l'emmener avec elle.

Pour toujours.

Tout était terminé.

 

Lundi, 3 janvier 2000, 07h15.

Ted se réveilla en sursaut.  La journée précédente avait été l'une des plus pénibles de toute son existence.  Sa jalousie, - qu'il croyait jusque là inexistante -, lui avait ressassé de ne plus penser à Kris, qu'elle était une mère indigne pour n'avoir pas prétendu donner signe de vie à ses enfants durant ses 4 derniers jours et qu'elle n'avait qu'à faire sa vie avec ce jeune con avec qui elle avait probablement passé ce long weekend.  Mais en toute logique, une autre voix intérieure avait tiré la sonnette d'alarme et avait disputé le monopole à cette pesante jalousie en s'argumentant de toutes les qualités qui étaient celles de Kris.

Jamais Kris n'aurait abandonné ses filles !  Jamais elle ne les aurait laissées sans nouvelle et certes pas en ce réveillon de nouvel an, qui plus est le passage à l'année 2000.  D'ordinaire, Kris téléphonait deux à trois fois le weekend, ou bien elle passait voir si tout allait bien avec les enfants, ou alors elle demandait à Ted qu'il laisse les filles l’appeler elles-mêmes; mais jamais elle n'avait agi de la sorte.

Rien ne pouvait expliquer ses actes.  Kris, suivant les dires de Mary, n'avait pas de copain, ou plus, peu importait et, apparemment, elle n'avait parlé à personne de ses éventuels projets de réveillon, Ted en déduisait donc qu'elle n'avait rien prévu et que tout portait à croire qu'elle devait rester seule pour le cap de l'an 2000.  En réfléchissant encore une fois, il se dit qu'il aurait dû l'inviter à venir le rejoindre le soir du réveillon, ça aurait été l'occasion rêvée de tenter une réconciliation et surtout, toutes ces inquiétudes n'auraient pas eu lieu d'exister.

Les filles dormaient encore dans la chambre voisine, la veille, elles avaient particulièrement été difficiles, surtout Emily, qui avait réclamé sa Maman sans cesse, mais Ted était finalement parvenu à lui changer les idées et à l'endormir.

Toujours allongé sur son lit défait, les bras croisés derrière la nuque, l'homme pensait.  S'il était arrivé malheur à Kris, une enquête serait ouverte et la police découvrirait bien vite qu'il s'était introduit chez son ex-épouse, plus grave encore, l'un ou l'autre expert ferait le rapprochement entre le dossier des coups (involontaires, mais réels) qu'il avait portés à Kris et peut-être serait-il fortement inquiété pour des actes qu'il n'avait pas commis.

C'était horrible, les idées se bousculaient dans sa tête, se contredisant, l'emportant momentanément les unes sur les autres et puis s'annihilant totalement face à d'autres plus logiques.  Mais rien n'était logique dans toute cette histoire, Ted savait qu'il avait la solution à portée de main, il avait repassé en mémoire tous les arguments qu'il avait récoltés, toutes ses recherches et une seule alternative lui semblait crédible: ou bien Kris avait effectivement passé le réveillon en compagnie du fameux Bertrand dont il avait découvert l'existence, ou bien il lui était arrivé malheur.  Dans les deux cas, il serait fixé prochainement.

Il était en effet convenu que Kris vienne récupérer les filles ce lundi soir, à 19h00 précisément, et à cette obligation assignée par le juge, elle ne pouvait en aucun cas se soustraire.  Si Kris ne venait pas, alors, il fallait en conclure que toutes ses suppositions au sujet d'un accident ou d'une disparition malheureusement s'avéreraient.

Au réveil matin, il était 7h25, Ted avait mal dormi, il avait rêvé de rats, de Kris, d'accident, il s'était levé plusieurs fois pour fumer et n'avait presque pas fermé l'œil de la nuit, mais pourtant, il n'était pas fatigué.

Kris, où es-tu ? se répéta-t-il en vain en murmurant ses mots, espérant presque que quelqu'un lui réponde, et à chaque fois, une voix intérieure lui lançait une espèce d'appel au secours incompréhensible.

L'homme ferma les yeux, respira à grandes bouffées et, sans qu'il puisse y changer quelque chose, ses mains se mirent à trembler.

Mary n'avait pas bougé, couchée dans son lit, elle écoutait attentivement les chuchotements de son père, et précisément à cet instant-là, elle crut bien l'entendre appeler sa mère.  La fillette serra très fort son oreiller, elle y enfonça son visage et, sans réellement réaliser ni savoir pourquoi, elle souhaita secrètement retrouver sa maman...

Stephan Wild, qui avait passé la nuit à la maternité en compagnie de Maggy et de leur nouveau-né, avait fini par s'assoupir dans le confortable fauteuil mis à sa disposition au chevet de sa femme.

Il avait fini par s'endormir, mais il ne rêvait pas de choses ordinaires, au contraire.  Comme s'il avait été au cinéma il avait revu tous les épisodes de ces dernières192 heures. Sa dernière garde à la Funco; la réception au Dining Room, ces étranges et loufoques personnages qui avaient fait partie des invités; l'appel de Maggy qui partait pour accoucher, la naissance de son fils, et puis l'appel de détresse de cet homme qui prétendait être l'époux de Kris.  Stephan se remémora encore son expédition à la Funco avec la police et cette étrange intuition quand il avait quitté les bâtiments en s'apercevant que l'horloge du hall ne fonctionnait plus correctement.

Ce détail là était important, il le savait, il ne comprenait pas pourquoi, mais il le savait.  Soudain, il se posa la question de savoir qui, à la Funco, était responsable de cette foutue horloge électronique, et tout naturellement, il se répondit que l'appareil dépendait implicitement du Centre électronique.  Et qui était responsable du Centre électronique ?  Willson !

Stephan se réveilla en sursaut.  Willson !  Voilà quelqu'un qui pouvait donner une réponse à ce phénomène étrange !  Willson, cet enquiquineur qui avait pondu des dizaines de notes au sujet de l'éventuel bogue de l'an 2000 et auxquelles pratiquement personne n'avait compris un traître mot.  Stephan avait entendu parler de cette éventuelle catastrophe pour les ordinateurs, les médias en avaient d'ailleurs fait largement écho ces derniers jours en précisant qu'aucun incident majeur ne s'était produit, mais se pouvait-il que les ascenseurs de la Funco aient été perturbés par ce fameux passage à l'an 2000 ?

Maggy l'observait d'un regard étonné et surpris, elle allait lui poser la question de savoir si tout allait bien, quand l'homme se leva d'un bond et lui dit qu'il n'en avait pas pour longtemps.  Stephan Wild sortit de la chambre, il prit son portefeuille dans la poche de ses jeans et y chercha son petit calepin reprenant les numéros de téléphone des personnes à contacter en cas de problème à la Funco.

Un appareil mural était à la disposition des patients à chaque étage, Stephan décrocha le premier qu'il rencontra et il composa le numéro de Willson qu’il venait de repéré dans sa liste officielle.

- Monsieur Willson, Stephan Wild gardien à la Funco, matricule 48365 à l'appareil, je vous appelle pour vous poser une question au sujet de l'horloge du hall d'entrée.

- Oui ?, quoi, que se passe-t-il, mon garçon, dit l'informaticien d'un ton paternel.

- Comment expliquez-vous que l'horloge reliée au système central de la compagnie indique la date et l'heure avec un jour d'avance ?

- Ne vous tracassez pas, nous sommes au courant.

- Mais, j'avais pensé qu'avec le bogue … ?

- Le bogue, mais aucun bogue n'a eu lieu, vous n'écoutez pas les informations ?

- Si, mais j'avais pensé que ce phénomène s'était produit suite au passage à l'an 2000.

- Non, cela n'a rien à voir, nous avons reçu des instructions de la Direction et nous les avons suivies, ces détails ne vous concernent pas en réalité.

- Oui, j'entends bien, une dernière question cependant Monsieur Willson, le passage à l'an 2000 a-t-il pu avoir quelque conséquence quant au bon fonctionnement des ascenseurs de la Funco ?

Willson resta muet quelques instants.  Il avait, avec toute son équipe de spécialistes, étudié et envisagé toutes les possibilités et les quantités astronomiques de problèmes éventuels qui auraient pu se poser, il avait vérifier la date de mise en fonctionnement d'un tas d'appareils et de hardware qui auraient pu être susceptibles d'être perturbés lors du passage à l'an 2000, du fait de l'utilisation de deux positions seulement pour la numérotation de la date, mais, il s'en aperçut à ce moment-là, il avait totalement omis le cas des ascenseurs.

- Monsieur Willson, rappela Stephan.

- Heu, votre question est pertinente, je dois reconnaître que je ne peux, actuellement, vous répondre, si mes souvenirs sont exacts, les ascenseurs de la Funco ont été installés dès la construction des bâtiments, cela remonte donc aux années 70, ce serait fortuit, bien évidemment, mais il se pourrait qu'en effet le système informatique régissant le fonctionnement des trois ascenseurs ait été altéré ou modifié en quelques sortes.  Je, .. j'ai dû, pour des raisons professionnelles, me rendre à la Funco, ce vendredi, j'ai pris l'ascenseur et je n'ai rencontré aucun problème ! Mais, dites-moi, pourquoi cette question ?

- Juste une idée, ou plutôt un scrupule ...  

Stephan Wild raccrocha, à présent, il savait !

… à suivre, prochainement …

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Style : Nouvelle | Par tehel | Voir tous ses textes | Visite : 476

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