Les enfants avaient beau rechigner à sur la banquette arrière, Ted ne les entendait pas, il se revoyait en train de discuter avec Valy et de leurs projets pour l'avenir et surtout leur décision ferme et définitive de ne pas concevoir d’enfant.
Ils étaient allés prendre un verre dans une taverne où ils avaient l'habitude d'aller, Ted avait bu plus que de raison, mais il s'ennuyait tellement qu'il avait pris ce travers à chaque fois qu'il n'avait pas la garde de ses filles. Valy était accrochée à son épaule et elle lui susurrait des mots tendres dans le creux de l'oreille en passant sa main à hauteur de la bosse qui avait poussé dans ses jeans.
- Plus tard, je voudrais un enfant de toi ! avait-elle dit en introduisant sa langue dans l'oreille de Ted. Celui-ci plia le cou, se retira, but un coup à son verre et lui répondit: - plus tard, oui, on verra bien, enfin, je sais pas trop !
- Je n'attendrai pas d'avoir trente ans, je suis encore jeune, un enfant, c'est tout ce que je veux, un enfant, pour lui donner tout ce dont j'ai toujours manqué !
- Tu sais, Ted avait retrouvé ses esprits, comme si soudain il avait dessaoulé d'une traite, un enfant, ce n'est pas un jouet, ce n'est ni une poupée ni un animal qu'on choie, caresse ou cajole quelques minutes par jour, un enfant, c'est avant tout une charge et d'énormes responsabilités pour les parents !
- Oui, mais moi, je te ferai un fils, tu n'as pas de fils, un p'tit garçon qui te ressemblera et qu'on aimera tous les deux !
- J'me fais vieux, j'ai plus envie de recommencer avec les couches-culottes, les biberons et les nuits blanches, Emily a été une enfant très difficile durant les trois premières années et je ne me sens pas capable d'assumer une troisième paternité.
- Oui, mais plus tard, peut-être que tu changeras d'avis, on ne peut jamais être sûr à 100%, non ?!?
- Oui, tu as raison, on verra.
Ted répondait toujours on verra, mais lui savait bien qu'il ne verrait jamais cette requête que sous l'angle du refus.
- La garce ! songea Ted en roulant très vite.
- Papa, ne vas pas si vite, on va avoir un accident ! criailla Mary en serrant le repose-tête à deux mains.
- Excuse-moi, ma chérie ! Ted leva le pied et rétrograda. Cette garce de Valy lui avait juré prendre la pilule contraceptive et lui, pauvre amateur, il s'était laissé berner ! Elle l'avait piégé, comme jamais encore, même pas Kris, ni aucune femme ne l'avait piégé ! De rage, il frappa le volant de son automobile et puis il maugréa encore quelques insultes à l'encontre de la femme qui l'avait trompé sur toute la ligne.
Kris rêvait. Elle ne dormait pas, mais elle rêvait, sous l'influence du psychotrope qu'elle venait d'ingurgiter. Elle rêvait qu'elle et Ted, allongés sur une plage désertique, s'enlaçaient tendrement en s'avouant leurs péchés et se pardonnant toutes leurs erreurs. Puis, les vagues bleues qui venaient mourir à leurs côtés les touchaient peu à peu et montaient sur leurs corps. Doucement, lentement, calmant leurs ardeurs, les rafraîchissant de leur fièvre amoureuse. Ted souriait, il plissait les yeux et avançait sa bouche pour l'embrasser. Puis, il entrouvrit les lèvres et soudain Kris vit ses dents. D'horribles petites canines régulières et acérées, comme des dents de rats ! Elle ouvrit les yeux, hurla et eut tout juste le réflexe de balayer l'air d'un geste de la main pour éjecter le rat qui était grimpé sur sa poitrine et qui s'apprêtait à la mordre au visage. La bête roula de côté, tenta de reprendre son équilibre et torsadant les muscles de sa colonne vertébrale puissante, mais le coup de Kris avait été si puissant que la bête n'eut pas la force de freiner l'énergie ainsi déployée, elle passa par la trappe et retomba dans l'ascenseur.
La femme se releva, elle s'aida en se tenant aux câbles de l'ascenseur et chercha d'où provenait le rat. Il était impossible que l'animal se soit extrait de l'appareil, alors il devait certes provenir d'ailleurs.
Plus à droite, près des piliers servant de guides, elle vit une petite brèche dans le mur et la corniche sur laquelle le rat avait sans doute dû passer. La femme contourna doucement le point d'ancrage des câbles et tout le système de freinage, et puis elle gagna l'endroit qu'elle avait repéré. Là, elle se pencha et, grâce aux quelques rares lampes qui éclairaient quelques-uns des étages de la Funco, elle put presque apercevoir le fond de la cheminée. Le vide, sous ses pieds, mesurait plus de cent mètres ! Elle en eut le vertige, s'écarta de ce maudit vide qui semblait l'attirer et respira à grandes bouffées pour retrouver son calme.
Puis, comme sa respiration se fit plus lente et qu'elle ressentit le courant d'air bienfaisant qui roulait sur sa nuque, elle se rassit au bord de la trappe et saisit la "mop" au cas où un autre rat reviendrait. La plaie à sa jambe n'avait toujours pas arrêté de saigner, le flux était moins important mais cependant continuel, elle se sentait faible, très faible, elle avait chaud, froid, faim et soif à la fois, elle était très mal et à bout de forces, mais quand elle ferma les yeux pour se laisser aller, toujours sous l'effet illusoire de la cocaïne, elle écouta du plus profond d'elle-même. Au loin, tout au loin, par dessus les grésillements de la radio qui jouait encore, elle entendit les sirènes.
Les sirènes des pompiers. C'était cela, les bitonalités aiguës d'un convoi de camions de pompiers. Alors, comme si soudain elle venait de voir le bon Dieu en personne, elle ouvrit grands les yeux, esquissa un sourire et, rassemblant ses toutes dernières forces, elle se leva et, malgré les affres tiraillant qui sourdaient dans ses jambes, elle se déplaça jusqu'au-dessus de la trappe ouverte.
Quand Ben Larson reprit son service, il rappela immédiatement Ted chez lui.
- Oui, c'est moi, répondit Ted sèchement.
- Ben Larson à l'appareil, avez-vous des nouvelles de votre épouse ?
- Non, aucune !
- Vous n'avez pas idée de l'endroit où elle pourrait être allée ?
- Non, sauf que ...
- Oui ? j'écoute.
- Je pense qu'elle a un petit copain, elle est peut-être sortie avec lui, extrapola Ted.
- Connaissez-vous son adresse ?
- Non, par contre, j'ai son numéro de téléphone, je vous le donne ! Ted ne dut pas chercher le papier sur lequel il avait inscrit le téléphone de Bertrand, il le récita par cœur et se réjouit d'avance de la visite des policiers chez cet imbécile.
- Quoi qu'il arrive, je vous tiens au courant, cher Monsieur, restez à proximité de votre téléphone, d'accord. Ben Larson raccrocha et Ted se mit à sourire sournoisement.
A la télé, Peter Pan affrontait un Capitaine Crochet monstrueux, les filles se délectaient de ce film qu'elles avaient vu cent fois, et elles ne remarquèrent pas leur père qui se servait un troisième verre d'alcool.
Ted ne pouvait pas boire de l'alcool, cela ne lui réussissait pas et quand il en consommait, il pouvait basculer dans une folie passagère sans pareille.
Ben Larson, à 57 ans, n'avait pas fait une carrière éclair au sein de la police. Après 30 ans de bons et loyaux services, il avait été promu au grade de brigadier principal et il n'avait plus rien à espérer quant à l'avenir; ce qui ne l'empêchait pas de faire correctement son boulot et d'avoir une conscience professionnelle extraordinaire.
C'est ainsi qu'il rappela Ted, se souvenant qu'il avait oublié un détail.
- Oui, c'est encore moi, Larson, dit le policier en s'excusant, vous ne connaissez par hasard pas le programme des activités de votre ex-femme, Monsieur Lek ?
- Programme des activités ? Ted ne comprit pas très bien la question.
- Oui, je veux tout simplement savoir si vous connaissez les horaires de travail de madame ?
Ted réfléchit un instant, puis il répéta à l'agent ce qu'il avait lu dans l'agenda de Kris: jeudi 30/12 journée, puis congé durant 4 jours.
- A quelle heure termine-t-elle d'ordinaire ?
- Je, enfin, avant elle terminait toujours vers 18h00, parfois plus tôt, parfois plus tard, cela dépendait de la quantité de travail. Vous savez, elle est femme d'ouvrage à la Funco, cette grosse fabrique de farces et attrapes, et il est courant qu'on lui demande de se présenter plus tôt ou de rester plus tard, selon les circonstances ...
- Je vous remercie encore de votre collaboration, Monsieur, le moindre renseignement peut nous être utile, vous comprenez, nous essayons d'établir son emploi du temps et ses occupations, ainsi, nous pourrons sans doute trouver où elle se trouve actuellement.
Ted acquiesça, et puis, comme le type avait raccroché, il décida de ne plus boire le troisième verre qu'il s'était servi et alla le vider dans l'évier de la cuisine. Tout en ce faisant, Ted souffla par dépit, il venait de se souvenir du petit mot qu'il avait glissé dans la boîte aux lettres de Kris et qu'il avait oublié de reprendre une fois qu'il avait découvert ces fichues photographies, puis, comme il resongeait à son expédition chez la femme, il se rappela qu'il avait oublié d'écouter les messages sur le répondeur, et aussitôt, il se rappela le code de l'appareil.
C'était déjà un appareil qui datait de quelques années, Ted l'avait acheté en 1995, 1994 peut-être, il ne s'en rappelait plus exactement, mais ce dont il se souvenait parfaitement, c'était que Kris éprouvait toutes les difficultés du monde à le faire fonctionner et qu'il lui avait fallu faire montre de patience afin qu'elle sache finalement s'en servir correctement. Alors, il songea au code d'accès. C'était une option pratique qui permettait d'écouter les messages à distance, à condition d'utiliser un téléphone à touches, le code était 31, le trois et le un à former une fois émis le message de bienvenue.
Sans plus hésiter, Ted composa le numéro de Kris, laissa sonner 8 fois, et écouta le message de la bande magnétique, puis fit le 31. Un bip sonore retentit, suivi du bruit de rembobinage de la cassette, puis il écouta attentivement les messages classés chronologiquement:
- 1, Jeudi 30 décembre 1999, 21h00, dit la voix électronique du répondeur: - Oui, Kris, c'est Andrée, ta brigadière, je voulais juste savoir si tout s'était passé correctement, mais je rappellerai plus tard, bonne année et bon réveillon !
- 2, Jeudi 30 décembre 1999, 21h09: - Kris ? allô ?, putain, j'ai horreur de ces appareils ! Bon, t'es pas là ? ... Non, j'appelais juste pour t'annoncer que Maggy avait accouché, c'est une fille, nous l'avons appelée Laura, elle pèse 3,2 kilos et mesure 48 centimètres, elle est superbe ! Allez, je te laisse, bon réveillon, à mardi, sans doute !
- 3, Jeudi 30 décembre 1999, 22h40: - Tûûût, tûûût, tûûût [quelqu'un raccroche].
- 4, Jeudi 30 décembre 1999, 23h00: - Tûûût, tûûût, tûûût [quelqu'un raccroche].
- 5, Jeudi 30 décembre 1999, 23h12: - Kris ?, Kris, c'est encore Andrée, tu es rentrée ? non, pas encore ? rappelle-moi quand tu rentreras, j'en ai une bonne à te raconter au sujet de Karine.
- 6, vendredi 31 décembre 1999, 09h08: - Kris, c'est Andrée, je suppose que tu es sortie faire tes courses pour le réveillon, je voulais savoir comment c'est passée ta soirée, hier, rappelle-moi, OK ?
Ted allait reposer le combiné quand il entendit un autre message.
- 7, Samedi 4 janvier 1980, heure, heure: - Kris, veux-tu bien m'appeler au plus tôt, s'il te plaît, je n'ai pas de nouvelle et j'aimerais en avoir, merci, Andrée.
Perplexe, Ted cette fois, raccrocha.
Ces messages signifiaient quelque chose, sans aucun doute, mais Ted en cherchait la clé pour les déchiffrer. Quant au dernier appel, cela ne faisait aucun doute, le répondeur avait totalement déconné et ce, probablement à cause du passage à l'an 2000. La date, 1980, ne correspondait plus à rien et l'heure ne signifiait rien. Cette Andrée, cependant, si Ted s'en souvenait bien, était la Chef d'équipe des nettoyeuses pour laquelle travaillait Kris, mais son insistance à appeler si souvent la femme intriguait Ted.
L'homme reprit l'agenda de Kris, son écriture indiquait: journée, mais il fallait conclure, sur base des appels de cette Andrée, au fait que Kris avait probablement été amenée à faire des heures supplémentaires.
Une nouvelle fois, Ted ouvrit l'annuaire de l'agenda de Kris. A la lettre A, aucun numéro ne correspondait au prénom Andrée, Ted chercha ensuite à Karine et découvrit en effet un numéro qui y correspondait.
Il décida d'appeler cette Karine pour tâcher de tirer toute cette histoire au clair.
Chapitre VIII
Kris patienta encore quelques minutes, en se concentrant pour oublier ses souffrances et essayer de retrouver quelques forces. La morsure à sa main, - deux doubles trous qui transperçaient la peau entre son pouce et son index - avait cessé de saigner, mais toute la main, jusqu'au poignet, était enflée et avait pris une teinte violacée. Mais cette blessure-là n'était pas réellement importante, l'autre, celle ouverte, d'où des lambeaux de chair vive pendouillaient en lamelles déchiquetées et enroulées autour du tibia fracturé, était beaucoup plus inquiétante.
La femme avait beau essayer de remuer les doigts de pied, elle en était incapable, tant toute sa jambe était congestionnée et paralysée par une torride infection et par le flot de sang qui continuait à suinter de la plaie béante. Le toit de l'ascenseur était à présent par endroits recouvert d'épaisses flaques d'hémoglobine, qui marquaient les emplacements où Chirs avait posé la jambe, et dont une, assez conséquente, avait dégouliné lentement sous la plaque que la femme avait poussée de côté et gouttait, en cadence dans l'ascenseur via la trappe ouverte.
Kris ne regarda pas, mais elle les entendit guerroyer. Sur la moquette imbibée, les rats bataillaient en effet bruyamment pour s'approprier les gouttelettes de sang dont ils raffolaient.
Elle avait soudain retrouvé une folle envie de vivre. De vivre longtemps, très longtemps, ad vitam æternam et de tout recommencer pour aller trouver Ted et tout lui dire. Elle éprouvait le désir et le besoin de le voir et de lui narrer toutes les pensées qui avaient fusillé son esprit tout le temps qu'elle était restée prisonnière de cette solitude forcée. Si elle parvenait à s'en sortir - et elle allait tout tenter pour cela - si elle y arrivait, elle contacterait immédiatement ses filles et Ted en leur avouant, à tous les trois, combien elle les aimait et n'avait jamais cessé de les aimer, puis elle irait se faire soigner et quand elle sortirait de l'hôpital, elle ...
Kris secoua nerveusement la tête. Il fallait qu'elle cesse de s'illusionner et de faire des projets à long terme. Ses paupières, engourdies par la fatigue mitigée par la douleur, étaient si lourdes et l'envie de dormir était si forte qu'elle se laissait aller à s'accorder encore un peu plus de temps, reportant toujours le moment où la douleur se réveillerait pour de bon et que finalement la drogue ne fasse plus aucun effet.
C'était une pulsion plus forte que tout. A chaque fois qu'elle se disait: j'y vais, d'un autre côté, elle répondait: encore 5 secondes, 5 toutes petites secondes ... C'était comme s'approcher d'un précipice et regarder le vide. S'approcher, plus près, encore plus près, toujours plus près. S'avancer davantage, respirer le souffle paisible du danger tout proche et ressentir le bien-être de la sécurité. Faire un petit pas supplémentaire, s'accorder un délai supplémentaire, gagner un centimètre, grappiller une seconde, totalement oublier l'essentiel et ne plus penser qu'à ces quelques instants de répit...
Kris sursauta lorsqu'elle lâcha le "mop" et que celui-ci vint heurter le toit métallique. Ce petit choc, ça avait été le signal d'alarme, la limite à ne pas dépasser, aussi la femme se mordit-elle violemment la langue pour reprendre ses esprits. Le goût amer et chaud qui envahit immédiatement sa bouche la réveilla totalement en lui arrachant quelques grosses larmes qui vinrent humidifier ses yeux embués. Elle ressaisit le "mop", l'intercala sous son aisselle et, s'aidant de sa main valide pour se retenir aux câbles de l'ascenseur, elle mit debout d'une seule traite. Mentalement, elle compta à rebours, pour ne pas s'évanouir, pour ne pas faiblir sous les supplices qu'elle endurait, puis, sautillant sur un seul pied, elle se rapprocha de la trappe de visite et ausculta l'intérieur de l'ascenseur où les quelques rats faisaient preuve d'une agitation nerveuse...
Malgré ses courbatures, elle parvint à se pencher par dessus le vide. En bas, quelques bestioles - tout au plus 5 ou six - s'entre-dévoraient de coups de gueules voraces. Kris n'en fut pas certaine mais il lui sembla que les rats étaient apparemment couverts de sang. Devenues folles, les bêtes en véritables prédateurs qu'elles étaient, s’entretuaient les plus jeunes s’alliant pour attaquer le gros rat.
La femme grimaça un sourire, cela l'arrangeait bien. Elle resserra ses doigts sur les câbles et empoigna le "mop" de son autre main pour l'introduire dans l'ascenseur. Doucement, elle courba le dos, un peu plus, et, par chance, à la première tentative, elle parvint à atteindre son sac à main. Le balai du "mop" s'accrocha à la sangle du sac et Kris n'eut aucun mal à le ramener sur le toit. Les rats ne firent pas attention aux agissements de la femme et continuèrent à se chamailler férocement. Kris replongea sa perche de fortune dans l'ascenseur, cette fois, sa tâche allait être plus coriace, il lui fallait remonter le sac crevé de l'aspirateur et tâcher de ne pas en perdre son contenu. Elle dut mettre un genou à terre, sa jambe blessée l'élança davantage, lui arrachant un horrible cri de douleur, mais elle continua sans capituler. Elle fit un premier essai, mais ne parvint qu'à pousser le sac qui boula de côté. Elle s'épongea le front, renifla, cligna des yeux et répéta ses gestes. Le sac, qui ne présentait aucune sangle ni attache hormis un trou d'embase, refusa de se laisser pêcher. Alors, doucement, la fille entreprit de le faire basculer sur lui-même. Un petit tour, un autre encore un autre et enfin, la déchirure qu'elle y avait taillée, apparut. Juste à côté du "mop", le gros rat se délectaient des entrailles d'un de ses congénères qu'il venait de mettre à mort tandis que les autres reprenaient haleine avant de l’attaquer à nouveau. Kris introduisit la tête du "mop" dans la déchirure, elle insista pour bien caler le balai et puis elle souleva avec précaution en s'assurant que le sac ne s'éventrait pas davantage sous l'effet du poids. Par chance de nouveau, le sac suivit docilement le "mop". Quelques moutons de poussière s'en échappèrent, quelques saletés en tombèrent et divers papiers gras, mais Kris continua sans s'en préoccuper. Elle réussit finalement à ramener le fameux sac à ses côtés.
Tandis que le rat terminait sa proie, un autre surgit de nulle part vint lui mordre l'échine où il planta les petits crocs qui ornaient ses babines retroussées. Kris chercha le seau des yeux. Le jaune était sous le chariot renversé, elle le voyait parfaitement bien, il était totalement écrasé sous la charge, déformé par les lourds montants du dérouleur, mais le bleu semblait avoir disparu. Elle fit un mouvement de côté, contourna la trappe, se pencha plus à l'intérieur, et, enfin, elle vit la fameuse marmite dont elle avait besoin. Le seau bleu avait roulé par terre, et avait fini sa course contre la paroi, à l'autre extrémité de l'ascenseur, tout contre la double porte close. La femme tendit le bras, se pencha un peu plus, tenta d'atteindre le seau, mais sa canne improvisée fut beaucoup trop courte. Quand, essoufflée, elle se releva, elle retira le "mop" vivement pour éviter de justesse la gueule ouverte d'un rat qui avait bondi dans sa direction.
- Allô, bonjour, pardonnez-moi de vous déranger, s'excusa Ted dès qu'il entendit une voix à l'autre bout du fil, voilà, je m'appelle Ted Lek, je suis le mari, enfin l’ex-mari de Kris, votre collègue à la Funco, et je vous sonne parce que depuis 3 jours, nous sommes sans nouvelles d'elle, aussi, ai-je pensé que vous pourriez m'aider ... ?
Plusieurs secondes s'écoulèrent avant que Karin ne réponde, sur le qui-vive et méfiante comme le sont toutes les femmes par solidarité vis-à-vis de leurs semblables divorcées, elle hésita quelques instants, puis elle se décida à répondre.
- Que puis-je pour vous, Monsieur ?
- Je ne sais pas au juste, on la recherche, elle a, semble-t-il, disparu.
- Disparu ?!? Je l'ai encore croisée jeudi matin, j'aurais normalement dû la rencontrer durant la pause de midi, mais comme j'ai été attaquée ... Karin s'interrompit, soudain submergée par un double sentiment de culpabilité et d'angoisse.
- Attaquée ? à la Funco ?
- Je, ... oui, enfin, ce n'était que des rats, mais j'ai bien failli y rester !
- Des rats ! s'exclama Ted à bout de souffle.
- Plein le sous-sol, j'ai dû passer chez le médecin de la Funco et celui-ci m'a renvoyée chez moi, si bien que je n'ai plus vu Kris depuis jeudi matin.
- Elle était avec vous ?
- Non, elle, elle faisait les 1er et 2ème étages, mais Andrée, Andrée, c'est notre brigadière, lui a commandé de revenir le soir pour l'entretien du Dining Room où se sont déroulées les festivités annuelles.
- Donc Kris travaillait jeudi soir ?
- C'est exact.
- Savez-vous, - Ted fit une pause -, si elle avait des projets pour le réveillon ?
Une fois encore la femme hésita, puis, d'un ton enjoué et victorieux, elle répondit.
- Certainement ! Vous savez, votre ex-femme est une très belle femme, ce ne sont pas les conquêtes qui lui manquent, d'ailleurs elle a un copain qu'elle voit souvent depuis quelques temps, inventa Karin pour titiller l'homme.
- Un copain !?! Vous connaissez son nom ?
Karin réfléchit encore, mais Ted ne lui laissa pas le temps de chercher plus longtemps. - Bertrand, il s'appelle Bertrand, c'est cela ?
- Oui, enfin, je pense que le dernier en date s'appelle comme ça.
Ted outrepassa la jalousie – ou était-ce l’énervement ? - qui lui tiraillait l'estomac et qui lui donnait envie d'en savoir plus au sujet de ce jeune homme, puis il se reprit et continua, d'un ton lucide, à interroger la femme sur les événements qui primaient avant tout.
- Peu importe, dit-il en essayant de garder une voix sereine, ce qu'il faudrait savoir, c'est si elle a passé le réveillon ailleurs, et où, la Police a retrouvé sa voiture à l'état d'épave le long de l'autoroute, tous ses papiers avaient disparu et c'est grâce à un carton portant mon numéro qu'on a pu identifier son Opel.
- Kris ne m'a parlé de rien, elle n'a rien dit au sujet de ses projets, tout ce que je peux vous certifier, c'est qu'elle a probablement dû travailler tard la nuit de jeudi pour terminer le Dining Room, mais pour le reste, ...
- Et les gardiens, pensez-vous qu'ils pourraient me renseigner ?
- Tout le monde est en congé, la Funco nous a accordé un congé exceptionnel pour le passage à l'an 2000, quand Kris a quitté les bâtiments, le dernier gardien l'aura certes accompagnée !
- Comment s'appelle le gardien qui était de faction jeudi ? s'emballa Ted.
- Stephan, Stephan Wild, c'est un type très sympa, le seul dont je connaisse le nom, je ne peux pas me tromper !
- Avez-vous son téléphone, ou son adresse ?
- Non, évidemment, nous n'entretenons que des relations professionnelles, mais il y a de fortes chances qu'en consultant l'annuaire, vous-
Ted raccrocha, sans savoir pourquoi, il pressentit que le temps urgeait, qu'il n'y avait plus un instant à perdre. Il chercha dans l'annuaire des abonnés du téléphone, passa la lettre W, chercha à Wild, et puis, il dut recommencer, car il s'embrouilla. Fort heureusement, les filles s'amusaient dans la pièce voisine, il entendait leurs cris et leurs jeux, mais ne s'en préoccupa pas. Quand il trouva enfin le numéro du gardien, sans plus hésiter, il l'appela.
- Monsieur Wild ?
- Oui ?!? répondit Stephan d'une voix exténuée.
Une fois encore Ted expliqua, avec un maximum de détails, l'objet de son appel, il avait adopté un ton convainquant et poli à la fois, puis il patienta en attendant la réponse de son interlocuteur.
- J'ai bien vu Kris à la Funco, elle a fait la journée, puis, là j'ai même été étonné car mes fiches de contrôle ne mentionnaient rien, elle est revenue le soir pour l'entretien du Dining Room où une fête avait eu lieu. Je ne l'ai malheureusement pas vue le soir, ma femme vient d'accoucher de notre premier enfant et le Directeur m'avait accordé l'autorisation de quitter mon poste dès que Maggy - c'est ma femme - partirait pour l'Hôpital.
- Vous ne l'avez donc pas vue s'en aller ? insista Ted, croyant tenir enfin une piste.
- Non, mais si comme vous dites on a retrouvé sa voiture, c'est qu'elle est retournée chez elle, elle avait stationné son Opel juste à côté de ma moto, je l'ai vue en partant.
- Elle ne vous a pas parlé de ses éventuels projets pour le réveillon ?
- Non, je regrette, Kris et moi nous nous disons bonjour, mais nous ne sommes pas des confidents, je vous assure ! Je pense qu'elle est doit être retournée chez elle et qu'elle sera sortie, comme tout le monde, pour fêter le passage à l'an 2000 !
- Mhm, acquiesça Ted sceptique, sans doute avez-vous raison. Je vous remercie, et encore toutes mes félicitations pour la naissance de votre enfant !
- Merci, puis, avant de raccrocher, Stephan rajouta: à moins qu'on lui ai volé !?!
- Comment ?
- Je dis, à moins qu'on lui ait volé sa voiture sur le parking, cela s'est déjà produit à la Funco, je connais plusieurs cas, si quelqu'un lui a volé sa voiture, Kris a forcément dû rentrer en métro ou à pied, vous avez cherché dans cette direction ?
Ted ne sut que répondre, c'était la toute première fois qu'on l'aiguillait vers une autre solution et celle-là lui semblait plausible et si attrayante qu'il voulut y croire !
- Je ne sais pas comment vous remercier, Monsieur, je, enfin, mes filles et moi sommes très inquiets, Kris ne manque jamais de téléphoner aux filles lorsqu'elles viennent en weekend chez moi et là cela fait trois jours et cela devient inquiétant !
- Oui, je comprends, cependant, vous devriez plutôt interroger vos filles, sans doute Kris avait-elle prévu quelque chose pour son congé de 4 jours, parce que si elle avait constaté la disparition de son véhicule, elle en aurait certes fait part aux autorités compétentes, non ?!?
Tout à coup, les belles illusions de Ted s'envolèrent, comme évaporée, soufflée par cette dure vérité que le gardien venait de lui rappeler.
- Et si elle était restée bloquée à la Funco, dit Ted, en songeant inopinément au récit de Karin au sujet de rats.
- Bloquée ? Que voulez-vous dire ?
- Je ne sais pas, bloquée, si elle était tombée dans les escaliers ou si elle s'était blessée, sans pouvoir appeler quelqu'un du secours ou si tout simplement elle avait eu un malaise, y avait-il quelqu'un pour contrôler qu'elle allait bien et ces foutus rats, l'avait-on prévenue à leur sujet ?
- Des rats ? quels rats ?
- J'ai contacté une autre nettoyeuse, elle m'a raconté qu'elle avait été attaquée par des rats aux sous-sols !
- Dans les sous-sols ? Cela m'étonnerait, mais ce n'est pas impossible, cependant, si mes sources sont bonnes, Kris devait se rendre au Dining Room, et là, cher Monsieur, je peux vous assurer qu'il n'y a aucun rat, il s'agit de l'étage le plus luxueux de toute la Funco !
- Et si quelqu'un, un invité, l'avait attendue, surprise, attaquée, fabula encore Ted.
- Impossible, cher Monsieur, j'ai personnellement contrôlé toutes les entrées et toutes les sorties de chacun des invités, quand j'ai quitté la Funco, Kris s'y trouvait seule !
Ce dernier mot résonna à l'oreille de Ted comme l'hallali.
../.. à suivre, prochainement ...
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