Ted n'y tenait plus. Ce Larson ne semblait pas le rappeler, il n'était encore que 8h00 du matin, mais le temps lui semblait si long qu'il n'était pas parvenu à faire autre que d'observer le téléphone muet.
Alors, il grimpa à l'étage, vérifia que les filles dormaient toujours, passa dans sa chambre à coucher et fouilla sa table de nuit. Là, il savait que deux ans plus tôt il avait mis de côté un petit porte-clés en forme de cœur transpercé d'une flèche brisée à son extrémité et qu'au bout de ce porte-clés, se trouvait la petite clé de la porte d'entrée de son ancien domicile. Même s'il y avait fort à parier que Kris avait fait changer les serrures, Ted voulu tenter le coup. Il s'empara du porte-clés, vérifia encore que les filles dormaient toujours, et malgré que ce fut de l'inconscience, une nouvelle fois, il abandonna les filles pour se rendre chez Kris, espérant y découvrir quelque indice quant à sa disparition.
Ted fit au plus vite, conduisant sans respect du code de la route ni des limitations de vitesse, il fonça sans plus rien voir d'autre que le temps qui pressait. L'espace d'un instant il hésita, songeant à la visite éventuelle de la police chez Kris, puis, poussé par ce sentiment d'oppression et d'impatience, il continua sa route et en moins d'un quart d'heure, il parvint chez la femme.
Discrètement, il stationna son véhicule dans la rue voisine, longea les murs pour ne pas être reconnu par un éventuel voisin, et puis il fit le tour par derrière et longea la petite ruelle qui servait de servitude à la maison de Kris et à celle d'à côté. La clé qu'il serrait dans sa poche était celle qui, jadis, ouvrait la porte de derrière. Si Kris n'avait pas changé les serrures comme il le redoutait, il pourrait entrer chez son ex-femme et là, chercher quelque chose - il ignorait quoi exactement - qui pourrait l'aider à comprendre les derniers événements.
Il faisait toujours noir, à cette heure-là, l'aube se levait à peine, les gens dormaient encore, rentrés tard ou tôt du réveillon, et Ted ne rencontra personne. Il poussa le loquet de la barrière en bois de l'allée, contourna le coin et arpenta la ruelle d'un pas rapide, comme un voleur.
L'homme sortit la clé, ses doigts tremblaient pour diverses raisons: la peur de l'échec, la peur d'être surpris, la peur de ce qu'il allait découvrir et l'angoisse de revoir son ancien domicile. La clé entra parfaitement dans la serrure, elle pivota, Ted souleva la clenche - c'était un système particulier qu'il avait installé lorsqu'ils avaient emménagés, Kris et lui, dans cette demeure qu'ils avaient entièrement rénovée ensemble, et puis la porte s'ouvrit. Ted dut pousser un peu, Un sac poubelle encombrait le passage, et puis il referma la porte aussitôt derrière lui. L'interrupteur se trouvait là, juste à droite, mais il n'alluma pas. C'était préférable. Après quelques instants ses yeux s'habituèrent à l'obscurité et puis il passa le petit hall en enjambant le sac poubelle. Il pénétra dans la cuisine. Hormis le papier peint tout neuf, rien n'avait changé depuis son départ. Kris avait accroché une tenture à l'entrée, mais rien d'autre n'avait été modifié. La cafetière électrique était toujours au même endroit, la table et les quatre chaises étaient encore à la même place et le panier à fruits semblait n'avoir pas bougé depuis tout ce temps. Au mur de la cuisine, les deux cadres de Mary et d'Emily étaient toujours suspendus, avec leur nom gravé sur une plaque en étain et leur poids à la naissance.
Il ouvrit le petit tiroir de gauche, celui-là qui, autrefois, contenait toute une série d'objets divers, comme des stylos, de l'adhésif, des ciseaux, des allumettes, un bloc note et d'autres gadgets indispensables à la vie de tous les jours. Sa main ne chercha pas longtemps, la lampe de poche s'y trouvait toujours. Il l'alluma, mais celle-ci clignota puis s'éteignit. Il appuya sur l'interrupteur en secouant la torche et cette fois, une faible lueur se distilla. Les piles étaient plates, mais cela devait suffire à le guider. Il passa ensuite au salon, autrefois la salle à manger, que Kris avait permutée, la disposition des meubles était parfaite et Ted trouva l'ensemble de bon goût. Les meubles étaient neufs, ou presque, Kris s'était débarrassée des leurs lorsqu'ils avaient divorcé, mais même ceux-là respiraient l'esprit conforme à leurs goûts à tous les deux et Ted se sentit à nouveau chez lui. Le magnifique portrait qui ornait la cheminée et qui représentait l'homme et la femme le jour de leur mariage avait disparu et avait été remplacé par une énorme photo des filles; les postures et toutes les décorations, quant à elles, avaient été déménagées, mais Ted reconnut la majorité d'entre elles. La salle à manger ressemblait très fort à l'ancienne, en plus petit cependant, mais d'une esthétique parfaite. A droite, près de la porte menant à la cave, une gigantesque étagère exposait un nombre incalculable de boîtes de jeux, de jouets et de paniers dégorgeant de poupées et d'autres peluches. Ted fit encore quelques mètres et là, sur le pallier de l'escalier qui menait à l'étage, le petit meuble en coin qu'il connaissait bien était toujours à sa place. C'était un magnifique meuble en merisier qu'ils avaient acheté ensemble et qui garnissait luxueusement le pallier. Sans réellement savoir pourquoi, sans doute par instinct, l'homme s'y dirigea. Il s'assit à même le carrelage et ouvrit la porte du meuble. C'était là qu'avant ils stockaient leurs photos, et si Ted devait découvrir quelque chose, c'était sans doute là qu'il le ferait. L'armoire était correctement rangée. D'emblée, l'homme reconnut bien là l'ordre infaillible de son ex-femme. Sur la première rangée, une série de plusieurs albums photos s'étalait et était classée par dates. Ted pencha la tête de côté, dirigea le faible faisceau de la lampe vers les tranches des albums et chercha les plus récents, ceux qui dataient de ces derniers mois.
1998, disait l'écriture penchée de Kris. Ted sortit l'album et le feuilleta. Les photos, pas toutes très réussies, étaient des portraits des filles. A Noël, deux ans plus tôt, à Pâques, au carnaval, durant les vacances, à la colonie et à la Saint Nicolas. Même si ces photos lui donnèrent un petit pincement au cœur, Ted les passa rapidement, puis, entre le portrait de Mary déguisée à l'occasion d'une fête à l'école, et une autre d'Emily superbe dans un déguisement de princesse, Ted tomba nez à nez avec l'immonde photo d'un type assis dans le canapé et tenant les filles sur ses genoux. L'homme souriait d'un air bête, il avait les joues gonflées comme celle un hamster et semblait plus stupide encore qu'il ne l'était dans la réalité. Parce que Ted le connaissait bien il s'agissait du voisin, celui-là qu'il voyait forniquant avec sa femme dans ces maudits cauchemars qui hantaient régulièrement ses nuits, et puis ce fut toute une série de questions qui affluèrent à son esprit perturbé. Kris avait donc eu une autre relation avec cet homme, même s'il s'en était douté, Ted ne l'avait jamais appris, ni de la bouche des enfants, ni des ragots du voisinage. Il prit la photo et la glissa dans la poche de son blouson.
Il prit l'album suivant: 1999. Celui-là était plus épais. Les premières photos le choquèrent davantage: elle exhibaient une Kris suspendue au cou d'un jeune con avec un nez pas possible. Puis, se reprenant, Ted se trouva ridicule, cet homme-là n'était pas plus laid ni plus beau qu'un type ordinaire, il avait l'air jeune, c'était un fait, mais il avait l'air correct. Kris semblait si heureuse sur cette photo, elle arborait un sourire comme jamais Ted lui en avait connu et le décolleté que la femme arborait était si provoquant qu’il eut du mal à croire qu'il s'agissait bien de cette fille qu'il avait tant aimé. Il tourna la page et là encore, il trouva un portrait de ce jeune homme. Il était debout aux côtés de Kris, à une fête semblait-il, ils se tenaient par la main et souriaient au photographe. Il fut surpris par la petite taille de l'individu, son visage sans ride semblait lui rappeler quelqu'un, mais il fut incapable d'y mettre un nom.
Sur la photographie suivante, le blond - parce qu'il était blond - semblait jouer avec les filles, seule Mary arborait un sourire forcé en espionnant l'autre imbécile du coin de l'œil.
Les autres photos étaient pareilles, elles étaient un étalage d'une vie ordinaire, avec des fêtes, des anniversaires, des mariages, des sourires béats et des mines surfaites.
Même si la curiosité le poussait à poursuivre plus longuement, Ted remisa l'album à sa place après avoir ôté la photo du couple: Kris + l'autre enfoiré.
Tout à coup il se releva, il alla jusqu'à le coin design qu'il avait lui-même conçu et qui était composé d'une étagère grand format en chêne, sur laquelle le téléphone était posé, et juste à côté, le répondeur de Kris, en fait le sien qu'il lui avait abandonné lors de leur séparation. Le compteur marquait 6 appels, Ted chercha la touche qui permettait d'écouter les messages, il ne savait plus laquelle était réservée à cette fonction et comme il allait appuyer sur celle qu'il croyait être la bonne, la sonnerie de la porte d'entrée retentit, le faisant sursauter et d'emblée éteindre la torche qu'il tenait en main.
La sonnette fonctionna une seconde fois, une main nerveuse frappa au carreau, ensuite au volet et puis une voix stertoreuse appela.
- Police, Madame, veuillez nous ouvrir !
Ted s'accroupit. Il n'y avait aucune raison que les agents le repère, les volets étaient baissés, et il y avait peu de chance qu'ils aient vu le rai de lumière de sa lampe de poche. L'homme retint sa respiration, il patienta, entendit encore les policiers se parler sans comprendre ce qu'ils disaient, et puis sonner une fois encore avant de repartir.
Lentement, pour ne pas se faire repérer, l’homme monta à l'étage. La chambre à coucher n'avait, elle non plus, pas changé. C'était toujours la même. Le lit était fait, l'oreiller de Kris était propre et net et portait aucune trace, comme si personne n'y avait dormi depuis des lunes, et la place à côté, la sienne autrefois, était également vide. Il y avait toujours un oreiller à cet endroit et cela signifiait donc que cette place était réservée. Kris ne dormait donc pas seule ! Ted poussa la porte coulissante de la garde-robe. Sur la planche du dessus, il trouva la grande boîte de carton où Kris, depuis des années, classait ses papiers. Il l'ouvrit.
Le premier dossier, en fait une farde en carton jaune, indiquait en lettres grasses: Divorce. La seconde farde, une verte, disait: plainte pour coups. Ted se souvint de cette fois malheureuse où il avait frappé Kris. La seule fois en 16 années de coexistence, la seule fois, mais la fois de trop ! Ca avait été un accident, cela s'était passé au début de leur séparation, alors qu'ils s'étaient rencontrés dans un dancing, par hasard et que Ted eut une altercation avec un type éméché. Kris avait voulu s'interposer et c'était elle qui avait été frappé du puissant coup de poing que Ted avait envoyé. Ce fait avait aidé Kris dans la procédure de leur divorce, même si elle et lui savaient pertinemment que ce coup ne lui était pas destiné, mais le Juge n'avait cru que les faits actés et Ted avait été condamné à rembourser les frais encourus et à subir les remontrances d'un avocat sévère et sans pitié.
La troisième farde, soigneusement rangée, contenait des cartes d'anniversaire. Ted les parcourut en vitesse. Il y retrouva quelques-unes des siennes, d'autres qu'il avait presque oubliées, mais il ne vit aucune trace d'une carte provenant d'un inconnu. Dans une chemise en plastique, Kris avait glissé toute la correspondance de Ted. Ses premières lettres d'amour, ses petits mots doux du début de leur mariage et ensuite ses lettres de menaces lors de leur divorce.
Dans le fond de la boîte, quelques vieilles photos gisaient méli-mélo. Quelques-unes de Kris lorsqu'elle était enfant, une de ses parents lorsqu'ils vivaient encore, deux ou trois de sa sœur lors de sa communion, sa nièce en couche culotte, et d'autres personnes dont il avait oublié l'existence. Dans le fond de la boîte, toutes racornies, deux photos roulées sans égard et retenue par un vieil élastique, semblaient avoir été oubliée du temps. Ted les déroula, il s'agissait des deux portraits tirés lors de leur mariage, 11 ans plus tôt. Kris était belle, elle souriait, elle semblait heureuse, Ted, beaucoup plus jeune, arborait une mine sérieuse et froissée par le pli du papier. Mais il n'y avait là rien qui puisse l'aider à comprendre ce qui se passait actuellement avec Kris.
L'homme ouvrit ensuite la table de chevet. Le réveil indiquait 8h55, les filles n'allaient plus tarder à se réveiller et il avait tout intérêt à ne plus s'éterniser là.
Le tiroir comportait, outre un paquet de mouchoirs vide, un rouleau de papier essuie-tout, du genre à celui qu'elle et lui utilisaient après avoir fait l'amour, une série de feuilles agrafées qu'il connaissait bien: une nouvelle qu'il avait écrite autrefois et qui parlait de Kris, un livre inachevé, retourné sur la page où Kris s'était arrêtée et un paquet de serviettes hygiéniques qui semblait dater de plusieurs mois. Le tiroir du dessous renfermait des taies d'oreiller et rien d'autre.
Ted n'avait plus le temps, il aurait aimé fouiller toute la maison, en vérifier le moindre détail, puis il se résigna et redescendit.
En repassant par la cuisine, il eut soudain l'idée de chercher l'agenda de Kris. L'agenda ! Kris notait tout dans son agenda, les événements journaliers, les dépenses qu'elle faisait et la moindre de ses activités. L'homme ouvrit l'armoire où jadis la femme classait l'objet, mais celle-ci contenait à présent des couverts dépareillés. Il en ouvrit une autre, se baissa, vérifia sous l'évier, sur le porte-lettres, dans un autre tiroir encore et puis, se trouvant stupide, il découvrit l'agenda sur tablette de coin de la cuisine. Sans plus tarder, il glissa l'agenda dans son blouson et repartit en prenant soin de ne laisser aucun indice derrière lui.
Comme il arpentait la ruelle, il s'aperçut qu'il avait oublié la lampe de poche, mais cela n'avait plus d'importance, Kris saurait de toutes manières qu'il s'était introduit chez elle et ce n'était pas cette torche qui aggraverait les faits.
Il courut jusqu'à sa voiture, démarra en trombe et repartit chez lui. A l'horloge du tableau de bord, il était 9h20. Cela faisait 48 heures que Kris n'avait plus donné signe de vie...
Lorsqu'il dérapa sur l'allée, il fut rassuré en voyant qu'aucune lumière n'avait été allumée, ni à l'étage, ni au rez-de-chaussée, les filles dormaient donc encore et tout s'était passé parfaitement.
Comme il introduisait sa clé dans la serrure, une main lourde et épaisse s'abattit sur son épaule, le faisant crier et virevolter sur place tant il eut peur. Face à lui, se tenait un type de forte corpulence en uniforme de policier...
- Monsieur Ted Lek ?
- Ou, oui, c'est moi, vous avez des nouvelles de mon ex-femme ?
- Non, et nous aurions espéré en avoir de votre part.
- Je n'ai aucune nouvelle de Kris, elle et moi sommes divorcés, elle m'a amené les filles, nos filles, jeudi dernier au matin et depuis lors, je ne l'ai plus vue ! Ted sentit l'agenda glisser le long de ses côtes, il serra le bras, sentit son visage se transformer en une mine pleine de culpabilité et se mit à transpirer.
- Vous vivez seul, cher Monsieur ? L'agent avait un ton sceptique très désagréable, comme s'il avait soupçonné quelque chose.
- Non, enfin, je veux dire oui, depuis quelques jours à peine, ma compagne est partie et je suis actuellement avec mes enfants pour le réveillon.
- Vous les avez laissés seuls ? Quel âge ont-ils ?
- Des filles, ce sont des filles, elles ont 7 et 3 ans et demi.
- Et vous partez en ville en laissant seules, savez-vous que cela n'est pas prudent, Monsieur Lek !?!
- Je, oui, je suis juste parti quelques minutes, faire une course un peu plus loin, comme elles dormaient encore.
- Tâchez, à l'avenir que cela ne se reproduise plus, cher Monsieur et si vous avez des nouvelles de Madame, veuillez nous en avertir au plus tôt ! L'homme salua d'un geste bref à hauteur de son képi et s'en alla.
Pressé, Ted ouvrit la porte, mais avant qu'il n'ait eu le temps de la refermer, le policier était revenu sur ses pas et avait glissé un pied à l'intérieur.
- Au fait, vous êtes prié de ne pas quitter la ville, du moins jusqu'à ce qu'on ait des nouvelles de votre ex-femme, étant donné vos antécédents vis-à-vis de celle-ci, vous comprendrez ! l'agent s'était penché de côté et tentait de voir à l'intérieur.
Ted revit les images de son geste malheureux à l'encontre de Kris, ce triste événement qu'il venait de revivre quelques minutes plus tôt en revoyant le dossier que la femme à précieusement conservé.
- Je, oui, comptez sur moi. Mais, peut-être voulez-vous entrer, je vous présenterez mes filles, vous verrez que je n'ai strictement rien à voir dans cette histoire à laquelle d'ailleurs je ne comprends rien !
- Non, je vous remercie, je n'ai pas encore de raison de vouloir entrer chez vous, Monsieur Lek, mais qui s'est, je reviendrai peut-être ... Cette fois, le policier disparut et Ted referma la porte, trempé de sueur.
Il laissa carrément tomber dans le canapé, sortit les deux photographies qu'il avait dérobées chez Kris et feuilleta l'agenda de la femme.
A la date de jeudi 30 décembre, elle avait indiqué: journée, à celle de vendredi: congé, et puis au feuillet supplémentaire, offert gracieusement par une marque publicitaire, soit à la date du 1er janvier 2000 et à celle des 2 et 3, il vit que Kris avait également indiqué: congé. Aucun rendez-vous n'était inscrit, aucune trace d'une soirée prévue, aucun numéro de téléphone à rappeler ou de réservation quelque part.
Ted revint en arrière et chercha quelque chose, un indice, une remarque ou une inscription. Bien qu'à l'étage un remue-ménage se fit entendre, il continua ses investigations. En début d'agenda, Kris avait noté une série de numéros de téléphone classés par ordre alphabétique suivant leur propriétaire. Il identifia quelques noms, mais beaucoup lui étaient inconnu, surtout que Kris n'avait, la majeure partie du temps, qu'indiqué des prénoms.
Mary, les cheveux en bataille, les traits encore chiffonnés par une nuit de sommeil profond, vint l'embrasser.
- Bonjour Papa, dit-elle d'une voix rauque encore à demi endormie.
- Bonjour, Mary, dis-moi, tu connais cet homme ? Ted sortit une photographie au hasard de sa poche.
- Mais enfin, Papa, tu le connais, c'est Kristophe, le voisin de maman. Où as-tu eu cette photo ?
- T'occupe pas de ça, dis-moi, chérie, maman voit souvent Kristophe ?
- Mais non, Papa, c'est fini maintenant, il y a bien longtemps que Kristophe ne vient plus à la maison, tu avais promis de ne plus me poser des questions à ce sujet, après, quand maman sait que je te raconte des trucs, elle me gronde !
- Je dois savoir, Mary, Maman ne répond pas au téléphone, je m'inquiète, je voudrais juste savoir où elle est, si elle va bien, le reste n'a pas vraiment d'importance.
- C'est fini, je te dis, ce gros con n'est venu que quelques semaines, puis Maman l'a dégagé !
- Sois polie, s'il te plaît, enragea Ted, s'en pouvoir s'empêcher de sourire face aux manières de sa fille qui lui rappelaient fortement les siennes.
Il sortit l'autre photo, celle de Kris avec le blondinet à l'air stupide et la tendit à Mary. - Et lui, qui c'est ?
L'enfant souffla. Elle jugea son père d'un regard réprobateur et puis elle s'assit à côté de lui, dans le canapé en serrant un coussin entre ses bras.
- Tu aimes encore Maman, hein, c'est ça ?
- Réponds, Mary, c'est très important.
- C'est Bertrand !
- Bertrand comment ?
- Bertrand, Bertrand, j'en sais rien, moi, j'en ai marre de vos disputes et de vos jalousies, j'veux retourner chez Maman ! Mary se leva d'un bond, mais Ted la rattrapa par le bras.
- Tu ne connais pas son nom ?
- Non, j'en sais rien, fiche-moi la paix et lâche-moi, je dois faire pipi ! Mary se dégagea rageusement et passa aux toilettes.
Ted songea: Bertrand ? ce nom-là ne lui disait rien, ou plus rien, il avait oublié, c'était si loin, puis, il se rappela avoir lu ce prénom sur la liste de Kris. Il feuilleta l'agenda, chercha à B et découvrit le numéro de téléphone de ce fameux Bertrand.
A son tour, Emily descendit. Elle embrassa son père sans prononcer un seul mot, s'allongea sur le divan, et réclama une cassette vidéo que Ted lui passa d'emblée. Tandis qu'il notait le numéro de Bertrand, Ted fut soudain interpellé par la petite.
- Bébert et Maman, c'est Bébert et Maman, répétait l'enfant en pointant du doigt la photographie des tourtereaux.
- C'est l'ami de Maman ? demanda Ted.
- C'est Papa ! dit la gosse en souriant.
- Ton Papa, c'est moi, lui, c'est l'ami de Maman, c'est ça ?
- Non ! hurla Mary qui était revenue des toilettes.
- Laisse-la parler, je dois savoir !
- Mais, papa, je te répète que Maman ne le vois plus depuis longtemps !
- Lui méchant avec Lilie, dit Emily en désignant Blondinet de son index sans pitié qui déformait la photo au niveau de l'œil de l'intéressé.
- Méchant ?
- Oui, ça lui arrivait d'être trop sévère avec nous, alors Maman lui a dit de partir !
- Pourquoi tu ne m'en as pas parlé plus tôt, Mary ?
- Qu'est-ce que tu aurais fait ? Hein ? Encore disputer avec maman ? Non, j'en ai assez de vos cris et de vos disputes !
- Viens-là. Ted serra Mary dans ses bras, Emily vint s'y blottir également et ils restèrent quelques minutes ainsi, prostrés dans leur étreinte, tandis que Ted eut du mal à retenir les larmes qui avaient envahi ses yeux.
Puis, il se leva, dit aux enfants de regarder la télé et décrocha son téléphone en composant le numéro d'appel de Bertrand.
On mit un certain temps à décrocher, mais si Ted avait dû attendre davantage, il l'aurait fait, au bout d'une vingtaine de sonnerie, une voix - celle d'une femme, répondit.
- Allô ?
- Pourrais-je parler à Bertrand, s'il vous plaît, Madame ?
- Mon fils n'est pas là, il est sorti avec son amie pour réveillonner, vous êtes ?
Ted raccrocha. Cette fois les choses s'éclaircissaient, Kris n'avait sans doute pas voulu parler aux filles de ses projets avec l'homme en question et sans doute s'étaient-ils payé une soirée d'enfer ou autre chose. Hargneusement, Ted bouscula l'agenda qu'il fit tomber par terre, il inspira une grosse bouffée d'air pour calmer ses nerfs et passa à la salle de bains sans entendre Mary qui lui demandait ce qui se passait.
La douleur qui, maintenant lui paralysait tout le bassin et une partie du dos était insupportable. Kris avait rouvert les yeux, elle avait aperçu les câbles torsadés de l'ascenseur et puis elle s'était rappelé ce qui s'était produit quelque trois heures plus tôt.
Elle avait péniblement roulé de côté et elle avait essayé de voir à l'intérieur de l'ascenseur: les rats, moins nombreux – un énorme et plusieurs petits, sans doute momentanément repus, se tenaient groupés, le museau en l'air, flairant la femme sur le toit au-dessus d'eux, inaccessible – pour l’instant. Dans les reflets du néon de secours, Kris vit l'étincelle du dernier pacson qui miroitait dans ses yeux embués et soudain elle prit conscience qu'elle en avait urgemment besoin pour tenir le coup.
Seulement elle était incapable de l'atteindre et il était hors de question qu'elle redescende dans cet enfer d'où elle ne pourrait jamais plus se sortir. Elle déglutit, se rendit compte que sa gorge sèche la tiraillait également et s'épongea du revers de la main en essayant de trouver une solution, parce qu'il y en avait une, Ted le lui avait répété à longueur d'années: chaque problème a sa solution !
Ted avait toujours des paroles sensées. Des remarques, des conseils, des objections parfois, mais très souvent des propos sensés et intelligents. Si bien souvent cela l’énervait au dernier des points, au moins devait-elle se rendre à l’évidence, bien souvent, l’homme avait raison.
Soudain elle se rappela son sac à main. Son fourbi comme disait Ted. Là où elle entassait un tas d’objets trop souvent inutiles et encombrants.
Au loin trois ou quatre étages plus haut, elle n'en savait plus rien, elle entendait la radio qui diffusait toujours. Puis, comme elle décroisa les bras et que sa main roula de côté, ses doigts rencontrèrent le "mop" avec lequel elle s'était aidée pour grimper jusque là.
Le "mop" ! Mais bien sûr ! Avec des efforts surhumains, elle s'assit en essayant de ne pas remuer sa jambe blessée, et elle empoigna le balai en se penchant par dessus la trappe. En tendant le bras, elle pouvait toucher la moquette ! Les rats, tout d'abord, hésitèrent, reculèrent ensuite, puis, par curiosité ou sans doute par ruse, ils vinrent encercler le bout de l'ustensile. Kris le remonta doucement et les mammifères suivirent le mouvement en levant leur tête au même rythme. Tout à coup, violemment, Kris fit un geste brusque qui envoya valser une bestiole contre la paroi et s'écarter les autres plus prompts. Avec dextérité, elle guida le manche jusqu'à hauteur du pacson, elle le toucha le ramena plus au centre de la moquette, écarta encore un rat qui tentait de s'en approcher, puis, elle appuya de toutes ses forces sur le "mop" qui écrasa le petit emballage en aluminium. Alors, tout doucement, Kris releva le manche, en constatant que, comme elle l'avait espéré, le pacson y reste comme collé. Elle souleva encore un peu plus, ramena le balais à hauteur de la trappe et, pour ne pas le perdre, elle empoigna rapidement le pacson en prenant soin de bien reposer le "mop" à ses côtés.
En bas, comme fous, les rats tournoyaient, impuissants, jaloux, et à nouveau affamés. Kris ouvrit le petit paquet de cocaïne, vérifia qu'il n'était pas tout à fait vide et le lécha à deux reprises pour être certaine qu'il n'en reste plus un milligramme ! Elle était consciente que c'était son dernier paquet, que c'était la dernière échappatoire au mal qui la rongeait, mais elle n'y tenait plus et savoura tranquillement, tandis que les rats sous elle se disputaient pour l'une ou l'autre raison, le bien-être de la drogue à laquelle elle avait pris goût. Sa langue s'engourdit, soudain pétrifiée par une impression de froideur très agréable, ses nerfs se relâchèrent, elle se détendit peu à peu et la douleur lancinante se mua très vite en une gêne à peine perceptible. Elle referma les yeux, cette fois elle ne perdit pas connaissance, elle baissa tout simplement les paupières et essaya de ne plus penser à rien qu’à son sac à main.
Dans l'ascenseur C, le gros rat mâle qui avait découvert une dernière miette de pain avait mordu un de ses congénères plus petit qui avait tenté de lui dérober sa trouvaille.
Vers 12h00, les filles émirent le désir d'aller en ville pour prendre un repas dans un fast-food comme elles en avaient l'habitude avec leur mère. Ted leur fit plaisir et les y emmena sans trop se faire prier. Depuis ce matin, il n'était plus le même homme, il avait soudain pris conscience qu’une page de son existence avait été tournée, que Kris faisait désormais partie du passé et que l’avenir était ailleurs.
- Tu ne prends rien ? lança Mary à son père qui s'était contenté de commandé deux bières à la serveuse.
- J'ai pas faim, ma chérie.
- Tu dois manger, Papa, je ne veux pas que tu sois de nouveau malade !
- De nouveau ? Ted fut surpris par la formule.
- De nouveau, oui, comme quand tu as quitté Maman.
- Je te l'ai déjà dit, Mary, je n'ai pas quitté Maman, elle et moi, nous sommes séparés parce que nous ne nous aimions plus, parce qu'on ne s'entendait plus et que-
- Nan, c'est pas vrai, Maman me l'a dit, tu es parti avec une autre femme, et tu nous a abandonnées toutes les trois !
- Et ta mère, qu'est-ce qu'elle a fait, elle ? Hein ? regarde la date sur cette photo. Ted jeta la photo du voisin sur la table.
Mary retourna le papier glacé et décrypta la date. - 13/10/98, lut-elle sans comprendre.
- Le 13 novembre 1997, cette photo a été tirée le 13 novembre 1997 et ta mère et moi nous nous sommes séparés le 12, soit 24 heures à peine après mon départ, un autre prenait déjà ma place, alors, que personne ne vienne me faire la morale ! Sur ce, l'homme vida son verre d'un trait.
- Mais, Papa, tu aimes toujours Maman, n'est-ce pas ?
- Non, cette fois j’en suis certain, et ce que je sais, c'est qu'elle est une mère indigne pour ne pas avoir pensé à vous téléphoner durant ce réveillon exceptionnel.
- Ouais, t'as raison, mais c'est pas normal, Maman doit avoir eu un problème ou un empêchement, elle n'oublie jamais de nous téléphoner!
Ted but une gorgée à son second verre, puis, après réflexion, acquiesça d'un geste de la tête.
Emily tira sur la manche de la chemise de Ted et montra la table du fond en tendant son petit index.
- Quoi, ma chérie ? Ted regarda dans la direction indiquée.
Au fond du fast-food, seule assise à une table, Valy prenait un repas. Elle regardait vers Ted et lui adressa un sourire extraordinaire.
- N'y vas pas ! hurla la bonne conscience de l'homme, tandis qu'une autre voix, plus sournoise, lui dictait de renouer avec cette fille et d'oublier Kris qui devait certes prendre du bon temps tandis que lui faisait le guignol seul avec ses deux filles.
- C'est Val, lança Mary en lui adressant un signe de la main et se levant pour aller embrasser la femme. Mary était une enfant spontanée, indisciplinée, mais spontanée, et avant que Ted n’ait le temps de lui dire quoi que ce soit, elle était à hauteur de Val et lui faisait quatre bises.
Mary regagna sa place. - Elle te remet tous ses bons vœux pour la nouvelle année, et à toi aussi Emily. Mary embrassa sa sœur comme le lui avait demandé la femme, mais la petite esquiva la bouche de son aînée.
Ted hocha la tête et, non sans faire un tour de force, il tourna la tête de côté et fit mine d'ignorer la jeune femme. -Pauv' con ! lui dit la voix dans sa tête qui simultanément lui renvoyait les images de Valy nue et celles des deux photos qu'il conservait toujours en poche.
- Tu ne vas pas lui dire bonjour ? demanda Mary entre deux bouchées de frites ?
- Non, j'ai pas envie ! Mais avant qu'il ait l'occasion d'expliquer ses motivations, l'homme vit arriver vers lui la femme qui se déhanchait. Elle avait revêtu une minijupe très courte, une paire de bas noir qui disparaissaient à hauteur des genoux dans une botte longue et moulante.
- Bonne année, Ted, ça c'est bien passé pour toi ?
- Bonne année, Val.
La fille se pencha par dessus la table, caressa la tête blonde d'Emily qui la regardait sans passion et puis, elle se retourna vers Ted qui soudain avait plongé les yeux dans son décolleté profond.
- J'ai un cadeau pour toi, Ted, un joli cadeau, tu verras. Valy sortit un paquet rectangulaire de son sac à main, une sorte d'étuis ou d'écrin emballé d'un somptueux papier multicolore et d'un gros nœud papillon rouge. - Tu as toujours mon numéro, tu m'appelles quand tu veux, dit-elle encore avant de disparaître dans la foule qui se pressait à l'entrée du restaurant.
- C'est quoi, papa, je peux l'ouvrir ?
- Nan, c'est moi ! renchérit Emily après sa soeur.
- Ecoutez, je suppose que c'est une montre, ou un bracelet, une gourmette peut-être, ça y ressemble en tout cas, mais je préfère ne pas l'ouvrir et le laisser ici, je n'ai besoin de rien et certainement pas de ses cadeaux ! mitrailla Ted en cherchant Val des yeux. Celle-ci avait disparu.
- Allez, papa, on l'ouvre !?!
- Bon, si vous y tenez.
Excitées, les filles suivirent le moindre geste des doigts de leur père faisant volontairement des gestes lents pour accentuer le suspens.
Quand le cadeau fut à moitié déballé, Ted vit tout de suite qu'il ne s'agissait pas d'une montre, ni d'un écrin et encore moins d'une jolie gourmette en or.
- C'est quoi ? Mary regardait la petite boîte, stupéfaite et étonnée.
- C'est, c'est ... L'homme ne put prononcer un seul mot. Il n'était pas nécessaire qu'il ouvre la boîte, un petit paquet de carton du style boîte de médicaments, mais un peu plus grand, l'image sur le flanc en disait long assez !
- Je peux l'ouvrir ? Mary arracha la boîte des mains de son père, impuissant et étourdi, et puis elle l'ouvrit sans ménagement. - C'est quoi ? On dirait un thermomètre ?!?
Un test de grossesse ! Valy venait de lui offrir un test de grossesse pour le prévenir qu'il allait de nouveau être père !
- Salope ! pensa-t-il en prononçant cette insulte presque tout haut.
- C'est quoi ? s'inquiéta Mary qui regardait le petit objet sous tous les angles.
De rage Ted enfila le petit manteau d'Emily, ordonna à Mary de le suivre et presque aussi vite, il quitta le fast-food.
- Pourquoi on s'en va déjà ?
- J'veux une glace !
../.. à suivre – prochainement …
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Style : Nouvelle | Par tehel | Voir tous ses textes | Visite : 422
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