- Tu es fou, tu n’y arriveras jamais.
Karl poussa un profond soupir et releva le visage vers son ami.
- Je sais, Karl. Mais je ne peux plus rester là, à attendre qu’on appelle nos numéros, comme de vulgaires animaux menés à l’abattoir. Je deviens fou et tout vaut mieux que cela.
Karl n’essaya pas de convaincre son ami. Pierre voulait tenter sa chance et il n’avait pas le droit de l’en empêcher. Même si les chances étaient plus que minces. Même si la mort l’attendait sûrement au bout. Ils étaient condamnés de toute façon et Pierre voulait conserver la seule parcelle de liberté qu’il leur restait désormais : choisir leur propre mort. Ils n’avaient plus que cela.
Karl regarda autour d’eux. Ils étaient assis sur une vulgaire planche de bois qui leur servait de lit. Le sol était fait de terre et de pierre. Les murs en béton gris, impersonnels et froids, avaient au moins le mérite de leur masquer un temps l’horreur de l’extérieur. De la neige, d’autres bâtiments comme le leur, des barbelés, et enfin ce chemin de terre qui serpentait derrière la forêt et menait à cette cheminée, crachant la mort comme un dragon cracherait des flammes.
- Quand? demanda Karl.
Le visage émacié et amaigri de son ami n’exprimait plus qu’une immense lassitude. Mais lorsque Pierre parla, son regard s’illumina, ultime étincelle de vie dans ce corps affaibli.
- Ce soir. Au moment de l’appel pour le couvre feu.
Karl saisit la main de son ami entre les siennes et la serra avec force.
- Je prierai pour toi, Pierre. Je prierai pour toi.
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Trois jours plus tard, l’effervescence régnait dans le camp. Les rumeurs les plus folles couraient parmi les détenus mais même les gardes ne semblaient pas savoir ce qu’il se passait réellement.
Karl, lui, continuait son travail, imperturbable. Il avait renoncé à espérer. Depuis deux ans qu’il était là, il avait vu trop de ses amis mourir. Cassant les rochers avec sa pioche émoussée, il se réfugiait dans ses pensées.
Pierre… Il revoyait son ami, son frère, lui jeter un dernier regard. L’espoir se lisait dans ses yeux. Pierre avait parcouru une quinzaine de mètres dans l’ombre des tours. Les autres le regardaient, ne pouvant s’empêcher de croire qu’il allait y arriver. Qu’il allait réussir. Un détenu de libre et tous se sentiraient renaître. Karl avait prié. Pierre s’était agenouillé devant les barbelés, avait commencé à les découper avec une cisaille qu’il avait dissimulée sur lui cinq jours durant, au péril de sa vie.
Karl voyait l’ouverture s’élargir. Pierre commença à ramper sur le sol, se frayant un chemin vers l’extérieur. Lorsqu’il ne resta plus que ses jambes, Karl sentit une vague secouer les détenus. Tous retenaient leur souffle, les yeux brillants.
Un rire. Une détonation. Des aboiements. C’était fini.
Karl sentit une main chaude se poser sur son épaule. Des larmes muettes coulaient sur ses joues.
- Viens Karl, on ne peut plus rien faire pour lui, murmura une voix masculine.
Mais Karl ne pouvait détourner son regard. De son ami, il ne voyait rien. Son corps était dissimulé derrière les chiens qui venaient de se jeter sur son cadavre. Les gardes approchaient d’eux en riant, allumant une cigarette comme on fume après l’amour.
Karl ne pouvait fixer que le rouge. Ce rouge, si éclatant dans tant de grisaille. Cette mare de sang qui imbibait la neige. La couleur du destin. La couleur de la mort.
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Karl s’arrêta de creuser. Il essuya ses yeux d’un revers de main et maudit l’être humain. Tant de vies gâchées. Et pourquoi ?
- Was machst du ? Schnell !!
Un coup de crosse dans le dos le fit à tomber à genoux, les mains dans la neige. Il se releva lentement et reprit son travail. Il n’était pas triste. Il n’avait même plus la force de l’être. Il se sentait vide, un grand vide en lui, empli uniquement de cette image trop de fois vue depuis deux ans. Une mare rouge sur la neige. Voilà, il n’était plus que cela désormais. Un puit béant empli de rouge. Une écorce vide pleine de sang. Pleine de mort.
La sirène retentit.
La fin du travail. Déjà. Perdu dans ses pensées, Karl n’avait pas vu la journée de labeur s’écouler. Il lâcha sa pioche et commença à se diriger vers les baraquements, mécanique. Ce n’est qu’arrivé à son bâtiment qu’il se rendit compte que quelque chose n’allait pas. La vie du camp était tellement organisée. Et là, les gardes couraient en tout sens. Personne ne semblait s’intéresser à lui. D’autres détenus s’étaient immobilisés, sentant qu’il se passait quelque chose d’inhabituel. Et soudain, il comprit. Il faisait encore jour. Et quand ils arrêtaient de travailler, il faisait toujours nuit. La sirène ne signifiait pas la fin des corvées.
Le camp était en alerte.
Il entendait maintenant des grondements de plus en plus assourdissants. Derrière la forêt, les fusils crachaient leurs balles. Qui donc luttait là bas ? Etait-ce une exécution ? Une attaque ? Karl sentit une main l’empoigner et la même voix masculine hurla cette fois.
- Vite, Karl ! Suis-moi, dépêche toi!
La main l’entraîna dans les latrines, où deux autres personnes s’étaient déjà réfugiées.
- Ici!
Karl se mit à genoux tel un automate, dissimulé entre les cuves de bois percées de trous et les murs. La tête dans les mains, il attendit. Interminable. Ils étaient quatre et aucun n’osait se regarder. Aucun ne voulait lire dans les yeux de l’autre ce qu’ils redoutaient le plus. L’espoir. Les yeux clos, le crépitement des balles et les cris enflant de plus en plus, Karl ne voyait qu’une mare rouge s’étendre sur la neige. Il la voyait s’élargir lentement, au gré des monts et des vallées creusés par le sol. Noyant de temps à autre les quelques brins d’herbes qui avaient osé transpercer le linceul blanc jeté sur le camp. Une vague rouge, déluge d’un Dieu cruel et en colère.
Il attendait, et ne pensait qu’à ça. A Pierre. A sa femme et à leur fils, leurs corps troués d’une balle, recouvrant la neige de cet océan de sang. A ces cris. A ces bras qui l’emmenaient loin de ceux qu’il aimait.
- Karl ?
A ce sang. Toujours ce sang. Rouge comme une provocation parmi tant de désespoir.
- Karl ?
Une main le secoua violemment. Il ouvrit les yeux. Rien. Il n’entendait plus rien. Plus de cris. Plus de fusils. Hagard, il se leva et suivit ses compagnons au dehors.
La neige était toujours aussi blanche.
Mais cette fois, elle était recouverte de nombreux corps en tenue. Des gardes.
Karl osa lever les yeux. Les portes du camp étaient ouvertes. Des larmes inondèrent son visage.
Des chars. Des hommes armés. Des russes !
Son regard se porta vers le ciel, au-dessus des camions qui entouraient le camp.
Le rouge. Toujours le rouge.
Une flamme sembla s’allumer en lui, envahissant son corps d’une douce chaleur.
Un drapeau russe. Le rouge de l’espoir. Le rouge de la liberté. Karl s’effondra à genoux dans la neige. Mais il ne sentait plus le froid transpercer sa peau. Fixant le tissu écarlate flottant, libre, au vent, il pleura.
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Style : Nouvelle | Par Manouchka | Voir tous ses textes | Visite : 207
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