Marc ouvrit les yeux avant d’entendre la sonnerie de son réveil. Un regard vers la table de nuit lui apprit qu’il disposait encore de deux minutes de silence avant le début de l’hymne matinal. Il referma alors les yeux et attendit. Le chant du coq résonna dans toute la maison.
Marc poussa un grognement avant de se lever et d’ouvrir ses volets. Penché à l’extérieur, appréciant la fraîcheur des premières lueurs de l’aube, il se demanda ce qu’ils auraient dans deux jours. Trois semaines de basse-cour, il espérait une sonnerie moins brutale pour le mois prochain. Drôle de boulot quand même pour les gars qui se retrouvaient chargés de choisir l’hymne matinal. Le chant du coq se tut soudainement, et Marc commença à percevoir les premiers signes d’activité dans les maisons voisines. Il descendit prendre son café et ses trois tartines règlementaires, puis sauta sous la douche. Cinq minutes d’eau chaude par jour, il ne valait mieux pas les rater. Il enfila enfin le pantalon et le t-shirt blancs déposés sur l’étagère « mardi » de son armoire et sortit de chez lui. Tout comme ses voisins, il déposa ses vêtements de la veille, enfermés dans un sac, sur le pas de sa porte et se dirigea vers son vélo.
Il était garé devant le portail de sa maison, arborant le même numéro 19, accroché au guidon. Seul ce chiffre le différenciait du vélo de ses voisins. Marc jeta un regard au coin de la rue. Paul, le numéro 24, était encore en retard. Il ne put s’empêcher de sourire, repensant au discours que son ami avait encore tenu la veille au dîner.
- Mais tu te rends compte, Marc, que toute notre vie est organisée de bout en bout, dans les moindres détails ? Regarde, je suis chez toi ce soir et dans une heure je devrai rentrer chez moi parce qu’on aura tous les deux atteint notre quota journalier de « contacts sociaux ». Tu trouves ça normal ?
Et imagine, avait continué Paul, si je décide de rester une heure de plus chez toi, hein ? Ou si jamais je décide d’aller voir derrière la colline interdite ? Qu’est ce qui se passera ?
Je trouve ça ridicule, avait-il finalement conclu avant de finir sa bière.
Marc n’avait su que répondre à son ami. Ils avaient déjà eu cette discussion de nombreuses fois et même s’il partageait l’envie de liberté et d’espace de Paul, il savait aussi qu’il n’y avait aucune autre alternative pour le moment et s’était résigné.
Et quant à savoir ce qui se passerait si Paul restait chez lui au-delà de la limite autorisée…Marc n’était pas sûr d’être curieux à ce point et préférait ne pas tenter l’expérience.
Enfourchant son vélo, Marc salua d’un geste de la main sa voisine du numéro 21 et se dirigea vers le centre de la ville, vers son travail.
Arrivé devant le bâtiment, il laissa son vélo au préposé chargé de le ranger, et pénétra dans son bureau. Ils étaient dix à y travailler, s’occupant de mettre à jour les fichiers informatiques « remplacement » du parc de vélos.
Les matières combustibles, rares et chères, n’étant désormais allouées que pour le fonctionnement des usines traitant l’eau et gérant les dépenses d’énergie, chaque citoyen s’était vu attribuer un deux-roues comme unique moyen de locomotion. À son anniversaire, chacun devait ramener l’ancien vélo et l’échanger contre un neuf. Marc vérifiait avec ses collègues la mise en circulation et le retour des deux-roues. Un travail comme un autre dans cette société où chacun avait une place bien définie et bien délimitée.
Marc alluma son ordinateur et fut accueilli par une voix féminine terriblement impersonnelle.
« Bonjour, Marc. Vous avez quarante-six dossiers à traiter aujourd’hui. Et n’oubliez pas, curiosité et envie sont mères de tous les vices. »
Poussant un profond soupir, Marc se mit alors au travail.
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En arrivant devant chez lui à la fin de sa journée, il vit que Paul l’attendait. Une fois son vélo garé, il serra la main de son ami et c’est alors qu’il vit le deux-roues posé contre son portail.
- Qu’est ce que … , balbutia-t-il les yeux écarquillés.
Rien n’aurait pu plus le surprendre. Un vélo mais tellement étrange. Tellement…différent. Il était entièrement noir, tranchant avec le blanc virginal de tous les autres vélos alignés le long de la rue. Noir et brillant. Avec une selle en cuir, plus grande, sans panier et sans numéro au guidon, mais avec des pneus plus larges, incroyablement propres, et, luxe ultime, deux rétroviseurs et une lumière à l’avant.
Marc leva un regard ahuri sur son ami, qui n’avait cessé de sourire. Enfin, il put à nouveau parler.
- Mais qu’est ce que c’est ?
- Un vélo, je crois ! lança Paul, hilare.
- Je vois bien que c’est un vélo, reprit Marc, mais comment…
- J’en sais rien. Je l’ai trouvé devant chez moi en rentrant tout à l’heure. Il a sacrément de la gueule en tout cas !
Marc ne savait que penser. Il n’avait jamais entendu parler de ce type de deux-roues et l’anniversaire de Paul n’arrivait que dans deux mois.
- Je vais faire un tour sur la colline avec, continuait Paul. Un vélo pareil, ce n’est pas fait pour rester au garage et j’ai toujours eu envie de voir derrière cette fichue colline.
Marc sursauta et plongea son regard dans celui de son ami.
- Déconne pas, Paul. Tu sais très bien que…
- Que « curiosité et envie sont mères de tous les vices » ? le coupa Paul, narquois. C’est bon, j’ai bien retenu la leçon. Mais je ne vois pas pourquoi je n’aurai pas le droit d’essayer ce vélo et d’aller voir derrière cette colline.
- C’est interdit, Paul, et il vaut mieux ne pas tenter le coup, tu le sais bien. Aller, essaya de le raisonner Marc, laisse ce vélo là où il est et viens donc boire un verre chez un moi.
Paul jeta un dernier regard étrange au deux-roues puis sourit à son ami.
- Ok, dit-il. Va pour un verre !
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7h30. Marc ne voyait toujours pas son ami sortir de chez lui. Et le vélo avait disparu.
Paul avait semblé renoncer à son idée finalement mais Marc savait bien que quelques bières ne suffiraient pas à lui enlever ses désirs d’aventures de la tête.
Nerveux, il se dirigea vers le centre-ville et son travail.
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Trois jours. Trois jours qu'il n’avait pas revu Paul.
Assis sur sa terrasse, une bière à la main, Marc fixait le portail devant lui.
Un vélo noir y était appuyé.
Le même que celui que lui avait montré Paul. Marc ne pouvait en détourner les yeux, son regard y revenant toujours, comme attiré par quelque aimant maléfique, pensant peut-être y découvrir la raison de la disparition de son ami.
Marc finit sa bière et se leva. D’un pas mécanique, il se dirigea vers le vélo et l’enfourcha.
« Curiosité et envie sont mères de tous les vices. »
Cette phrase raisonnait en lui depuis plusieurs heures maintenant.
En supprimant les envies matérielles et en uniformisant la société à outrance, le monde était devenu plus sûr, Marc le savait. Mais à quel prix. Avoir envie de quelque chose de différent, vouloir continuer à rêver, cela faisait-il de lui un délinquant ?
Marc jeta un regard sur la colline. Encore quelque chose d’interdit. Et pourtant…
Il commença à pédaler.
Pourquoi la vie ne pouvait-elle être aussi simple que cela ? Aller droit devant soi. Sans s’arrêter.
Marc pédala plus vite. Il souriait en pensant à Paul qui avait dû ressentir la même chose que lui en ce moment.
Le vent lui caressait le visage et la lune éclairait le chemin de terre.
La liberté, enfin ?
Marc ferma les yeux et accéléra encore. Lorsqu’il les rouvrit, il avait passé le sommet de la colline interdite.
Devant lui s’étendait une plaine à perte de vue, parcourue de chemins qui semblaient ne jamais finir.
Marc continuait d’avancer. De plus en plus vite. Il ne savait plus désormais qui donnait la cadence. Lui ou le vélo.
Toujours souriant, il avançait. Passé les premiers virages, il vit un étang devant lui.
Et s’il se baignait maintenant, que lui arriverait-il ? Jusque là, rien. Il avait franchi une ligne interdite et pourtant personne ne semblait s’en soucier.
Marc se dirigea alors vers l’étang.
Mais rien ne se produisit. Il avait beau tourner le guidon, rien ne se passait. Le vélo continuait sa route, le long du chemin. Un vent de panique le saisit alors. Affolé, il essaya de freiner, de s’arrêter de pédaler, mais rien.
Le vélo avançait. Toujours.
La fatigue commençait à le gagner et il sentait la sueur perler sur son front. Il aperçut alors une ombre devant lui. Paul ?
Arrivé à hauteur de la forme sombre, Marc eut un hoquet de terreur.
Un homme, toujours accroché à son vélo, noir comme le sien, gisait dans l’herbe. Mort. Sa bouche tordue en un affreux rictus mêlé de souffrance et d’extase.
Marc ne put s’attarder à contempler le cadavre, déjà le vélo, mû par sa volonté propre, continuait sa route.
Une larme muette coula le long de sa joue tandis qu’il comprit toute l’horreur de sa situation.
Ainsi, c’était donc ça. Pour avoir oser rêver d’espace et de liberté, il se retrouvait là. Sur ce vélo. Condamné à suivre ce chemin jusqu’à l’épuisement. Jusqu’à la mort.
Marc leva les yeux vers le ciel, le regard caressé par la lueur de la lune, et repensa à Paul.
Trois jours qu’il était parti. Il se demanda comment il allait réagir en voyant le corps de son ami.
Des larmes coulant toujours sur ses joues, Marc ferma les yeux. Résigné. Et, pleurant de trop avoir voulu être libre, il continua de pédaler…
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Style : Nouvelle | Par Manouchka | Voir tous ses textes | Visite : 223
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