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Seul par w

Seul

       En cet automne pluvieux aux oranges et ocres mêlés, alors que la nuit avait enveloppé l’espace dans son linceul de ténèbres étoilées, une lueur chamarrée transpirait d’une fenêtre fermée à travers laquelle tout un chacun pouvait voir d’énigmatiques silhouettes danser sous l’éclat d’un âtre flamboyant. En cette nuit nuageuse où, ci et là, au lointain, se dessinaient les angles furieux de quelques éclairs au grondement effrayant, il n’y avait pas foule chez le Docteur Furde, juste quelques intimes, tous évoluant dans le domaine de la psychiatrie, qui venaient de quitter la table et étaient passés dans le fumoir, histoire de déguster un bon vieux cognac de vingt ans d’âge tout en savourant un cigare de la Havane. Ils prirent place dans de confortables fauteuils Louis XVIII et, sous le crépitement endiablé provenant de la cheminée, se figèrent dans le silence en attendant les premiers mots du maître de cérémonie. Se sachant regardé par tous, le Docteur Furde continua à se verser lentement de l’alcool. Puis, une fois cela fait, en se frottant nerveusement l’index au bout d’une des phalanges duquel trônait une marque circulaire décolorée, il retourna tranquillement à sa place. Il scruta alors la poignée d’invités comme s’il souhaitait jauger le taux d’attention qu’il venait de générer. Une fois assis, là, non loin d’un guéridon sur lequel se trouvaient des cadres noirs où étaient insérées des photos d’enfants souriants, il poussa un soupir bruyant, jeta un nouveau coup d’œil sur chacun de ses convives et finit par ouvrir la bouche :

 

       « Mes chers confrères, je ne vous apprends rien en vous disant que nous faisons un drôle de  métier dans lequel nous sommes forcés de croiser bon nombre d’individus plus excentriques et originaux les uns que les autres. Au bout de quelques années d’expérience professionnelle, nous croyons alors être habitués à tout cela, vaccinés en quelque sorte, et pensons que plus jamais nos pupilles ne s’élargiront intensément sous le coup d’un étonnement puissant dû à la rencontre d’un patient hors-norme. Je le croyais aussi… jusqu’à hier !

       « En effet, je me trouvais de garde, la nuit dernière, et flânais dans les pages folkloriques d’un prétendu essai écrit par ce farfelu de Jung, lorsque qu’un infirmier au visage ensanglanté surgit dans mon bureau en me criant à pleins poumons qu’un nouvel arrivant était déchaîné et que nul ne pouvait le maitriser ni le calmer un tant soit peu. Je réajustai ma blouse blanche démise, pris ma serviette entrouverte de laquelle j’avais à l’instant extrait un énergisant et courus derrière l’homme en me demandant bien quel lion j’allais combattre cette fois-ci.

       « Je fus à peine dans le couloir que j’entendis rugir une bête que je ne pus m’imaginer que monstrueuse. A l’une des portes métalliques ouverte, deux autres infirmiers aux visages tuméfiés tenaient un conciliabule, probablement pour savoir quel plan adopter devant un tel cas. Je me mis à courir derrière mon compagnon d’infortune. J’aboutis enfin à la porte en question et, une fois les trois autres individus écartés, je jetai un coup d’œil à l’intérieur de la cellule. Une camisole trainait par terre, deux chaises et une table étaient renversées, le contenu d’un plateau repas éparpillé dans toute la pièce, les draps et couvertures du lit déchirés et, au beau milieu de ce capharnaüm, se trouvait la chose. Je me mis soudain à rire à gorge déployée. Rire, oui, mes chers confrères, car, en face de moi, point de jaguar aux yeux haineux, aux crocs acérés, à la gueule ensanglantée. Non, rien de tout cela. Juste un homme d’un mètre soixante, maigre, sans muscles apparents, le dos vouté et le regard recouvert d’un océan de souffrances. Sous le regard incrédule des trois autres hommes, j’entrai paisiblement dans la cellule en disant ces simples mots : Bonsoir, Monsieur, je suis le Docteur Furde et je suis là pour vous aider.

       « Allez comprendre, mes chers confrères, ce qui me prit la nuit dernière. Peut-être avais-je inconsciemment reconnu un cas semblable étudié il y a quelques années alors que mes cheveux étaient encore d’un brun foncé, peut-être m’étais-je dit qu’il s’agissait là d’une manière d’approche qui allait surprendre cet homme, le déstabiliser et donc le rendre docile, ou peut-être avais-je totalement perdu l’esprit à ce moment-là. Quoi qu’il en fût, je m’approchai de lui la main tendue tout en arborant un sourire que je voulais le plus amical possible. Et… que voulez-vous ? Cela fonctionna. Au lieu de crier à tue-tête toute sa véhémence, au lieu de se jeter sur moi tel le dernier des affamés sur un repas copieux, il se mit à genoux et, les mains jointes, commença à parler pour ne plus jamais s’arrêter.

 

      « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Ecoutez-moi, je vous en prie, écoutez-moi. Je ne suis pas fou. C’est arrivé. Je ne suis pas fou. Ce que je vais dire est vrai, pas un mensonge. Ce n’est parce que la vérité est incroyable qu’elle devrait être un mensonge. Ca non, je vous le dis. Je vous le jure, Mon Père Blanc, je vais vous tout raconter, tout, dans le moindre détail. Je n’oublierai rien. Et vous verrez, oui, vous verrez, que le fou, ici, ce n’est pas moi, mais ce trio de crétins qui ne veut pas me croire !

       « Les rouges et les jaunes s’étaient mélangés en une rousseur tombale qui craquait sous mes pas. Il n’était pas neuf heures du matin mais j’étais déjà là, à l’endroit du rendez-vous, à tourner en rond dans l’espoir de rencontrer un autre de mes camarades connus. Un camarade, oui, car je suis syndicaliste. La manifestation devait démarrer vers onze heures trente. La foule n’était certes pas dense, on ne peut cependant dire qu’il n’y avait pas un chat. Une demi-victoire ou un demi-échec, c’est selon votre état d’âme. Pour moi, c’était déjà une sublime réussite… car ce dimanche allait me permettre de côtoyer un peu de monde, moi qui vivais tout seul dans mon petit appartement au cœur d’une banlieue morte. Ni parents, ni frères ou sœurs, ni enfants, ni femmes, ni même un putain de chien, rien que mon ombre comme unique compagne. Alors, cette manifestation, c’était mon moment de bonheur, le révolté au beau milieu d’autres révoltés… pour d’autres raisons évidemment. A quel sujet cette manif ? Je ne me souviens plus. Rien d’important, je suppose : minable augmentation de salaire, horaires de travail trop lourds ou bien machine à café en panne… je ne sais plus. Une manifestation de fonctionnaires, quoi. J’étais syndicaliste d’opportunité, celui qui adhère pour des raisons égoïstes. Et ma raison était de ne plus être seul. Plus jamais seul…

      « L’heure fatidique sonna au tocsin de l’église, comme la sainte proclamation de la bannière rouge claquant au vent. Il y avait finalement plus de monde que ce que je prévoyais, ce qui me ravit puisque tourbillonnait autour de moi une nuée de papillons multicolores qui me donnait l'impression que j’existais. Tel un volcan qui aurait craché son venin incandescent, d’innombrables bannières s’élevèrent au firmament ; telle une mer se déchaînant en des vagues féroces, des slogans simples et répétitifs furent criés par la foule surexcitée. J’étais bouillonnement dans le bouillonnement, j’existais, Monsieur, comme le rougeoiement du soleil à l’aurore. Il y avait une grande fontaine dont la source était tarie au beau milieu de la horde chamarrée, un homme au brassard à la teinte cardinal grimpa sur le rebord et saisit un haut-parleur qu’un de ses camarades lui tendait. La meute était en liesse et n’attendait que le hurlement de son berger pour commencer sa marche gueulante. L’homme approcha le haut-parleur de sa bouche… Ce fut là que ça arriva !

       « Au départ, je crus naïvement qu’il s’agissait d’un silence de convenance et de respect histoire de laisser l’orateur débuter tranquillement sa péroraison. Mais le silence perdura encore et encore. Je ne comprenais pas. Je me mis à crier : "vas-y, lance-toi, dis-nous quoi faire". Mais il persista à garder la bouche close. Etonné, abasourdi, effaré, je me tournai vers mon voisin de gauche et lui demandai ce qu’il se passait, il ne me répondit pas. Je me tournai vers la droite et posai à nouveau ma question à une autre personne. Mutisme total. Et je me mis à écouter tout autour de moi : pas un son, même pas celui d’un murmure ; et je me mis à regarder aux alentours : personne ne bougeait, même pas d’un cil, les paupières ne se fermaient pas, les êtres étaient comme figés dans le marbre. Oui, j’avais des statues qui me cernaient. Je bousculais un être devant moi, il ne réagit pas ; je poussai fortement la personne derrière moi, son corps tomba à la renverse dans une totale fixité. Je ne comprenais pas. Je courus à travers la foule en gesticulant, en hurlant, rien n’y fit, tout demeura à sa place, sans le moindre changement. Je me ruai sur la fontaine, m’y juchai, prit le haut-parleur de la main crispée de l’orateur et criai un au-secours tonitruant à travers l’appareil. Le son se répercuta sur des visages sans expression. Rien, il n’y avait plus rien. Rien, sinon moi. Je tombai par terre, me mis à genoux et pleura tout mon sou. Mes larmes se répandirent sur le bitume comme la solitude sur ma vie. J’étais seul au monde.

       « Il y eut soudain une bourrasque comme je n’en avais jamais ressenti, ce je ne sais quoi d’ineffable qui vous transperce le corps, vous savez, Mon Père Blanc. Et il se dévoila, lui, le soleil qui était jusqu’à présent demeuré à l’ombre des nuages gris. Il surgit comme l’eau furibonde du geyser, sans prévenir, dans la confusion la plus totale. Il brillait comme nul astre n’avait jamais éclaté. C’était abominable. Une chaleur d’enfer. D’ailleurs, c’était l’enfer. Et ce fut là que je vis l’horreur absolue, celle qui vous glace les sangs : les rayons crachaient si fort leur exhalaison putride que les visages de tous les hommes et femmes réunis commencèrent par ruisseler de sueur, une sueur opaque, une sueur visqueuse, une sueur abominable. Et. Et ! Et… les faces s’effacèrent sous mes yeux. Oui, s’effacèrent. Elles fondirent comme cire au soleil, d’ailleurs leur peau n’était plus que cire rosâtre. Des gouttelettes puis des larmes puis des flaques d’épiderme s’écoulèrent de leurs visages décharnés et se répandirent sur le sol avant de s’unir en une rivière dégoûtante qui finit par s’écouler jusqu’à moi. Les eaux garance me submergèrent bientôt et je me mis à étouffer. Je me noyai. Et je perdis connaissance.

       « Je me suis réveillé dans cette cellule sous le regard de ces trois crétins. J’étais pieds et poings lié. On me demanda si j’étais calme. Je répondis que oui. On me libéra. …Et se libérèrent toutes mes frustrations. Chaos… Mais vous êtes là à présent, Ô Mon Père Blanc, vous allez désormais m’écouter, me comprendre, me prodiguer vos saints conseils. Et, jusqu’à la nuit des temps, je ne serai plus jamais seul !

 

      « Voici les derniers mots structurés que l'homme prononça. Après, je n’entendis plus que des vociférations, alors que mes trois compagnons, suite à un signe que je leur avais fait, lui mirent à nouveau la camisole et le fixèrent au lit par des liens solides. Je sortis encore tout tremblant sous le poids de la confession démente qu’il m’avait faite. Car, oui, bien-entendu, j’avais eu à ouïr la folie faite homme. Et, comme vous le savez tous, face à une telle situation, il ne faut point écouter ni comprendre, il faut traiter, soigner. Les médicaments seront désormais sa seule et vraie famille. N’ai-je point raison, mes chers confrères ? »

 

      Au creux du fumoir régnait une chaleur atroce exhalée par l’âtre en furie. Le docteur Furde pointa son oreille vers ses invités, mais nul ne répondit ; il jeta un œil inquisiteur sur ses convives, mais aucun ne broncha. Et de la sueur dégoulinait à foison sur leur peau.

       Une vive lumière s’épanouissait dans la rue par delà la frontière vitrée de la croisée. Mais il n’y avait personne dans la rue pour en profiter. Il n‘y avait qu’un silence figé dans la pesanteur de l’effroi. Et dans ce désert de son et de mouvement, un cri retentit soudain de l’intérieur de la maison : « Non ! Non ! Je ne suis pas fou ! Non ! Je dis la vérité ! Non ! Je ne suis pas seul ! Non ! Non !... »

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Coup de cœur : 9 / Technique : 10

Commentaires :

pseudo : Iloa

OUI, Bien vu ! Puis je me permettre une petite critique ? Très personnelle. Tu sais comme j'adore ton style. Mais je trouve qu'il ne convient pas au récit de cet homme. As tu déjà entendu parler quelqu'un ainsi ? Même un fou ? Tes phrases sont troooop belles...

pseudo : w

Coucou Iloa. Ta critique est parfaitement juste. On est dans la narration pas le monologue... et je fais le contraire. Petite erreur de ma part que je te remercie de m'avoir fait remarquer. La prochaine fois, je prendrai garde à ça. Merci encore.

pseudo : Iloa

Heureuse que nous soyons en accord. Tu pourrais le remanier alors comme tu le souhaites, car c'est vraiment une belle histoire...( Et peut être corriger..."... et pleurai tout mon soûl" ) Sourire...Bonne soirée à toi.

pseudo : lutece

Récit qui m'a bouleversé! Dur d'être seul et imcompris, mais qui est fou et qui ne l'est pas?

pseudo : féfée

J'ai beaucoup aimé. Le suspens m'a tenue jusqu'au dernier mot. CDC

pseudo : w

merci lutece et féfée, la folie serait-elle contagieuse ou bien serions nous tous déjà fous dès la naissance ? Je ne sais point. Iloa, après avoir corrigé ma grosse faute de Français, je pense que je suivrai tes conseils et que j'écrirai donc une version remaniée de cette nouvelle où les propos de l'homme correpondront plus à la réalité du langage parlé. Merci à vous trois.

pseudo : damona morrigan

Ô mon petit philippe, ne sais tu pas que les vrais fous se promènent dehors... et si tu te crois fou, alors on est deux, ou surement beaucoup plus que ça ! Moi j'aime le fou en toi ! Je t'embrasse bien fort et bien sûr Big CDC for you.

pseudo : w

Comme à l'accoutumée, ma belle damona, tu sais te rendre gentille auprès de ton scribe préféré et... il aime bien ça. Nous deux, les fous alsaciens, nous allons continuer à nous décamisoler avec nos mots déments. Bisous à toi. A bientôt.

pseudo : damona morrigan

Ô mon petit scribe adoré, t'es démentiel !!! Jamais personne ne m'a parlé comme tu le fais, me décamisoler !!! Houla !!!

pseudo : Mignardise 974

La folie a bien des ami(e)s, au moins elle ne connaitra point la solitude. En est-il de même pour nous : Avec elle, nous sentirons-nous moins seuls ? Une chose est sûre : Si ma folie n'était pas aussi présente pour et en moi, je ne pourrais pas garantir l'existence de mes écrits ni même la survie de toutes ses pensées lugubres qui tournoient dans l'esprit infâme que j'ai et me poussent à écrire. Immense CDC pour cette nouvelle fantastique écrite avec beaucoup de finesse et de ... talent ! =)