Au 11ème étage de la Funco, quand Willson eut franchi la double porte de l'ascenseur, il lui avait semblé entendre quelque chose d'étrange, mais comme il s'était arrêté de marcher et qu'il avait tendu l'oreille sans rien entendre, il avait continué son chemin et était entré dans la salle des ordinateurs du centre électronique. Il entra son mot de passe et vérifia plusieurs écran.
Toujours coincée entre le 19 et le 18èm étage, Kris avait encore essayé d'appeler une troisième fois, mais elle en avait été incapable, à bout de force, exténuée par la souffrance et tout le sang qu'elle avait perdu. Elle se coucha sur le dos, fixa son regard perdu dans le vide au dessus d'elle, par le trou de la trappe, et puis elle sombra dans une espèce de transe post accidentelle qui fit penser qu'elle avait de nouveau perdu connaissance, mais les yeux ouverts cette fois.
Quand Willson mit les ordinateurs en mode veille et qu'il reprit l'ascenseur, à sa montre, il était 11 heures moins le quart.
Kris sourcilla en percevant le choc des câbles voisins, mais trop affaiblie, elle se contenta de balbutier des mots incompréhensibles et presque inaudibles.
- Papa, si on téléphonait à Maman, maintenant, elle doit être rentrée !?! lança inopinément Mary en se souvenant tout à coup de la promesse de son père.
- Tiens, répondit Ted intéressé, je pensais qu'elle n'était pas sortie ?
- J'en sais rien, P'pa, ça ne te regarde pas, enfin, je ne pense pas que maman sortait, en tout cas elle ne m'a rien dit et je n'ai rien entendu ! mitrailla la fillette en arborant une mine sincère.
Ted connaissait sa fille aînée, s'il arrivait que celle-ci puisse mentir à divers sujet et inventer des histoires abracadabrantes, là, il y avait fort à parier qu'elle disait la vérité et qu'elle ne savait pas où pouvait être sa mère. Aussi prit-il le téléphone pour le tendre ensuite à sa fille.
Il se leva et s'éloigna, faisant celui que ça n'intéressait pas, puis, s'occupant nerveusement les mains avec un journal qu'il n'avait pas la moindre intention de lire, il concentra son attention et essaya d'entendre la voix de Kris.
Mary piétinait sur place, elle se tournait, et se retournait, s'embobinant dans le fil et revenant à son point de départ, puis, comme personne ne décrochait, elle reposa le combiné sur son étrier. - Maman n'est pas là, souffla-t-elle en rejoignant sa sœur dans la salle de jeux.
Kris n'était toujours pas là. Il était presque onze heures et elle n'était toujours pas rentrée, songea Ted en rongeant son frein avec un sentiment de jalousie et de soupçons qui montait en lui.
10.2
La mésaventure de Kris n'aurait certes pas prit toute l'ampleur qu'elle a connue si les événements ne s'étaient pas acharné contre la jeune femme.
Un vieil adage dit que parfois on ferait mieux de rester coucher, lorsque l'on est victime d'un ou deux coups de malchance consécutifs, cependant, dans le cas de Kris, ça avait été une véritable conspiration de la part de la malchance à son encontre, car lorsque Willson quitta le bâtiment, non seulement il n'y avait pas prêté attention en arrivant, mais il ne vit pas non plus les trois jeunes gens qui traficotaient la serrure de la voiture stationnée sur le parking de la Funco, à quelques mètres de la sienne.
Il remonta dans son automobile, fit marche arrière et quitta l'entreprise, l'esprit tranquille, calme et rassuré qu'aucun bogue ne s'était produit à la Funco.
Tandis que Kris agonisait entre les 18 et 19èm étage de la Funco, juste en bas de l'immeuble, trois jeunes voyoux avides de sensations et sans scrupules lui volaient sa voiture. En moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire, la vieille Opel se mit en marche et disparut en crissant des pneus sur le tarmacadam de la Funco.
Vers 12h00, tandis que les filles s'amusaient encore dans la pièce voisine, Ted essaya à nouveau de toucher Kris à son domicile. Comme il n'obtint toujours aucune réponse, il prétexta soudain des courses en ville pour habiller les filles de leur manteau et les emmener en voiture.
- Où va-t-on, P'pa ? demanda curieusement Mary.
- On va vite aller acheter quelques trucs qui nous manquent pour faire la fête ce soir, répondit distraitement Ted qui roulait en direction de la ville.
- Mais, je pensais que tu avais tout prévu, le frigo est rempli et la cave déborde de bonnes choses !
- Oui, mais il nous faut encore des trucs, tu verras, et arrête de poser tout le temps des questions stupides, s'emporta l'homme. Au lieu de continuer tout droit, il bifurqua sur la gauche, emprunta un autre chemin, fit un détour et s'arrangea pour passer à proximité de chez Kris.
- On va chez maman ? questionna Emily étonnée.
- Non, on va faire des courses, mon lapin, rétorqua Ted d'un ton ennuyé.
- J'sais pas où tu vas, mais par là, c'est chez maman, reprit Mary.
- Oui, je sais, j'veux juste vérifier un détail, maintenant taisez-vous !
Ted tourna à droite, encore à droite et puis il ralentit en arrivant à hauteur du domicile de Kris.
Sa voiture n'était pas là, le porche d'entrée était fermé, mais la vieille Opel n'était pas stationnée sur l'allée de graviers.
- Maman n'est pas là, elle certainement partie faire des courses elle aussi, dit Mary, puis, en vérifiant que son père gardait un œil sur elle dans le rétroviseur, elle ajouta: - peut-être qu'on va la rencontrer ?!?
- Je veux voir ma Maman ! ronchonna Emily en mordillant sur la tétine qu'elle ne s'était toujours pas décidée à lâcher depuis sa naissance.
- Si on la voit, vous pourrez aller l'embrasser, et si elle veut, nous l'inviterons à venir prendre un verre avec nous ce soir ! lança Ted sans réellement croire en ce qu'il disait. - Si tu penses que Maman acceptera, tu te trompes, elle a dit qu'elle ne mettra jamais les pieds chez toi ! dit l'aînée.
- Tu sais, Mary, il n'y a que les imbéciles et les cons qui ne changent pas d'avis ! Ted s'était retourné pour mieux la regarder en face.
- C'est quoi un con, demanda Emily, tandis que Mary, la bouche tordue sur une moue qui signifiait: compte là-dessus et bois de l'eau claire, avait tourné la tête pour regarder défiler le paysage par la vitre.
Ted fit un détour par le Super-Marché, il arpenta le parking, mais comme il ne vit la voiture de Kris nulle part, il se résigna et se dirigea vers la chaîne de grands magasins du zoning industriel. La circulation était dense en cette journée de réveillon, et si Kris était en ville, c'eut été un cas fortuit de la rencontrer. Mais Ted continua de chercher la femme.
Tout à coup, Ted songea à une chose à laquelle il aurait pensé en tout premier lieu. Comme il s'arrêtait derrière la file de voitures stoppées au feu rouge, il demanda à Mary: - Maman travaillait aujourd'hui ?
La gamine fronça les sourcils et sembla réfléchir, connaissant parfaitement bien la réponse à la question de son père, mais ne sachant pas si elle avait le droit d'y répondre sans prendre le risque de tromper sa mère.
- Je, je ne pense pas, enfin, je pense bien que non, elle est en congé jusqu'à mardi.
Ted redémarra, cette fois, il en était persuadé, Kris était partie rejoindre un homme et elle était absente pour tout le week-end.
- Où est-ce qu'on va maintenant ? souffla Mary qui n'appréciait pas les déplacements en voiture.
- On rentre, mon lapin.
- Et les courses ?
- J'ai réfléchi, on se débrouillera avec ce que l'on a !
- Tu sais P'pa, je sais pas si Maman est en congé aujourd'hui, tout ce que je sais, c'est que lundi elle ne travaille pas, la Funco a donné congé à tout son personnel pour l'an 2000.
Alors, brusquement, Ted fit encore un détour, il reprit la route express et emprunta la sortie qui donnait accès à la Funco. Si Kris y était, parmi les voitures parquées, ils ne manqueraient pas de repérer la sienne.
La Funco était déserte, aucune lampe ne brûlait à aucun étage et le parking était tristement désert. L'Opel de Kris n'était, bien évidemment, pas là – précisément plus là.
- Je pense qu'ils sont fermés, lança stupidement Mary.
- Ca m'en a tout l'air, dit Ted en faisant demi-tour et en reprenant la route qui conduisait chez lui.
Pour amuser les enfants, il fit crisser les pneus de sa puissante voiture et comme personne ne risquait de l'entendre, il klaxonna à deux reprises - un double cocorico -, ce qui fit rire aux éclats les filles qui semblaient heureuses.
80 mètres plus haut, bloquée au centre de la Funco, Kris crut entendre le Klaxon de Ted, elle aurait pu le reconnaître parmi mille autres Klaxon, mais elle se résigna car il eut été impossible que Ted soit là. Elle délirait, se dit-elle en souffrant en silence, les yeux révulsés, la mine opalescente.
Sur le chemin du retour, Ted, qui conduisait lentement, croisa Jean-Paul, un type qu'il avait connu au cours de la période où il avait traîné dans les bars au début de son divorce. L'homme titubait en faisant de l'autostop, il était visiblement saoul.
Ted ralentit et s'arrêta à hauteur de Jean-Paul.
- Où vas-tu comme ça mon brave ?
- Boire ! tonitrua l'autre. Il avait les yeux hagards, le nez rougi par le froid et l'alcool, et le visage ravagé d'allergies qui donnaient l'impression que le pauvre allait exploser.
- Tu, tu m'emmènes, mon pot ? bafouilla Jean-Paul.
- Désolé, c'est terminé pour moi, répondit Ted fièrement, mais ne manque surtout pas de prendre un verre à ma santé ! Ted enfonça littéralement l'accélérateur et la voiture bondit sur la route, laissant le fêtard sur place et faisant en sorte que la porte du côté passager se referme toute seule en claquant.
- Ce n'est plus ton ami, P'pa ? demanda Mary,qui quelques mois plus tôt, avait eu, l'occasion de rencontrer Jean-Paul.
- Si, ma chérie, c'est toujours mon ami, mais Papa n'est plus son ami à lui, d'ordinaire il m'évite et m'ignore, alors je ne vois pas pourquoi aujourd'hui il devrait faire autrement !
Ces explications compliquées suffirent cependant pour que la fillette ne pose plus de question, Ted continua son chemin et, en passant devant la Taverne des Colombes, Emily exprima le besoin urgent d'aller aux toilettes.
C'était toujours pareil. Quand elle avait envie d'un coca accompagné d'un paquet de chips au paprika, Emily devait toujours faire pipi. Ted, que Mary supplia également, tourna et s'engagea sur le parking de l'établissement.
C'était le jour des rencontres, il était probablement écrit que Ted devait ce jour-là revoir tous ces personnages qui avaient peuplé la vie d'errance et de débauche qu'il avait menée durant deux longues années à chercher il ne savait quoi exactement.
Assise au coin du comptoir, Annie était là, elle discutait avec un type, et sa longue chevelure blonde semblait avoir encore poussé davantage. Elle tournait le dos à Ted, mais il la reconnut d'emblée. Sa silhouette, sa croupe incendiaire, son allure désinvolte et le croisement de ses jambes, bien typiques firent qu'il sut que c'était elle.
Quand elle vit Ted, elle lui sourit. Ted la salua, et alla s'asseoir dans un coin. Ni Mary ni Emily ne reconnurent cette fille pour qui leur père avait entre autres quitté leur mère. Puis, Annie s'était levée, elle s'était avancée, elle avait embrassé Ted amicalement et elle avait passé ses longs doigts effilés dans les cheveux des filles.
- Tu es seul ? lança-t-elle en arborant un regard foudroyant auquel, deux ans plus tôt, Ted avait succombé.
- Non, je suis avec mes filles, répondit Ted sèchement.
- Je peux m'asseoir, je ne vous dérange pas ? demanda encore Annie de sa voix extraordinaire, comme si elle n'avait pas pris attention au ton de Ted quelques instants plus tôt.
- Ce n'est pas la peine, nous ne restons pas, et nous n'avons plus rien d'intéresant à nous dire, lança Ted.
La fille se redressa, offusquée, blessée dans son amour propre, puis, reprenant ses esprits, elle sourit encore, comme si elle désirait vendre quelque chose et dit encore: - à un de ces jours, peut-être !?!
- Ca m'étonnerait beaucoup !, répondit Ted, tout bas, mais personne n'entendit ses paroles.
C'est précisément à cet instant-là que son regard croisa celui de cette jeune femme qui revenait des toilettes. Un regard profond, pétillant et inquisiteur à la fois. Des yeux verts, jaunes et bruns à la fois. Elle lui adressa un sourire accompagné d'un signe de la tête et comme il crut entendre son prénom que l'espèce d'ours qui l'accompagnait prononça, Ted sut, comme une prédiction révélée, que cette jeune femme)là serait la sienne un jour. Elle s'appelait Anne-Michel.
10.3
Kris n'en pouvait plus, sa cheville cassée la faisait souffrir de plus en plus, même si le sang avait cessé de couler. La plaie béante, auréolée d'infection, laissait transparaître le cartilage horrible de l'os brisé, et c'était toute sa jambe qui lui semblait faire mal.
Alors, elle tenta d'attraper son sac à main. Une aspirine, un médicament, quelque chose pour que la douleur passe et s'amenuise.
Elle tendit le bras, saisit la bretelle et tira un coup sec tandis que l'enfer se remit en ébullition dans sa jambe. Elle lâcha un petit cri, mais empoigna son sac sans le faire tomber. Elle l'ouvrit et en fouilla le contenu.
Elle éparpilla les divers papiers et cartes qu'elle collectionnait malgré elle, elle poussa son porte-monnaie de côté, sortit la petite trousse de toilette qu'elle emportait partout avec elle et puis elle retourna carrément le sac afin de gagner du temps.
D'innombrables objets couvrirent la moquette. Quelques pièces de monnaie, un porte-clés abîmé, un jeu de clés, un étui avec lime à ongle et coupe-ongles, une brosse à habits pliable, deux serviettes hygiéniques encore dans leur emballage, un bouton décousu, un bonbon à la menthe, une pierre de sucre enveloppée dans son papier d'origine, un tube d'aspirines. Kris stoppa son recensement, elle ouvrit le tube et en fit coulisser le contenu dans la paume de main tremblante.
Une seule aspirine. Junior, par-dessus le marché. Le tube était presque vide ! Malgré tout, elle glissa l'aspirine sous sa langue et la laissa fondre. Le goût à la fraise était malgré tout amer et désagréable, mais cela ne pouvait pas lui faire de tort, aussitôt le médicament dissout, elle déballa le sucre et le suça doucement en fermant les yeux. Quelques calories lui permettraient de tenir encore quelques temps.
Elle se mit à sourire malgré la situation désastreuse dans laquelle elle se trouvait, elle souriait car elle se souvenait des mots de Ted, lorsqu'ensemble, ils allaient prendre un verre ou au restaurant.
Kris ne buvait jamais d'alcool, et son choix, lorsqu'ils passaient leur commande, se portait toujours sur un café ou sur un chocolat chaud. A chaque fois, Ted lui recommandait, avant de repartir et en constatant qu'elle n'avait touché qu'à un seul sucre ou qu'à un seul biscuit, d'emporter les restes, de ne rien laisser et d'en profiter puisque tout avait été payé. Kris rechignait tout le temps à agir de la sorte, elle trouvait cette manie déplacée, soit par excès d'avarice, soit par abus de profit, mais Ted n'était ni quelqu'un d'avare ni un profiteur, c'était sa nature ainsi, aussi, parfois lui arrivait-il d'emporter une pierre de sucre ou un biscuit sous Cellophane pour avoir la paix et pour contenter Ted.
La pierre de sucre qu'elle venait de croquer était plus récente, Kris ignorait d'où elle provenait, et quand elle l'avait glissée dans son sac, sans doute par mégarde ou par habitude, mais ce qu'elle savait c'était au combien Ted avait eu raison d'insister à chaque fois, car cette pierre de sucre-là lui fit un grand bien.
Elle tendit la main, s'empara de la peau de chamois et s'épongea le front afin de calmer la fièvre qui lui brûlait le front. L'aspirine n'eut aucun effet, la douleur était toujours là, mais psychologiquement, Kris se sentit un peu mieux.
En quittant la Taverne des Colombes, il sentit le regard insistant de cette Anne-Michel qui l'épiait, il avait eu la folle envie de se retourner et d'aller lui causer, mais les circonstances étaient telles que c'était chose impossible. Alors, résigné, il s'en alla, emmenant ses deux gamines, et repartit chez lui. En mettant le contact, il vit qu'il était 13h00.
C'est à cet instant précis que Kris entendit la radio.
La radio dans les cuisines qu'elle n'avait pas pris la peine de débrancher jouait si fort qu'elle pouvait l'entendre. La musique était inaudible, ou presque, mais Kris reconnut le générique du journal parlé, un jingle ressassant qui passait toutes les heures et qu'elle aurait pu chantonner par cœur.
Elle avait beau écouter, s'empêcher de respirer et tendre l'oreille au maximum, il ne lui parvenait qu'un lointain murmure, une espèce de charabia crypté qu'elle ne pouvait pas comprendre. Les commentaires du speaker ne la fascinaient pas, loin de là, mais elle aurait voulu savoir l'heure exacte, et ainsi pouvoir calculer le temps qu'il lui fallait encore attendre.
Comme par miracle, comme si le hasard avait voulu lui répondre, les sirènes se mirent à vrombir.
Samedi, 13h00, songea Kris erronément. En effet, tous les premiers samedis du mois, automatiquement, les sirènes incendie de la Funco se mettaient en marche en guise d'essai, et précisément, à la Funco, suivant les instructions de Nomore, c'était samedi, le 1er janvier 2000, avec 24 heures d'avance. Mais Kris ne pouvait pas le savoir et elle retrouva, inutilement courage en pensant qu'elle s'était évanouie durant près de 24 heures... Elle était si loin du compte !
10.4
Ce n'était certes pas les méandres des labyrinthes formés par les conduites, ni les goulots plus étroits par endroits, qui auraient pu les stopper. Ils avaient flairé cette odeur tellement rare à la Funco, mais si atavique, que rien n'aurait pu les empêcher de monter. Plus haut, toujours plus haut. Gravissant les étages un à un, inexorablement attirés par le sang qu'ils avaient reniflé de si loin.
Les rats, depuis leur nouvelle cachette située dans la tuyauterie du vide-ordures (qui communiquait, à chaque étage, avec les cages des ascenseurs, question d'aspiration et d'aération), avaient flairé les effluves particuliers du sang de Kris et, en groupe, menés par le plus gros prédateur d'entre eux, ils avaient commencé leur ascension vers cette source de nourriture qui attirait inexorablement en les rendant fous.
Les rats montèrent rapidement, affamés et affolés à la fois par leur instinct bestial et carnassier...
L'estomac de Kris émit des gargouillis étranges et bizarres qui surprirent la fille. Elle avait faim, se sentait faible et sa jambe la faisait endurer terriblement. Pour tâcher de calmer la douleur, elle avait trempé - à peine - une serviette hygiénique dans le peu d'eau dont elle disposait encore et elle avait pansé sa blessure en fixant le tout à l'aide de la cordelette de son pantalon de toile.
La femme somnolait toujours, abattue par une fièvre de cheval et un mal qui, aurait-on dit, la consumait de l'intérieur. C'est alors qu'elle eut cette révélation, cette idée géniale qui avait germé en elle avec des images comme des flashes et des extraits de films.
Elle avait passé la main sous le chariot, agrippé le châssis et, prudemment, en prenant bien garde de ne pas heurter sa jambe blessée, elle l'avait attiré près d'elle.
L'aspirateur industriel ! avait presque hurlé son esprit en lui ressassant le souvenir de tous les objets, déchets et autres détritus qu'elle avait aspirés avec l'appareil dans le Dining Room.
Les miettes de pain, les morceaux de sucre, les graines de pavot, les pommes de terre et toutes cette nourriture qui était là, à portée de main, sans qu'elle n'y ait songé un seul instant auparavant !
Elle enclencha le système d'ouverture du couvercle, l'aspirateur s'ouvrit, son long tuyau, tel un boa constricteur, s'enroula sur lui-même en glissant par terre et en disparaissant en partie sous le chariot. Elle débloqua encore le loquet de sécurité et sortit, non sans efforts, le gros sac récolteur.
Elle prit le trousseau qu'elle avait extrait de son sac et, à l'aide d'une clé prise au hasard, elle déchira, en s'y prenant à plusieurs reprises, l'espèce de toile du sac de papier brun. Un gros nuage de poussières s'en échappa, obligeant Kris à détourner la tête et fermer les yeux, elle tâtonna au hasard et en déversa le contenu sur la moquette, tout près d'elle.
Toute cette saleté n'était pas très engageante, mais Kris essaya de penser à autre chose, et elle se mit à trier les denrées qui pouvaient encore être consommées. Ce n'était certes pas une Corne d'abondance, mais l'aspirateur se révéla contenir un petit trésor de nourriture.
Tout d'abord, Kris dégagea les paquets de poussières agglomérées en espèces de moutons grisâtres et entremêlés de serpentins et d'autres souillures innommables. Elle écarta les petites boules multicolores de carton mâché avec lesquelles les invités à la réception s'étaient bombardés grâce de petites sarbacanes. Puis, après avoir rassemblé les mégots de cigarettes, elle mit de côté les confettis. Il y en avait des poignées entières, elle les regroupa avec les morceaux de serviettes en papier que certains avaient roulées en boule ou bien déchiquetées en puzzles infaisables. Elle écarta ensuite la nourriture qui lui parût impropre à la consommation, comme des morceaux de pommes de terre noirâtres, quatre grosses crevettes dégageant une forte odeur, quelques bouts de viandes durcis, divers légumes flétris, une pince de homard évidée, quelques grains de caviar saupoudrés de saleté, un morceau entier de ce qui avait été un quartier de gâteau et qui était à présent un amas d'impuretés, une coquille d'huître et plus d'une dizaine de bouchons.
A présent, elle observa ce qui demeurait après son tri minutieux. Kris disposa 4 carrés de papier de toilette qu'elle aligna. Sur le premier, elle recensa les pierres de sucre qu'elle avait trouvées. Elle les compta, elle en avait 3 intactes et une qui avait été amputée à moitié. Sur l'autre carré, elle rassembla les petits biscuits qui avaient été offerts avec le café. Elle en avait deux, dont un totalement écrasé, mais pas encore ouverts. Sur le troisième carré de papier, elle disposa le pain qu'elle avait récupéré. Un piccolo auquel personne ne semblait avoir touché, un autre piccolo entamé, et une belle poignée de grosses miettes. Enfin, sur le dernier papier, elle plaça ce qui restait. Une cerise confite, un bout de chocolat noir, un zakouski qui avait été enroulé dans une serviette, mais auquel on n'avait pas touché, et un petit paquet de beurre, 10 grammes, sous emballage, intact, qui avait dû tomber par terre.
Près de sa hanche, restaient des poussières et quelques petits papiers. Kris remballa dans le sac tout ce qu'elle ne pouvait pas manger, délicatement, pour ne pas salir davantage son entourage, elle replaça les choses inutiles dans le container. Puis, elle trouva les petits paquets ouverts en aluminium. On eut dit des espèces d'enveloppes fabriquées à l'aide de papier argenté comme on en trouve dans les paquets de cigarettes.
Curieuse, Kris en déplia un. La chose était vide. Elle portait encore les marques d'un pliage savant et parfait, mais elle était vide. Sauf que.
Kris se pencha, à cet instant précis, elle avait presque failli oublié les affres qui la faisait endurer. Le papier aluminium n'était pas vide, il portait encore des traces de poudre blanche et ne dégageait aucune odeur. Elle réfléchit quelques instants et puis, elle sut. Jamais, de toute sa vie, elle n'avait touché à la drogue, mais elle avait vu des films à la télévision, ainsi que des reportages. C'étaient des pacsons qui avaient contenu de la drogue. Des gens s'étaient drogués à la Funco ! Kris n'en revenait pas.
Kris ne connaissait pas Taylor, elle ne l'avait jamais rencontré, et elle n'avait même jamais entendu parler de lui, mais ce qu'elle venait de découvrir là, avait bel et bien été apporté clandestinement par ce Taylor qui, en compagnie des Krantz, s'était envoyé en l'air dans les toilettes du Dining Room.
Kris compta les petits paquets, il y en avait 7. 7 pacsons de cocaïne, parce que c'était de la cocaïne, même si Kris n'en avait aucune idée.
Et puis, comme un autre signe du destin, sa jambe l'élança de nouveau. C'était affreusement douloureux et, sans plus attendre, parce qu'elle savait que cette seule solution pouvait l'aider à surmonter cette épreuve, elle ouvrit complètement le petit paquet et le lécha. Aux commissures des replis, un peu de poudre blanche était restée figée.
Sa langue, soudain foudroyée, se frigorifia et finit par s'engourdir aussitôt, tout se mit à bouger, ensuite, devant ses yeux grands ouverts, comme émerveillés: Des reliefs ébréchés de labyrinthes azurés, lumineux et flamboyants, des étincelles qui erraient en arrière-plan. Au-dessus de ces saphirs fantastiques, des turquoises spectrales et de brillantes comètes fantasmagoriques l’aveuglèrent subitement en électrifiant sa tête formolée de bien-être. Kris sombra dans une certaine sérénité et, sans s'en rendre compte, elle perdit connaissance.
Moins de 20 mètres plus bas, les rats continuaient de grimper vers ce qu'ils avaient ressenti comme une future proie idéale...
Ted raccrocha. Une fois encore, il avait essayé d'entrer en contact avec Kris, et son absence, si elle l'ennuyait fortement par pure jalousie, l'inquiétait également, car lorsque les filles venaient en visite chez lui, Kris ne manquait jamais de téléphoner pour avoir de leurs nouvelles...
(Fin de la première partie)
à suivre …
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Style : Nouvelle | Par tehel | Voir tous ses textes | Visite : 476
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pseudo : Mignardise 974
c'est horrible, ce suspens
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