Chapitre III
7.1
A 17h04, Kris repassa le tourniquet de sécurité et quitta la Funco. Elle salua Stephan qui, de l'autre côté, identifiait un couple d'octogénaires, des invités à la réception de fin d'année, supposa Kris, quand l'homme lui lança par dessus l'épaule de son interlocuteur: - Bon réveillon, Kris, et amuse-toi bien ! Elle faillit se retourner, faire demi-tour pour lui dire qu'elle était tenue de revenir ce soir, mais comme Stéphan avait de nouveau toute son attention pour le couple de visiteurs, elle renonça et s'en alla récupérer sa voiture. A sa montre, il était déjà 17h09 et si elle voulait croiser Ted sur la route, elle ne devait plus s'attarder.
Nul n'aurait pu dire avec certitude pour quelle raison elle s'obstinait de la sorte à essayer de le rencontrer sur la route du retour. Bien évidemment, ce jeudi-là avait-elle l'excuse d'espérer voir ou entr'apercevoir ses filles une dernière fois avant la fin des quatre prochains jours, mais d'ordinaire, hormis le fait de rencontrer Ted et de lui adresser un petit signe de la tête ou de la main, elle ne pouvait rien prétexter pour justifier son détour.
Elle l'aimait toujours, c'était presque certain, les preuves ne manquaient pas. D'ailleurs, probablement n'avait-elle jamais cessé de l'aimer et qu'il avait fallu cette rupture tragique pour qu'elle comprenne enfin à quel point ses sentiments étaient forts et profonds, mais Kris ne se sentait ni prête ni capable de tout recommencer, car elle avait beaucoup trop souffert.
Tout en conduisant, pour la millionième fois au moins, elle se remémora les événements qui l'avaient amenée à divorcer.
7.2
Stephan, pour changer, compta les noms des invités qui n'étaient pas encore arrivés. Quelques croix seulement, manquaient à côté de certains noms. Le hall avait été déserté de tous les convives que les hôtesses, par groupe de 12 personnes, avaient guidés jusqu'au Dining Room. L'horloge électronique murale indiqua 17h30 précises.
Kris avait roulé très vite, au détriment du code de la route et des recommandations de prudence, elle avait, à un certain moment, grillé un feu rouge, au risque d'écoper d'une amande, et elle avait, davantage encore, appuyé sur le champignon pour ne pas manquer Ted.
A cet instant, dans son esprit concentré sur la route, mais obnubilé par ses songes, les images subliminales de se séparation de Ted, défilaient à une vitesse insensée, comme un vieux film passé en accéléré.
7.3
Bien évidemment, l'harmonie dans leur couple ne régnait plus depuis quelques mois, et ce depuis la naissance d'Émilie plus précisément. Kris n'avait pas surmonté la terrible dépression postnatale, comme désignaient généralement les experts cette pénible période de transition après l'accouchement, et elle avait, en conséquence, négligé Ted et un tas de détails auxquels l'homme tenait à tout prix.
S'ensuivit l'infidélité de Ted qui avait connu autre cette fille; aujourd'hui disparue de son existence, et le jour dramatique où Kris l'avait appris bêtement en regardant la télévision.
Elle n'était jamais parvenue à se souvenir du nom exact de l'émission, mais c'était une espèce de reality show au cours duquel des journalistes intrépides se risquaient à suivre 24h sur 24 une brigade de police dans leurs différentes missions. Ce soir-là, un peu plus tôt, Ted avait téléphoné pour justifier son retard à cause du boulot important qu'il devait terminé sans délai, et puis, il y avait eu cette intervention des policiers dans le quartier chaud du nord de la ville et la caméra bringuebalante qui suivait pas à pas deux inspecteurs effectuant des contrôles dans des bars douteux.
Kris n'avait pas vu Ted à la télévision, elle n'avait pas, grâce aux vêtements, par exemple, reconnu le type passé à la fouille, le visage masqué d'un kaléidoscope lui garantissant l'anonymat. Non, elle n'avait rien vu de tout cela, mais juste une voiture, celle de Ted, la leur en fait, stationnée dans cette rue malfamée, la plaque minéralogique bien lisible et correspondant, lettres et chiffres, au numéro qu'elle connaissait par cœur.
Ca lui avait fait l'effet d'une gifle en pleine poire ! Elle avait sursauté, elle s'était relevée précipitamment, mais elle avait été incapable de s'extraire du canapé, soudain submergée de questions restant sans réponses, et d'un doute lourd à supporter, que venait tiraillé plus encore des supputations étayées sur des coïncidences paradoxales dont elle ne souvenait même plus, mais qui avaient ressurgi à son esprit, par flots incessants. Les retards de Ted, ses missions impromptues, ses déplacements inopinés, et ses dépenses personnelles plus élevées qu'auparavant.
Kris, sans plus le moindre doute, fut alors persuadée que Ted avait pris une maîtresse, et l'avenir avait confirmé ses craintes.
Tout avait donc ensuite dégénéré entre eux et ils en étaient arrivés au point de non-retour du divorce. Ted déménagea, il obtint un droit de visite bimensuel, et Kris garda leur maison qu'elle racheta à bon prix.
Tout avait été si vite !
Au départ, ils avaient tenté de s'entendre à l'amiable, mais ensuite, les avocats s'en étaient mêlés, Kris, comme Ted, s'étaient vu obligés de pencher pour leur version personnelle des faits et non pas sur la vérité dure à admettre, et les coups bas n'avaient cessé qu'à la prononciation officielle et définitive de l'acte de divorce. Et puis, la vie avait repris son cours, avec les souvenirs, les mauvais, comme les bons résumant le temps passé.
Soudain, son estomac se noua. Kris avait faim, elle en avait conscience, elle n'avait quasiment rien avalé de son repas du midi, mais surtout, juste devant elle, elle venait d'apercevoir la berline noire de Ted et les deux petites têtes blondes assises sagement à l'arrière. Elle jeta un œil dans son rétroviseur, dépassa deux véhicules intercalés et vint se placer derrière Ted, qui, à son tour, la repéra dans le rétroviseur pour lui adresser un signe de la main et dicter aux filles de se retourner pour apercevoir leur mère.
Kris leur envoya des baisers aériens, elle fit au revoir en agitant sa main tremblante, et puis Ted disparut à l'angle de la rue suivante. Les yeux noyés de larmes, Kris rentra chez elle. Trois heures trente plus tard, il allait lui falloir refaire le chemin inverse et entreprendre l'entretien du Dining Room, tâche qui n'allait pas être de tout repos.
7.4
Avant 18h00, tout le monde, sauf un couple en retard ou qui s'était désisté sans prévenir, avait gagné le 22ème étage pour la traditionnelle fête de fin d'année.
Stephan se munit de la radio réglementaire, fit mine d'aller effectuer une ronde, et, après avoir bloqué le sas d'entrée, il alla s'isoler dans les toilettes pour fumer une cigarette tranquillement. Si Maggy se décidait à accoucher, elle ne manquerait pas de le rappeler.
Assis sur la lunette des WC du rez-de-chaussée, il alluma une Marlboro qu'il savoura sans plus se soucier de rien, tandis qu'au 22ème étage, la fête avait commencé.
Kris, quant à elle, s'était écroulée dans le canapé, elle avait branché la télé, et puis, sans même avoir vu une seule image du feuilleton qui passait, elle s'était endormie.
7.5
La réception débuta par l'apéritif.
Cinq serveurs professionnels avaient été engagés et c'est avec dextérité qu'ils slalomaient entre les groupuscules d'invités pour leur proposer des toasts, des cacahuètes, des amuse-gueule ou un autre verre de Champagne. Un brouhaha assourdissant semblait avoir envahi la salle de réception, mais aucune conversation bien précise ne semblait émerger, chacun y allant de ses problèmes personnels, joies ou ennuis quotidiens, comptabilité de fin d'année, produit d'affaires ou perte sèche.
Quand les Krantz saluèrent Georges Taylor, la femme lui demanda discrètement quelque chose au creux de l'oreille et celui-ci acquiesça avec un grand sourire qui fendit son visage émacié.
Une hôtesse à la voix rauque et un peu émue pria les convives de passer à table, et puis, tandis que les chaises firent un bruit assourdissant en grinçant sur le sol, on vit Messieurs Krantz et Taylor ressortir des toilettes précipitamment. Personne ne remarqua les toutes petites traces de poudre blanche, pareilles à des paillettes ou de la saccarine, qui scintillaient aux narines de l'homme, et personne n'eut l'occasion, plus tard, de s'en apercevoir, car lorsque le fils d'un des industriels les plus fortunés des manufactures de produits pharmaceutiques s'assit à table, il ôta la serviette en forme de torche disposée dans son verre, et s'en servit pour s'éponger la bouche et le nez. Etrangement, ses tremblements avaient disparu. Krantz chuchota quelques mots à son épouse qui, pour toute réponse, l'embrassa dans le creux du cou.
Quelques-uns commencèrent à engouffrer les piccolos savamment achalandés en quinconces sur la table, tandis que les serveurs commencèrent à distribuer les plats de homards.
Le gardien du dispatching termina son service à 18h30, il descendit la liste des instructions à Stephan de faction dans sa cage de verre et prit congé dans la bonne humeur.
S'agissait-il d'un oubli, d'une erreur ou d'un contretemps, aucune idée, mais, de fait, nulle part, il n'était fait mention du retour obligatoire de Kris pour l'entretien du Dining Room.
Stephan décrocha le téléphone, tout semblait tranquille, plus personne n'allait venir le déranger à cette heure-là, les livraisons étaient terminées, et les derniers employés, saufs quelques programmeurs, avaient quitté la Funco, aussi, contacta-t-il Maggy afin de savoir comment elle se sentait.
- Je ne ressens toujours aucune douleur, dit la femme malgré tout un peu essoufflée. Je ne crois pas que ça soit pour aujourd'hui, mon chéri !
- Bon, ne t'inquiète pas, tu m'appelles en cas de problème, n'est-ce pas ? Stéphan raccrocha après avoir susurré quelques derniers mots doux à sa femme.
Les plats d'huîtres furent littéralement engloutis, et déjà, aux cuisines, le potage fut versé dans les plus belles assiettes que comptait la Funco. En guise d'ambiance, une musique lente et paisible couvrait les échanges verbaux des invités.
7.6
Ted, qui avait fait couler un bain chaud empli de mousse, appela les filles, les déshabilla et les y plongea. Lui non plus n'avait rien prévu pour le réveillon et il se sentait bien seul. S'il avait osé, il aurait invité Kris à venir les rejoindre lui et les enfants, mais celle-ci avait certainement prévu quelque chose ce soir-là, et tout le weekend probablement; de plus, sans doute allait-elle encore croire en une possible réconciliation et çà il ne voulait surtout pas. Tout était fini. Bel et bien fini. Terminé à tout jamais. Si Kris restait et resterait toujours la mère de ses filles, elle ne représentait plus rien pour lui. Aussi, préféra-t-il s'abstenir et, tandis que Mary et Émilie jouaient bruyamment dans la baignoire, il s'installa devant la télé en essayant de penser à autre chose.
Kris, quant à elle dormait toujours. Elle rêvait. Elle rêvait d'elle et de Ted, les filles étaient là également, et ses parents aussi. Elle était heureuse, elle se sentait bien, finalement il ne s'était jamais rien passé, lorsque, soudain, elle se réveilla en sursaut, inconsciemment logique avec elle-même, réalisant qu'elle rêvait de l'impossible. 19h20 ! Fort heureusement elle n'avait pas dormi trop longtemps, et elle pouvait donc être encore à temps à la Funco.
A la Funco, précisément, tandis que des plats de viande abondamment encore garnis de tranches de gibier délaissées gisaient au beau milieu de la l'énorme table, quelques invités commencèrent à envahir la piste de danse et à s'y livrer à des échanges de partenaires traditionnels. Le DJ, sur demande, avait programmé une série de slows langoureux et les plus éméchés semblaient déjà être entraînés dans l'ambiance, ne rejoignant leur place que pour y consommer un autre verre de Bourgogne ou pour y recruter une autre partenaire.
../..
Au sous-sol, les rats, par une astuce que seules ces bestioles malfaisantes sont capables de mettre au point, étaient parvenus à se hisser les uns par-dessus les autres pour atteindre finalement le soupirail grillagé des bouches d'aération. Pas n'importe lequel, mais précisément celui-là qui était abîmé, celui-là auquel il manquait quelques maillons dans le grillage, là où l'ouverture leur permettait tout juste de passer.
Le tout premier arrivé au sommet s'agrippa obstinément au rebord et laissa les autres se hisser en grimpant le long de sa queue écailleuse.
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Kris prit une douche, elle en avait besoin. D'une part, pensait-elle, cela la réveillerait pour de bon, d'autre part, elle se sentirait plus relaxe pour retourner travailler.
En se séchant les cheveux, une nouvelle fois, elle se souvint qu'elle n'avait toujours rien avalé, elle avait faim, mais son estomac était si noué qu'elle était incapable d'avaler quoi que ce soit. Sur le mur, elle contempla le portait de ses filles, et elle soupira en se rhabillant machinalement.
- Non, non, je t'en prie, n'y va pas ! se mit à hurler Emilie. Assommée par une journée d'école et un bain chaud, elle s'était assoupie et rêvait.
- N'y va pas Maman, n'entre pas ! poursuivit la petite qui s'agitait convulsivement dans le fauteuil su salon sous le regard amusé de son père et de sa sœur;
- Sales bêtes ! l'enfant cria si fort qu'en sursaut elle se réveilla.
- Tu as fait un cauchemar ma Chérie … lui dit Ted en tâchant de la rassurer.
Avant que la pièce montée fut dressée au milieu de la table, la majorité des invités avaient ouvert le paquet cadeau de la Funco et avaient, pour certains, coiffé un chapeau de carton, une couronnes désuète, un haut de forme factice ou encore un couvre-chef ridicule et bon marché, pour d'autres, c'étaient les mirlitons qui avaient remporté le plus gros succès, c'est ainsi qu'on pouvait entendre les stridulations des gadgets jusqu'au 20ème étage, et tous, presque sans exception, au détriment des quelques rares profiteurs qui mangeaient encore, ce furent les confettis qui remportèrent un succès énorme, semés et parsemés en tous sens et à volonté. Une énorme farandole débuta sur les encouragements du DJ et les convives se mirent à danser au rythme de la musique saccadée de leurs cris et de leurs gestes bruyants. Les cuisinières et les hôtesses restèrent à l'écart, constatant qu'une fois de plus, la tâche n'allait pas être facile.
A 20h00 au plus tard, il fallait que tout le monde ait quitté le building, et au vu de l'ambiance qui régnait là, pas un n'était prêt à vouloir se décider. Krantz revint d'un troisième séjour aux toilettes, cette fois, ses paupières occultaient complètement ses yeux devenus fous, il n'avait plus aucune notion de l'équilibre et Taylor, même s'il avait plus l'habitude des stupéfiants, ne semblait guère en meilleur état. Les autres mirent ça sur le compte de la boisson, et n'y prirent aucune attention particulière. Louise Krantz, quant à elle, s'était accoudée à table, épuisée et grisée à la fois par les tournoiements de la danse effrénée et surtout par la triple ligne de cocaïne qu'elle venait de s'offrir sur le rebord des lavabos pour dames, là où elle avait, par mégarde, laissé choir sa petite réserve de cartons, des triangles imbibés de LSD - qu'elle aimait se fourrer sous la langue afin de faire, comme elle disait, un bon trip.
L'horloge du hall passa sur 19h30 et Stephan commença à se préparer au rush de départ. Il connaissait son boulot par coeur. Si, à leur arrivée, les invités semblaient toujours avoir le temps de remplir les formalités, au départ, c'était l'inverse, ils devaient être servis dans les plus brefs délais et aucune tracasserie administrative ne devait plus être imposée. Le gardien déclencha le système d'ouverture du tourniquet et bloqua les portes du sas de manière à ce que tout le monde puisse s'en aller au plus vite. Seule la double porte vitrée du hall resta fermée, et cela devait largement suffire au moindre contrôle qui pouvait éventuellement s'imposer.
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Personne, ni les préposés à la benne, ni le responsable du parc à déchets ne remarqua le corps sans vie de Garret qui déboula la pente en même temps que les déchets, papiers et cartons en provenance de la Funco.
A 19h31, plus un seul travailleur de corvée ce soir-là, à la veille du passage à l'an 2000 ne faisait attention à quoi que ce soit, l'obscurité aidant de surcroît, le cadavre du gardien était devenu quasi invisible.
Quand le mercredi suivant les experts de la Police dépêchés sur place l'examinèrent, il n'y eut aucun doute quant à la mort de Garret: multiples morsures animales au niveau de la gorge, du visage et des jambes.
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A 19h34, une hôtesse dérangea Nomore en pleine discussion avec une dame d'un certain âge, mais bien conservée qu'il serrait dans ses bras, pour l'avertir qu'on l'appelait depuis le centre électronique. Quand il décrocha le combiné du Dining Room, on l'avertit que tout était paré et en ordre selon ses instructions.
Les trois employés et Willson quittèrent la Funco une poignée de secondes plus tard en gratifiant Stephan d'un coup d'œil amical.
Le Dj annonça aux invités que le bar était à présent fermé que chacun était prié de terminé soit son verre, soit son café ou son assiette et puis de quitter les locaux; il souhaita à tous, au nom de la Funco, d'excellentes fêtes de fin d'année et puis il abaissa le curseur de la table de mixage et la musique se fit plus douce.
Les serveurs et les cuisinières commencèrent à débarrasser la table, et à ranger les surplus dans les surgélateurs et des sacs qu'ils emporteraient discrètement chez eux plus tard. Deux stewards, eux, se chargèrent de ramasser le plus gros des détritus et déchets tombés sur le sol.
Sans plus aucun scrupule, Taylor alluma une cigarette qu'il avait roulée et dont une extrémité semblait dégorger de tabac mal bourré. Un joint ! Un énorme pétard à en faire pâlir Bob Marley en personne.
Quand Kris reprit son véhicule pour rejoindre la Funco, elle vérifia sa montre, il était 20h05.
7.7
Stephan, systématiquement, remettait aux invités leurs papiers d'identité en échange du laisser passer qui leur avait été confié. Les Krantz étaient sortis avec les premiers, tandis que le type bizarre, Taylor, ne semblait guère être pressé. Il salua poliment le Directeur Nomore qui titubait sous l'effet de la boisson, et celui-ci ne lui rendit aucune marque de respect ou de sympathie.
Les nappes furent pliées et empaquetées dans les sacs appropriés, les couverts et les assiettes emmagasinés dans le lave-vaisselle industriel et un coup de balais fut donné sur le sol et aux toilettes pour faciliter le travail de l'équipe de nettoyage. Le DJ, aidé de deux personnes, démonta son installation en quelques gestes précis et efficaces, tandis que les cuisinières et les stewards empilaient les chaises dans le débarras voisin du Dining Room. Le personnel qui travaillait encore discuta au sujet de la soirée, certains critiquèrent la nourriture, d'autres se moquèrent des allures de certains des invités ou des manières de Nomore. Tous se mirent d'accord pour remporter un maximum de nourriture et de provisions à la maison, considérant qu'il ne fallait rien laisser à la Funco et/ou à ses Directeur et sous-directeurs.
Quand Kris se présenta au sas d'entrée, elle croisa en effet une équipe des cuisines dont les bras semblaient fort embarrassés par de nombreux sacs hermétiquement fermés, et la fille en conclut aussitôt que le partage avait dû se faire, comme d'habitude. C'est précisément à cet instant-là qu'elle songea qu'elle n'avait encore rien mangé aujourd'hui, et, pure effet du hasard, ou simple réflexe organique, elle entendit nettement les gargouillements de son estomac affamé.
Un homme qu'elle connaissait, mais sur le visage duquel elle ne parvenait plus à mettre un nom, lui signala que le plus gros du travail avait été fait, et il s'en alla avec ses collègue, sans même entendre les remerciements que Kris lui adressait.
Mais elle connaissait cette expression: "le plus gros du travail". Comme d'habitude, ils s'étaient sans aucun doute contentés de balayer et ramasser en vrac des tas de confettis et de serpentins jonchant sans doute le sol, mais en aucun cas, ils avaient du nettoyer à fond les lieux. Et elle savait ce qu'une fête représentait à la Funco, pour faire reluire les 240m2 du Dining Room et astiquer les toilettes, il allait lui falloir au minimum 5 heures !
Elle franchit la porte d'entrée qui s'ouvrit grâce à l'introduction de son badge et puis elle remarqua nettement l'étonnement de Stephan surprit de la trouver à nouveau là.
- Qu'est-ce que tu fiches ici ?
- Je viens pour mon plaisir, que crois-tu ? plaisanta-t-elle sournoisement.
- Tu travailles ce soir ? Le Dining Room, c'est ça ?
- Perspicace, en effet, ajouta Kris en dépassant le tourniquet. Elle adressa encore un sourire à Stephan et prit l'ascenseur C jusqu'aux vestiaires pour s'y changer et s'équiper du matériel adéquat et charger l'aspirateur indispensable, comme l'avait qualifié Andrée, la brigadière.
L'aspirateur, une espèce de gros fût monté sur roulettes, très bruyant et super-puissant, était du type industriel. Un appareil qui aspirait tout sur son passage, les traditionnels moutons de poussière agglomérés, les déchets, les papiers et même les liquides. D'une capacité de 25 litres, c'était un engin fort pratique, facile à manœuvrer malgré sa taille et son poids, et équipé d'une série d'embouts et de brosses amovibles et directionnels, qui permettaient d'accéder partout, dans les moindres recoins.
Kris ouvrit l'armoire et en sortit l'aspirateur. A l'aide de ses deux mains et en contractant ses muscles, elle le chargea sur son chariot qu'elle avait approvisionné de tout le nécessaire requis.
Elle revêtit son pantalon de toile et son tablier et puis elle poussa le chariot dans l'ascenseur pour grimper jusqu'au 22èm étage. Tandis que les loupiotes du tableau de contrôle défilaient au fur et à mesure de l'ascension, Kris, une fois de plus, grimaça en se tordant la bouche tant son estomac vide rouspétait. Elle songea brièvement à manger quelque chose en vitesse au Dining Room, si l'équipe des cuisinières avait bien voulu laisser quelques restes, et puis, comme la sonnerie retentit en faisant s'ouvrit la double porte coulissante, elle poussa son chariot et pénétra dans le Dining Room.
La catastrophe ! Tout comme elle se l'était imaginé ! Partout, des confettis tachetaient les sols, des serpentins ayant perdu leur couleur d'origine pendouillaient çà et là et la table, débarrassée, était encrassée de mille taches, miettes et autres déchets de nourriture abandonnée. Les miroirs étaient à eux seuls une véritable preuve des festivités qui avaient eu lieu. Ils étaient couverts de traces de mains, d'empreintes graisseuses, de rouge à lèvre et d'éclaboussures d'origine inconnue.
Kris déballa un gigantesque sac poubelle qu'elle ouvrit et fixa à l'attache spéciale du chariot, elle s'empara de la brosse à poils doux et du ramasse-miettes et commença à balayer le local.
Sous la table, Kris trouva de tout. Des pinces de homard, des piccolos entamés, des serviettes maculées de Rimmel et de rouge à lèvres, de potage ou de sauce, des serpentins enroulés ou des bouts de papier déchirés provenant des menus. Avec patience et efficacité, elle déblayait et chargeait le ramasse-miettes qu'elle vidait dans le sac poubelle. Dans un coin de la salle, Kris découvrit même un steak de biche auquel on n'avait pas touché, plus loin, elle trouva une boucle d'oreille gigantesque, pareille à une énorme pièce de monnaie, qu'elle glissa dans la poche de son tablier et dont elle prit note immédiatement sur le bloc-notes de service, dans un autre coin, elle ramassa une série de mégots de cigarettes que des gens sans scrupules avaient écrasés du pied par terre plutôt que d'utiliser les cendriers, à côté, c'était un amas d'olives à demi mâchées qu'une personne indélicate avait recraché, ailleurs encore, c'était un chapeau de fantaisie dans lequel on avait vomi, et partout, il y avait ces satanés confettis qui semblaient adhérer obstinément au sol sans vouloir s'en détacher.
Il lui fallut plus d'une heure avant d'arriver au bout de ses peines, et puis, comme le sac poubelle était plein à ras bords, elle le ferma et le transporta jusqu'au vide-ordures qui plongeait jusqu'aux sous-sols. A chaque fois, Kris s'amusait à calculer mentalement le temps que durait la chute d'un sac pour arriver jusqu'en bas. 5 secondes. C'était le temps précis que mettait un objet lourd pour tomber des 23 étages jusqu'à la benne stationnée sous le tuyau du vide-ordures. S'il était lointain, le bruit que faisait le sac en s'écrasant sur les autres, était cependant bien audible grâce à l'espèce de réverbération du tuyau d'aluminium, et Kris s'en amusait tout le temps en songeant qu'un de ces jours il lui plairait de s'y glisser et de ressentir les sensations fortes d'une chute vertigineuse de près de 80 mètres.
Elle se munit ensuite du "mop" qu'elle plongea dans l'eau savonneuse et commença par nettoyer le podium, quand, ayant à peine commencé, elle se rappela de la petite radio des cuisinières qui devait se trouver juste au-dessus des réfrigérateurs. Alors, elle se dirigea aux cuisines et chercha l'appareil.
Là, sur le plan de travail, un plan entier de piccolo avait été laissé à l'abandon. Ayant de plus en plus faim, elle en prit un au hasard qu'elle engouffra en un clin d'œil. La radio était bien à sa place. Kris la brancha, chercha une station qu'elle affectionnait et monta le son qui se diffusa suffisamment pour qu'elle puisse travailler en musique et dans une certaine bonne humeur.
Elle reprit son "mop" et recommença là où elle s'était arrêtée quelques secondes auparavant. Au loin, depuis les cuisines, la voix enjouée du speaker annonçait les 100 meilleures chansons du siècle passé, et, alors qu'elle rinçait les lambeaux de son "mop", Kris s'arrêta quelques seconde en entendant la sélection n°1: le meilleur disque de ces 99 dernières années, élu par plus de 10.000 auditeurs. D'emblée, dès les premières notes, elle reconnu "Bohemian Rhapsody", cette espèce de balade "rock opéra" que Ted, un véritable fan de la bande à Mercury, n'arrêtait pas d'écouter à chaque fois qu'il en avait l'occasion. Presque malgré elle, Kris chantonna sur les paroles en anglais, langue qu'elle ne connaissait pourtant pas, et, comme des flashes, les souvenirs lui revinrent et de nouveau elle eut du mal à réprimer les larmes qui rougissaient ses yeux embués.
Elle rinça la surface qu'elle venait de terminer et épongea soigneusement. Le speaker, quant à lui, comme de connivence avec le passé de Kris, annonça le second choix des auditeurs: Hotel California, des Eagles ! Là, à cet instant, Kris s'arrêta. C'était le hasard, une coïncidence, mais cette chanson de nouveau la fit penser à Ted. Ce fut sur ce titre en effet qu'elle et lui avaient ouvert le bal de leur mariage, onze ans plus tôt !
… à suivre
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pseudo : Mignardise 974
au prochain épisode ! =)
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