5.3
Le programme d'après-midi était assez chargé. Kris devait se rendre au second, y nettoyer les miroirs du hall, les toilettes hommes et dames et puis s'occuper de l'approvisionnement du Dining room en serviettes et rouleaux de papier WC.
Elle récupéra son chariot qu'elle rechargea de fournitures et prit l'ascenseur jusqu'au +2.
La compta.
Le +2 était l'étage de la comptabilité, l'étage des "crados" comme les nettoyeuses les appelaient, car ceux qui y travaillaient étaient particulièrement sales, malpropres et sans égard pour le personnel d'entretien.
Elle prit son éponge et débuta avec les miroirs des toilettes hommes...
5.4
C'est vers 14h40 ce jeudi 30 décembre 1999, que Nomore, le Directeur de la Funco, descendit au 11ème étage, le Centre électronique de la société pour y donner ses instructions.
A son entrée dans le local, où des dizaines d'ordinateurs travaillaient à divers contrôles indispensables et impérieux, Nomore fut directement repéré par le personnel assez surpris de le voir arriver.
Willson, le Chef de service l'accueillit avec égards et le pria de venir le rejoindre dans son bureau personnel, à l'abri des oreilles et des regards indiscrets.
- Pas de panique, lança Nomore jovialement, la Direction apprécie toujours autant vos services et la qualité de ceux-ci, le motif de ma visite est bien simple. Nomore sembla réfléchir aux mots qu'il allait prononcer, tandis que Willson se rassit plus confortablement dans son fauteuil imitation cuir.
Le directeur alluma un cigare dont il avait le secret - un cigare énorme qui empestait durant des heures - et puis, il entama son laïus. - Voilà, comme vous le savez, il a été décidé d'accorder au personnel de la Funco un congé extraordinaire de 2 jours supplémentaires à l'occasion du passage à l'an 2000. L'homme qui l'écoutait attentivement acquiesça. - Aussi, afin d'éviter tout problème avec le bogue du nouveau millénaire, la Direction a décidé d'avancer la date d'un jour. En bref, nous vous demandons, dès ce soir, de programmer tous les fichiers informatiques de la Funco de manière à ce ça soit le 31 aujourd'hui et non le 30 comme c'est en fait le cas.
- Cela ne changera rien, Monsieur le Directeur, nous sommes prêts pour l'an 2000, tous nos programmes ont été vérifiés et adaptés, le cas échéant, pour le passage à l'an 2000 ! s'exclama le Chef de Service.
- Nous savons tout cela, l'Audit externe que nous avons commandé l'an dernier nous a coûté assez cher, mais il a été, malgré tout, décidé d'avancé la date d'un jour. Cela ne changera rien à vos tâches, dès mardi, vous adapterez le système en sens inverse et vous corrigerez les logiciels de manière à ce que ça soit le 4 janvier et non le 5. Pour ce qui est des facturations et des crédits en comptes, ne changer rien, bien évidemment, nous avons intérêt à respecter nos délais de paiements et de commandes, quant au reste; agissez en fonction des recommandations de ceux qui vous paient.
- Bien Monsieur le Directeur, comme vous voudrez ! Seulement, il va falloir travailler un peu plus tard ce soir, mes trois programmeurs devront s'y mettre immédiatement et je crains fort qu'ils n'aient terminé dans les délais impartis à l'horaire de travail.
- Les personnes indispensables à cette tâche, ainsi que vous-même, seront rétribuées en triple pour toute heure supplémentaire ! trancha Nomore en quittant le bureau. Et mes bons vœux à tous !
Comme il était venu, Nomore repartit paisiblement.
5.5
Une hôtesse fort élégante sortit de l'ascenseur B et apporta à Stephan le listing reprenant le nom des invités à la réception du soir.
- Vous savez à quelle heure cela va se terminer ? questionna Stephan.
- A 19h30, on ne sert plus à boire, vous pouvez donc compter que pour 20h00, tout le monde, ou presque aura quitté les bâtiments ! répondit sèchement l'hôtesse d'un air hautain.
Stephan compulsa la liste des noms et les compta. 89 personnes étaient attendues, 89 personnes externes à la Funco, en plus des pontes de la Direction et de quelques cadres privilégiés, Stephan eut vite conclu que la fête serait colossale et que la boisson allait couler à flots. Il n'avait pas fini d'y penser qu'un homme de petite taille, bourru, arborant un béret aux couleurs de l'équipe de foot locale, se présenta au sas d'entrée. D'un doigt boudiné, il désigna le transpalette qu'il tirait derrière lui. Stephan se pencha vers l'écran et vit les étiquettes collées de travers sur les deux énormes caisses en bois: Fragile en rouge gras et Moët & Chandon en lettres dorées. Stephan actionna le système d'ouverture du sas d'entrée et appela les huissiers de la Direction afin qu'ils viennent prendre livraison de la marchandise.
6.1
Kris traversa le hall et entra dans les toilettes des dames du second étage. Elle fut étonnée. Tout semblait pratiquement en ordre. Aucun papier ne jonchait le sol, les lavabos n'étaient pas véritablement sales, et les miroirs, hormis quelques gouttelettes séchées çà et là, reluisaient d'un éclat peu habituel. Kris n'en crut pas ses yeux. Puis, comme si elle s'attendait à y trouver un cadavre, elle ouvrit la porte des premiers WC. Doucement, avec appréhension. Elle s'approcha et, malheureusement, elle dut bien constater que la réputation des gens de la Compta n'était pas fausse. La cuvette des WC semblait n'avoir plus été nettoyée depuis des semaines tant elle était imprégnée de matière fécale, la lunette n'était pas dans un meilleur état et au sol pas moins de deux tampons abondamment imbibés avaient été intentionnellement jetés là, juste à côté d'une serviette apparemment propre. La poubelle, gueule béante, était vide, tandis qu'un rouleau de papier vide, coincé sous la pédale d'ouverture, narguait Kris.
La jeune femme secoua la tête négativement et elle ouvrit la seconde porte. Là, si l'état de propreté était de loin supérieur, il était principalement dû au fait que la lunette avait tout bonnement disparu. Comme kidnappée, désintégrée, envolée dans la nature. Kris soupira. Elle prit son carnet de notes et indiqua à l'attention des ouvriers, qu'une lunette était à remplacer aux toilettes dames de la Comptabilité, second étage. Avec un certain amusement, teinté d'agacement, Kris entrouvrit la troisième et dernière porte. Un véritable capharnaüm !
A croire que celles qui avaient voulu utiliser le second WC borgne, s'étaient vengées dans celui-là. Deux rouleaux de papier avaient été quasi entièrement déroulés derrière la chasse d'eau qu'on avait pris soin de bloquer (ou tout simplement qu'on avait coincée par maladresse, mais Kris préférait penser qu'il s'agissait d'un acte intentionnel). Sur le mur, une pimbêche s'était amusée à écrire des mots ridicules et quasi incompréhensibles avec un feutre noir, du style indélébile, pour lequel il allait falloir frotter énergiquement et longuement avant d'espérer pour en éliminer toute trace. La poubelle dégorgeait de bandes hygiéniques, de mouchoirs et autres papiers divers, ainsi que de magasines et journaux qu'on avait lus et puis abandonnés sans égard. Au sol, une flaque jaunâtre indiquait qu'une personne n'avait pu arriver à temps jusqu'à la cuvette, et quant à la cuvette, celle-ci ressemblait davantage à une décharge publique qu'à ce pourquoi elle avait été conçue. Des dizaines de mégots de cigarettes de toutes marques flottaient dans une eau douteuse, aux côtés d'une espèce de sous-marin courbé et brunâtre. Kris faillit vomir et referma la porte en la claquant de toutes ses forces et avec rage. Il était, selon elle, inconcevable que des gens – soi-disant - biens, agissent de la sorte !
Elle respira à plein poumon, prit son courage à deux mains et se remit au travail. Les minutes s'écoulaient trop rapidement et la journée risquait d'être encore longue.
6.2
A 16h00, les tout premiers invités à la réception commencèrent à arriver.
Pour Stephan, il y avait une procédure stricte et laborieuse à suivre à la lettre. Tout d'abord, il fallait qu'il exige les papiers d'identité des convives, ensuite il devait noter, sur le listing, à hauteur du nom dactylographié des intéressés, le numéro national de ceux-ci et les inviter à venir signer le registre d'entrée. En échange, Stephan devait remettre un laissez-passer permettant de se rendre au 22ème étage via l'ascenseur B, dans lequel une hôtesse était de faction pour les guider jusqu'au Dining Room.
6.3
Le 22èm étage était, quant à lui, en effervescence. Chacun avait reçu des ordres précis pour que tout soit parfait, comme c'était d'ailleurs le cas à chaque fête de la Funco.
La salle, représentant 240 m2, dont trois faces murales étaient garnies de miroirs biseautés de 2m30 de hauteur sur 60cm de large et espacé de 40 cm d'entrecroisements lambrissés et ornés d'une lampe halogène à balcon, qui éclairait indirectement le plafond bleuté sous un angle spécialement étudié pour conférer une illusion d'optique de profondeur infinie, comme celle des cieux en été.
Un podium avait été construit pour y installer la sono. 1.000 watts, 250 spots, 4 énormes enceintes acoustiques et deux boîtes à réverbérations, occupaient tout l'espace libre du fond. Au centre de la piste de danse spécialement aménagée, on avait fixé au plafond - la cerise sur le gâteau - une gigantesque boule à facettes sur laquelle les spots venaient alternativement s'entrecroiser afin de garantir une atmosphère et une ambiance des plus délirantes. A l'occasion du karaoké qui se produirait aussi, deux microphones sur pieds avaient été placés au devant de la scène.
Au même moment, Willson donnait ses instructions aux trois analystes chargés de programmer tout le système informatique, afin que les desiderata du Directeur Nomore soient respectés, pour que dès minuit et une seconde, la date passe au 01.01.2000 avec 24 heures d'avance donc, même si cela paraissait tout à fait inutile et farfelu aux yeux des experts.
125 places avaient été prévues autour de l'énorme table dressée au Dining Room. Chaque place était marquée grâce à un petit carton de couleur arborant le nom et le titre des invités, trois assiettes et trois séries de couverts avaient été prévues, ainsi que trois verres à vin en sus d'un verre à eau. Au centre de la table garnie de bouquets fleuris et de serviettes assemblées en montages savants, une gigantesque pyramide de flûtes à champagne avait été conçue de manière à ce que lorsque le divin breuvage allait déborder de la toute première flûte, les suivantes, par effet de cascade, commenceraient à se remplir et ainsi de suite.
A gauche des couverts strictement dressés, on avait prévu un joli paquet cadeau pour chaque invité. La Funco présentait ainsi ses nouveaux produits qui allaient, cette année tout particulièrement, remporter un succès phénoménal sur les marchés. Il s'agissait d'un assortiment de serpentins tricolores, d'un énorme sachet de confettis hexagonaux, de chapeaux cartonnés aux dorures populaires et de mirlitons amusants et loufoques. Cà et là, des paniers en osier avaient été disposés au gré de l'espace disponible, offrant aux convives l'opportunité de se servir parmi un vaste choix de cigares et cigarettes de toutes marques. Bien évidemment, la Funco n'avait pas omis les pochettes d'allumettes publicitaires qu'elle distillait un peu partout dans le monde.
Enfin, au centre des assiettes empilées, on avait placé un double carton rouge sur lequel le menu proposé avait été imprimé en lettres argentées.
Aux cuisines, juxtaposées au Dining Room, 7 personnes et un Chef Coq s'affairaient aux derniers préparatifs. Deux manutentionnaires, sous l'œil attentif d'une hôtesse, remplissaient les frigos - trois énormes bahuts - de bouteilles de champagne.
Quand Kris pénétra dans l'ascenseur, elle vérifia sa montre électronique - un cadeau de Ted dont elle ne s'était jamais débarrassée - remise à l'heure exacte, et elle vit avec effroi qu'il était 16h00 passées. A toute hâte, elle appuya sur le bouton du 22ème étage.
En même temps, le camion de livraison descendit la rampe bétonnée et se présenta au volet mécanique des sous-sols. Les victuailles ! 500 piccolos, 4 kilos de beurre, 2 de margarine de régime, 125 homards, trois bacs entiers de laitues et d'assortiments de salades, 750 huitres, 25 litres de potage, 900 zakouski, 6 kilos de caviar, 3 énormes pâtés de foie gras, 20 kilos de filets de biche, 250 demi-poires, 5 kilos d'airelles, une pièce montée à la vanille et au chocolat de trois étages et 2 x 90 bouteilles de Bourgogne rouge et blanc.
Un clariste de la Funco aida au débarquement de la marchandise, tandis que, planqués derrière les cartons du fond, quelques muridés flairant avidement les effluves attrayants de la nourriture surabondante, craignaient les hommes, avec leurs machines qui les effrayaient au point qu'ils se tenaient tranquilles dans la pénombre sans le moindre mouvement et aux aguets, prêts à décamper à la moindre occasion.
6.4
Stephan recensa le nombre de personnes qui étaient déjà arrivée et que les hôtesses, en attendant le feu vert du Dining Room, faisaient patienter dans le hall d'entrée. Il en compta 22. 9 couples et 4 personnes seules. Il y avait déjà là une bonne partie du gratin des plus grosses sociétés commerciales partenaires et concurrentes de la Funco. Les Krantz avaient particulièrement surpris le gardien. Pas seulement pour leur jeune âge comparativement à la moyenne, mais pour leur tenue excentrique et décontractée, détonnant parmi les smokings et tailleurs de Haute couture.
L'homme arborait aux oreilles 2 gros anneaux rutilants, de l'or sans aucun doute, il portait une chemise aux couleurs estivales, dépourvue de cravate ou de nœud papillon, et largement ouverte sur un torse abondamment velu. Un pearsing lui trouait l'arcade sourcilière et, Stephan n'était pas certain d'avoir correctement vu, Monsieur Krantz avait maquillé ses yeux d'un Rimmel fort obscur qui noircissait son regard profond.
La femme, quant à elle, ressemblait davantage à une pute qu'à une femme du monde. Elle exhibait un échantillonnage de peintures de guerre dont elle avait fardé la superficie totale de son visage et, si elle était passé chez le coiffeur, ce qui était fort improbable au goût de Stephan, celui-ci devait ou bien être totalement malhabile, ou bien hyper-branché, car la fille avait une coupe de cheveux très spéciale, qui faisait songer à un hérisson s'étant tourneboulé dans divers coloris fluorescents et choquants. Elle s'était vêtue de cuir moulant et cintrant et sa minijupe n'était pas, à proprement parler, une minijupe, mais tout au plus un bout de peau tannée luisante qui ne cachait même pas le stricte nécessaire imposé par la décence, tant et si bien que lorsque Madame Krantz se déplaçait, sans voyeurisme, on pouvait aisément apercevoir ses cuisses bordées de jarretelles blanches et le renflements de ses fesses nues qui dodelinaient en cadence.
Elle avait, de plus, chaussé des talons hauts qui semblaient la déséquilibrer et qui faisaient penser qu'elle allait, d'un instant à l'autre, s'étaler par terre, pour le plus grand plaisir de tous et principalement celui de Stephan qui avait une sainte horreur de ce genre de personnes-là.
Un autre invité, un jeune prétentieux, avait tout d'abord refusé de donner ses papiers d'identité, puis, voyant qu'il n'y avait pas d'autre alternative, il finit par accepter et à se plier au règlement de la maison. Stephan fut davantage encore frappé par sa nervosité, lorsqu'il remarqua ses mains tremblantes qui faisaient penser qu'il était atteint de la maladie de Parkinson; mais lorsque le regard de l'homme croisa celui de Stephan, celui-ci supposa qu'il devrait être en manque. Ses yeux étaient, en effet, injectés de sang et avaient les pupilles fort dilatées à demi camouflées par une paupière supérieure tombante. Stephan vérifia sur sa liste: le type s'appelait Taylor et représentait la Taylor's Farma Incorporation, une entreprise familiale, comme son l'indiquait partiellement, spécialisée dans les produits pharmaceutiques et chimiques, qui travaillait en étroite collaboration pour tout la gamme des Farces et Attrapes de la Funco.
Mais Stephan n'eut pas le temps de s'étendre plus longuement sur ses spéculations, car d'autres invités se présentèrent à nouveau au sas d'entrée.
6.5
Le déchargement des victuailles ne dura pas plus de trente minutes. 4 personnes, par groupes de deux, chacune à l'aide d'un chariot à trois plateaux - une espèce de triple civière facile à manœuvrer - firent la navette entre les sous-sols et le 22ème étage.
Puis, un autre camion, un semi-remorque de la Funco, pénétra dans le hangar en faisant marche arrière afin de prendre livraison des cartons usagés qui avaient momentanément été stockés dans le fonds des sous-sols.
C'est au moment où plusieurs hommes, vêtus de salopettes rouges à l'effigie de la Funco, commencèrent à charger les vieilles caisses d'emballage, que les rats, mus par l'instinct de survie, et animés d'une peur sans nom, quittèrent leur cachette en longeant les murs à la queue leu leu. Personne ne les remarqua et, hormis quelques défections typiques et de bizarres ordures entassées et amalgamées sous les cartons agglomérés sous l'effet du temps, de l'humidité combinée à la chaleur et du savoir-faire des bestioles, nul ne supposa leurs existence, principalement par distraction et surtout par manque de temps. Car le temps pressait avant ce long weekend de quatre jours.
... à suivre (chapitre 3)
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la suite !! la suite !!
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