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SEULE - suite (1) par tehel

SEULE - suite (1)

2.1 08h40.

 

karin repoussa les deux panneaux qui disaient: "Attention, sol glissant" et elle se mit à nettoyer le bitume lissé à grandes eaux, commençant là où ses collègues avaient terminé, juste avant elle.

 

Un pylône sur deux était munis d'une grosse lampe grillagée diffusant une lumière blanchâtre qui déformait les contours et semblait peser davantage sur l'atmosphère déjà lourde du sous-sol, mais Karin avait l'habitude, cela faisait plus de six ans qu'elle travaillait à la Funco, et les sous-sols, elle connaissait par cœur.

 

Son pied heurta quelque chose qu'elle n'avait pas repéré et que dans sa progression en avant il avait expédié au loin. Curieuse, la fille s'approcha et se pencha vers ce qui ressemblait à une lampe-torche brisée, une "Maglite", comme celles qu'utilisaient les gardiens. Sur la poignée chromée, Karin crut distinguer de petites taches qui ressemblaient à du sang.

 

Soudain, elle eut son attention attirée par une ombre qui semblait se déplacer en rampant entre deux pylônes.

 

Sur le moment même, ce n'était qu'une impression, un étrange sentiment, comme si quelqu'un était occupé à la regarder, - une nettoyeuse coquine qui aurait voulu lui faire une blague, ou un ouvrier qui la matait en cachette - karin aurait parié n'importe quoi tant elle était persuadée d'être espionnée.  Elle s'arrêta de penser et se retourna subrepticement.

 

Tapies dans l'obscurité deux ignobles escarbilles embusquées, pareilles à des chevrotines luisantes, étaient fixées sur elle, comme si elles avaient voulu la cibler.

 

Karin les remarqua tout de suite, elle aurait voulu crier, s'enfuir, appeler au secours, mais elle fut figée sur place, comme pétrifiée.  Elle n'eut pas le temps de distinguer en détails la chose ou la bête, - parce qu'à présent, elle savait que ces yeux-là n'avaient rien d'humains -, que déjà, une autre paire de braises vivaces vint rejoindre la première.  S'ensuivit un bruissement bizarre provenant des piles de cartons d'emballage, puis une autre paire, suivie d'une dernière, qui toutes vinrent s'agglomérer et s'ajouter au tas d'yeux affamés qui se délectaient de la présence de Karin.

 

La fille, brusquement mue d'une panique innommable, courut jusqu'à l'ascenseur, et ses mains affolées écrasèrent le bouton d'appel en insistant inutilement à répétition.  Elle entendit les câbles de l'ascenseur se tendre et les poulies se mettre en marche, elle entendit aussi les battements de son cœur emballé qui allaient faire exploser sa poitrine haletante, et elle entendit encore le crissement des petites pattes griffues qui trottinaient sur le bitume en l'encerclant sournoisement.

 

Karin se retourna et elle regarda la vérité en face.  Les deux nettoyeuses de l'équipe précédente avaient quelque peu exagéré: les rats qui approchaient inexorablement ne mesuraient pas 40 centimètres de longueur, tout au plus en faisaient-ils une bonne vingtaine, mais ils n'en étaient pas moins terrifiants.  Bien au contraire !

 

Trois, quatre, peut-être davantage - elle fut incapable de les compter - boules faméliques de poils noirs hirsutes d'où pointaient des museaux moustachus plantés de petites dents acérées, pareilles à des perles oblongues, se regroupaient comme une meute, prêtes à bondir.

 

Inconsciemment, karin urina, tandis que ses jambes tremblantes parurent subitement ne plus pouvoir soutenir son poids.

 

Un rat, probablement une femelle pleine au vu de son volume, sortit des rangs et, le corps tassé sur lui-même, se lança en direction de la femme qui  s'évanouit. 

 

 

3.2

 

Une douzaine de mètres plus haut, soit trois étages, Kris astiquait les miroirs sans réellement réfléchir à ce qu'elle faisait, à force d'habitude.  Soudain secouée d'un frisson désagréable qui lui parcourut l'échine, elle pensa à Karin et à ce que les deux filles de l'autre équipe avaient raconté. 

Alors, sans plus tarder, elle alla jusqu'au premier poste de téléphone qu'elle trouva - il y en avait partout à chaque étage de la Funco - et elle composa le 0001, le numéro des sous-sols. 

Simultanément, la sonnerie de l'ascenseur arrivé au -1 et celle du téléphone mural retentirent de concert, arrachant un cri de surprise à Karin et faisant sursauter les rats qui allaient passer à l'attaque.

 

Kris écouta le tintement du téléphone qui sonnait sans réponse et Karin eut tout juste le temps de pénétrer dans l'ascenseur avant que les rats ne se ressaisissent.  Au hasard, ses doigts paniqués poussèrent sur les différents boutons et la double porte se referma...

 

Kris raccrocha, c'est stupide, se dit-elle en se rappelant la mine héroïque de Karin lorsque la brigadière lui avait annoncé sournoisement qu'elle était de la revue pour l'entretien du Dining Room.

 

Les femmes sont probablement douées d'un sixième sens, le gros ennui, c'est qu'elles ne l'exploitent que très rarement !

 

Kris retourna à ses miroirs et en s'y regardant, elle se trouva ridicule.  Elle tordit son éponge et se mit à faire briller les glaces des toilettes des dames, quand, à cet instant précis, une jeune fille - une employée vêtue d'un tailleur moulant - l'air embêtée, pénétra dans les waters.

 

- Vous n'auriez pas un tampon, quelquefois ? lança-t-elle d'un ton faussement décontracté.  Elle se tortillait en faisant une grimace.  Kris la rassura d'un sourire complice, elle empoigna son sac à main en bandoulière que le chariot, et le fouilla.

 

Kris n'était pas réglée, mais elle avait toujours avec elle une ou deux serviettes, pour le cas où.  Elle en sortit une préemballée (un échantillon gratuit qu'elle avait reçu avec des magasines publicitaires) et l'offrit courtoisement à la jeune fille, qui, très pressée, disparut aussitôt dans un WC. 

3.3

 

Quand elle eut terminé les glaces, Kris vida les deux seaux de son chariot et les remplit à nouveau d'eau propre.  Dans le jaune, elle ajouta un capuchon de détergent, et un autre de savon.  Elle commença ensuite les lavabos, et ensuite elle nettoierait les robinetteries.  Une fois cet ouvrage terminé, l'ordre de mission disait: cuvettes des WC dames et sols.  Kris vérifia l'heure sur sa montre et se rappela qu'elle devait à tout prix acheter une batterie neuve pour celle-ci, elle sortit des toilettes et consulta l'horloge murale du hall qui indiquait 09h16. 

4.1

 

Dès que Charles, le gardien de faction dans sa cage de verre, vit l'ascenseur C s'ouvrir et une fille en uniforme bleu en surgir, le visage blême et noyé de larmes, automatiquement, il conclut qu'il y avait un problème et enclencha la fermeture de sécurité du sas d'entrée pour se précipiter à la rencontre de la jeune dame qui semblait égarée. 

- Des rats, il y en a partout ! balbutia la fille, une nettoyeuse, en se précipitant dans les bras du gardien.

 

- Calmez-vous, Madame, voyons, calmez-vous ! répondit Charles.  Il entraîna la jeune fille jusqu'à son cagibi d'où il appela son collègue au dispatching.

 

- Ouais, Charles, dit-il d'une voix professionnelle que rien ne semblait pouvoir émouvoir, j'ai ici une nettoyeuse complètement hystérique qui voit des rats partout, que disent tes écrans, mon vieux ?

 

Karin s'agrippait au bras de Charles comme si jamais plus elle n'avait voulu le lâcher. 

- R.A.S pour le dispatching, répondit la voix nasillarde dans l'écouteur.  Charles questionna Karin d'un regard inquisiteur et lui demanda: - Où avez-vous vu des rats, chère Madame ? 

- Aux sous-sols, il y en a plusieurs je vous assure, je n'ai pas rêvé !

 

Charles répéta ces informations à son collègue, il patienta quelques instants, le temps que les caméras de surveillance du -1 balayent l'endroit et que l'homme à l'autre bout du fil lui confirme à nouveau qu'il n'y avait rien d'anormal, et Charles raccrocha.

 

- Asseyez-vous, je vais appeler le service médical et quelqu'un va venir vous chercher, dit-il encore d'une voix plus douce.  Il reprit le combiné et composa le numéro de l'infirmerie.

 

Quelques minutes plus tard, la double porte de l'ascenseur B s'ouvrit pour laisser passer deux hommes en blouse blanche poussant une chaise roulante.

 

 

4.2

 

Vers 10h00, Andrée, la brigadioère, fut avertie par le Médecin-chef qui lui expliqua le pourquoi et le comment du renvoi de Karin chez elle, tout en insistant pour que les dispositions nécessaires soient prises.  Andrée, après avoir consulté sa liste de personnel disponible, et avoir constaté que plus personne n'était libre, descendit elle-même aux sous-sols pour terminer l'ouvrage de Karin.

 

Andrée reprit le chariot laissé à l'abandon, elle scruta le moindre recoin, à la recherche de ses fameux rats, qui, elle, ne l'effrayent pas, et, sans prendre la moindre précaution ni la peine de s'appliquer, elle poursuivit le nettoyage du bitume sans rien remarquer d'inhabituel.  Mentalement, elle rédigea déjà le petit mot qu'elle n'allait pas manquer adresser à Karin, dès mardi matin.  Si toutes les filles s'y mettaient, ça allait être le bordel total à la Funco !

 

 

4.3

 

Kris poussa son chariot pour traverser le hall et entrer dans les toilettes des hommes.  Elle jeta une boule de désinfectant dans chaque urinoir, actionna les chasses d'eau et remplit ses deux seaux d'eau propre.  Un type en costume et cravate poussa la porte, la dévisagea et repartit aussitôt sans mot dire.  Ces employés, pensa Kris, tous des impolis !  Elle dosa les produits d'entretien et s'attaqua aux miroirs fixés au-dessus des lavabos.

 

Les gestes étaient toujours les mêmes, les tâches toujours pareilles: il s'agissait de nettoyer, frotter, astiquer et récurer.  Rien de bien folichon, mais Kris n'était pas une intellectuelle, elle, elle aimait travailler de ses mains, se dépenser physiquement et bouger.  Un emploi de bureau ne lui aurait certes jamais convenu, et puis d'ailleurs, elle en était consciente, réfléchir, calculer ou écrire, n'avaient jamais été ses passions préférées.  Elle songea de nouveau à Ted qui devait à cet instant précis être cloué derrière l'écran de son ordinateur, occupé à négocier des contrats ou à essayer de trouver une erreur ici ou là, et une nouvelle fois, elle se dit qu'ils n'étaient pas faits l'un pour l'autre: elle une manuelle, et lui un intellectuel.  Elle soupira et poursuivit obstinément son travail.

 

 

Chapitre II

 

5.1

 

A 11h30, Stephan Wild, de la sécurité, prit son service.

 

Charles lui résuma l'incident de la nettoyeuse qui voyait des rats partout, il lui transmit les consignes quant aux livraisons et puis il enfila son veston civil pour s'en aller.  Son service de 12 heures de garde venait de prendre fin et il était heureux de rentrer chez lui pour un long week-end de 4 jours.

 

- Au fait, lança Charles en passant le tourniquet, ta femme, c'est pour bientôt, non ?

 

- En principe, d'après le gynécologue, c'est pour aujourd'hui ! répondit Stephan avec enthousiasme.

 

- Et tu ne t'es pas fait remplacer ?

 

- Y avait personne de disponible, mais j'en ai parlé au Directeur, si Maggy accouche durant mon service, j'ai l'autorisation de m'en aller.

 

- Ok, allez, bonne chance, que tout se passe bien et mes meilleurs vœux à vous deux !  et l'homme en uniforme quitta la Funco.

 

Stephan mit son képi, vérifia l'écran de contrôle dont la caméra donnait à l'extérieur, et puis, discrètement, il déballa ses tartines et son journal qu'il se mit à lire.  De temps à autres, il regardait le téléphone en espérant qu'il se mit à sonner, et que de sa voix essoufflée, Maggy lui annonce qu'elle partait accoucher.

 

Kris termina les sols des toilettes hommes.  Cet ouvrage était bien plus commode et plus agréable que du côté des dames, car à 'inverse de ce que les gens pouvaient croire ou penser, les hommes étaient bien plus propres, respectueux des lieux et disciplinés que les femmes.

 

Parfois, la saleté chez les femmes était indicible !  Sans aborder le cas des serviettes hygiéniques que l'on pouvait retrouver un peu partout, soit placardées volontairement, soit abandonnées sans scrupule à n'importe quel endroit, il y avait aussi les toilettes qu'on retrouvait dans un état peu ragoûtant; les lavabos aspergés de maquillage, de Rimmel ou encore les miroirs peinturlurés au rouge à lèvre de messages débiles et incohérents.

 

Tout.  Kris avait déjà tout vu à la Funco.  Elle se rappelait de cette fois où elle avait récuré la porte des WC dames où une grosse dégueulasse (le terme n'est pas trop exagéré) avait esquissé une fresque avec ses excréments, ou encore, la fois où les cuvettes avaient débordé parce qu'une Dame malhonnête et dégoûtante y avait jeté son slip qu'elle avait tâché de menstruations incongrues.

 

L'entretien des toilettes pour dames n'était pas une sinécure, Kris en avait conscience, et c'était toujours avec une certaine appréhension qu'elle exécutait cet ouvrage, tandis que chez les hommes, d'ordinaire, ces corvées étaient moins pénibles. 

 

5.2

 

A 11h00, une bitonalité issue des haut-parleurs signala que c'était la pause de midi.  Kris laissa en plan son matériel, elle déplia le panneau qui disait: "Attention sol glissant", et elle monta au sixième étage, au mess, afin d'y prendre son repas de midi.

50 minutes, c'était le temps dont disposaient les employés de la Funco pour déjeuner.  Kris se dépêcha, elle prit un plateau, un verre vide, passa au comptoir du plat du jour - Rôti de dinde, compote de pomme, pommes natures - et alla s'asseoir à la table des nettoyeuses. 

Andrée, la brigadière, déjà installée, lui apprit d'emblée, sur un ton de reproche, que Karin avait dû regagner son domicile pour raisons médicales, quand Kris voulut connaître les motifs précis de ce renvoi inopiné, Andrée ne put lui en dire plus, elle ne s'était pas renseignée, trop ennuyée par le fait qu'elle n'avait plus de personnel disponible pour assurer la relève et beaucoup trop contrariée du fait qu'il lui fallait, comme avant sa promotion, retourner à ses torchons et ses seaux d'eau.

 

Kris n'ajouta rien d'autre, elle avala deux ou trois bouchées de son plat, puis elle préféra sortir de table pour aller prendre l'air frais à l'extérieur.

 

Elle alla chercher son manteau et franchit le tourniquet lorsqu'elle aperçut Stephan.

 

- Salut ! héla-t-elle à l'adresse du jeune homme.  Celui-ci leva la main en guise d'amitié.  Kris fit demi-tour et revint sur ses pas.  - Alors, ça y est, t'es Papa ?  Kris connaissait bien Stephan, ce n'était pas un ami, ni un copain, mais elle le trouvait fort sympathique et agréable, aussi, avec les années, avaient-ils appris à mieux se connaître et à parfois être des confidents.

 

- Non, pas encore, mais ça ne saurait plus tarder, le toubib prétend que selon ses calculs c'est pour aujourd'hui ! répliqua l'homme en souriant.

 

- Ce serait bien, tu te rends compte, naître le dernier jour du 20ème siècle !

 

- Et si Maggy peut tenir jusq'au 31 minuit, peut-être aurons-nous la prime, ajouta Stephan.

 

- La prime ?  Quelle prime ? 

- Le premier enfant qui naîtra en 2000 se verra attribuer une prime de 2000 €, mais je n'y crois pas trop, et puis, là n'est pas l'important.  Du moment que l'enfant est en bonne santé, c'est tout ce qui compte pour Maggy et moi !

 

- Vous avez raison, allez, à plus tard, si tu es toujours là !  Kris poussa la barre du tourniquet et quitta la Funco pour aller se promener en ville.  Elle ne fit pas 30 mètres qu'elle se rappela de prévenir Stephan qu'elle était également de service ce soir-là, mais elle remit cela à plus tard et profita des 20 minutes de pose qu'il lui restait pour aller faire quelques emplettes, notamment une nouvelle pile pour sa montre, dans la rue commerçante toute proche.

 

- à suivre ... 

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Commentaires :

pseudo : Mignardise 974

c'est presque insoutenable ce suspens !! On peut dire que tu as du talent pour en laisser =D