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Les Cris (dernière partie) par w

Les Cris (dernière partie)

 

Biko Mort

 

Les Cris

 

       Le crépuscule avait gagné sa bataille contre le jour et de partout les volutes des ténèbres recouvraient les fragrances mortes du soleil. Steve Biko, tu étais là, dans cette pièce austère éclairée par une simple bougie à la flamme vacillante, en train de compulser divers documents qui jonchaient la surface boisée de ton bureau de travail. Tu jetas un regard attentif sur une feuille où étaient étalée en lettres de sang la liste des lois les plus scélérates que le parlement avait voté ces trente dernières années. Sur le parterre sanglant de la réforme gisait le cadavre putréfié de l’humanisme. Tu commenças à lire. Dès leur arrivée au pouvoir en 1948, les députés de l’extrême-droite votèrent des textes visant à épanouir pleinement les valeurs de l’apartheid. En 1948, le code de la « barrière des couleurs », déjà en application en 1911 lorsque les nationalistes avaient pour la première fois accédé au pouvoir, fut renforcé substantiellement de telle sorte que toute loi ségrégationniste fût édictable en toute légitimité.  En 1949, plusieurs lois dans cet esprit furent votées qui visaient à : répartir racialement les zones urbaines d’habitation, classifier et donc distinguer les individus selon leur appartenance raciale, interdire les mariages mixtes et pénaliser les relations sexuelles entre Blancs et Noirs. Des mots ignivomes. Trois ans plus tard, une loi obligeait les Noirs de plus de seize ans à avoir sur eux un laissez-passer qui les autorisaient ou non à être dans certains quartiers. En 1953, trois lois iniques et ignobles passèrent : celle qui retirait aux travailleurs non-blancs le droit de grève et leur interdisait toute résistance passive, une autre différenciait le programme scolaire selon la couleur de peau, une troisième alla jusqu’à établir des commodités publiques distinctes ségrégant les toilettes, fontaines et tout autre aménagement public. Un an après, un texte permit la relocalisation des indigènes qui força les populations noires vivant en zone déclarée blanche de se déplacer vers les terres stérile et hostiles leur étant allouées. Une loi sur le travail et les mines, en 1956, formalisa la discrimination raciale dans le monde du travail. Toutes ces règles impérieuses furent mises pleinement en application durant les années 60, avant que le régime ne se raidît et ose aller encore plus loin. En 1974, un décret sur l’afrikaans obligea toutes les écoles, mêmes noires, à dispenser en la langue des Boers tous les enseignements de mathématiques, sciences sociales, Histoire et géographie au niveau secondaire. Enfin, deux ans plus tard, une loi interdit aux Noirs toute forme de formation professionnelle. Le crépuscule avait vraiment gagné.

       Nous étions le 18 août 1977. Il faisait presque nuit. Il y avait un barrage routier tenu par les forces de sécurité. Tu étais dans cette voiture. Ils t’arrêtèrent et t’emmenèrent au quartier général de la police à Port Elizabeth. Et dans la profondeur de l’univers, la Voie Lactée se brisa et s’éparpilla en milliards d’étoiles blêmes. Ils te détinrent contre ton gré, ils t’insultèrent, te trainèrent jusque dans une salle d’interrogatoire à la lumière crue, te dénudèrent par la force, t’attachèrent à une grille métallique, t’enchaînèrent aux mains et aux pieds et commencèrent à t’interroger. Tu refusas bien évidemment de répondre. Et tu fus le sujet de la Question de l’Inquisition moderne. Ils te crachèrent de dessus, t’insultèrent encore plus intensément qu’auparavant puis, comme tu ne parlais toujours pas, ils se mirent à te battre, à te ruer de coups sur tout le corps, de plus en plus fort. Pas un son ne sortit de ta voix. Alors ils accrurent leur torture à un point tel que nul mot ne saurait décrire les souffrances que tu dus endurer. Cela dura des jours et des nuits. Si longtemps. Le dernier soir, durant près de vingt-deux heures, privé de tout soin malgré tes innombrables blessures, ils s’acharnèrent de plus bel sur toi à tel point que nul être humain n’eût pu supporter de tels supplices... sauf toi. Et à la dernière minute, juste avant que le molosse en uniforme noir ne t’afflige suprêmement en t’infligeant le coup ultime, tu ouvris et la bouche et prononça un mot, un seul mot. Tu reçus un dernier coup violent sur la tête et tu tombas dans le coma… pour ne plus jamais te réveiller. Le onze septembre, toujours comateux, tu fus transféré en urgence à Pretoria, totalement nu, à l’arrière d’un land rover, jeté à même le plancher, à la prison centrale située à plus de… 1000 kilomètres de l’endroit où tu avais perdu conscience. Le douze septembre 1977, vingt-six ans jour pour jour après ton père, tu mourus de lésions cérébrales fatales sur le sol glacial et poussiéreux d’une cellule de prison, toujours nu. Et ton âme légère quitta ton corps décharné en poussant un cri de souffrance intense.

       Après que la première thèse officielle, selon laquelle tu fus décédé suite à une grève de la faim, eût été rejetée par le public mondial et même d’Afrique du Sud, le ministre influent Jimmy Kruger en sortit une seconde de son chapeau qui disait que « perdant brusquement le contrôle de lui-même, Steve Biko aurait été touché à la tête alors qu’il tentait d’envoyer une chaise sur l’un de ses gardes. Puis il a été maîtrisé, emmené à l’hôpital de la prison de Port Elizabeth puis celle de Prétoria où il devait décéder le 12/09/77.» Et Jimmy Kruger de rajouter : « La mort de Steve Biko me laisse froid ». Dans la torpeur de cette nuit profonde, Mu par un courage indescriptible dû à l’intensité de son amitié envers Biko, Donald Woods, alors rédacteur en chef du respecté Daily Dispatch, fit passer des photos de ton corps couvert de plaies et d’ecchymoses à l’étranger. Tes conditions de détention et ton trépas brutal générèrent une polémique internationale inattendue et puissante qui permit, très rapidement, à ce que le gouvernement afrikaner fût condamné par l’ONU. En effet, le Conseil de Sécurité vota deux résolutions imposant le renforcement de l’embargo, vieux de 1963, sur les ventes d’armes à destination de l’Afrique de Sud, alors qu’il avait refusé de le faire après la sanglante répression de la révolte à Soweto un au auparavant. Donald Woods, après avoir fui le pays, publia en moins d’un an deux livres en ton honneur : « Biko » ainsi que « Asking for trouble ». Quelques années plus tard, en 1985, Peter Gabriel composa la chanson « Biko » qui fut diffusé sur toutes les radios de la planète… sauf en Afrique du Sud. Deux ans après, le film « Cry Freedom » relata l’histoire de ton ami journaliste-écrivain et de toi moi-même. Ta renommée posthume devint internationale. Toi, le petit enfant noir, pauvre et voué à la sous-éducation, tu étais à présent le catalyseur de la libération noire, le symbole de la résistance noire à la cruauté du pouvoir en place. Tes funérailles – jamais on n’avait vu d’obsèques aussi grandioses ! – réunirent des milliers et des milliers d’africains du Sud, noirs et blancs, et le prêche fut assuré par Desmond Tutu, le futur Prix Nobel de la Paix, qui te rendit un hommage vibrant tout en reprenant tes idées les plus fortes et les clamant à vive voix afin que le monde entier l’entendît. Même mort, ton combat continuait. Et quand bien même les policiers qui te supplicièrent ne reçurent qu’un blâme par le régime Afrikaner, et quand bien même la police finira par confesser ton meurtre à la commission Vérité et Réconciliation sous l’ère Mandela (tout en refusant de dire qui avait donné le coup fatal), et quand bien même la justice renonça en 2003 à poursuivre les cinq policiers pour manque de preuves et absence de témoins, et quand bien même toute cela, ta lutte à tous les niveaux demeurera à tous jamais gravés dans les annales de l’Histoire. Mais aucun roman ou essai ne pourra jamais dire quel fut ton dernier mot. C’est pourquoi, en ce jour nouveau où le soleil doré se drape de sa toge bleuté, je me permets humblement de l’écrire. Ton dernier mot, fut celui de l’esclave enchaîné qui ose prétendre à la liberté ; ton dernier mot, que tu crias aux oreilles de tes bourreaux, ce fut… NON !

  

Biko Funérailles

 

ADDITIF :

 

  • Chronologie :

 

Pour des raisons pratiques et esthétiques, une poignée de dates et d’événements importants n’ont pas été placés dans cette nouvelle. Les voici ci-dessous :

 

- 1984 : l’ONU adopte des sanctions financières et économiques accrues envers l’Afrique du Sud.

- 1985 : Johnny Clegg fonde groupe Savuka (dont le premier album contiendra le titre phare "Asimbonanga")

- 1989 : Arrivée au pouvoir du président Frederik de Klerk qui modifie la donne politique dans le pays.

-  1989 - juin 1991 : La majeure partie des lois d’apartheid sont abolies.

- 1994 (avril) : Nelson Mandela devient le premier président noir de la république d’Afrique du Sud

 

  • Commémoration :

 

Lors de l’inauguration de la fameuse statue « Biko » crée par Naomi Jacobson et financée en partie par Denzel Washington, Kevin Kline et Richard Attenborough (acteurs et réalisateur du film Cry Freedom) ainsi que par Peter Gabriel, la mémoire de ce grand résistant à l’oppression fut commémorée en la présence de Nelson Mandela qui tint un discours. En voici, ci-dessous quelques extraits :

 

- « La Conscience Noire se définit comme un état d’esprit, un mode de vie »

- Il faut « éviter la tentation de devenir les clones des autres »

- « Je déclare [la] maison [de Biko], à Ginsberg, monument national »

- « La Conscience Noire a été Unité et Fierté entre tous les opprimés »

- « Dans le temps, nous serons en mesure de donner à l’Afrique du Sud le plus beau cadeau possible : un visage plus humain »

- Nous nous devons de « changer la condition humaine »

- Il faut « préserver la mémoire de la résistance à l’humiliation et la souffrance perpétuelles

-  « Biko a été le premier clou dans cercueil de l’apartheid »

 

Biko Statue

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Coup de cœur : 12 / Technique : 14

Commentaires :

pseudo : féfée

Vraiment passionnant ! j'ai appris plein de choses grâce à toi. Merci du partage. CDC

pseudo : lutece

...je suis scotchée sur ma chaise depuis que j'ai vu avec plaisir que tu avais posté la suite de ton oeuvre. Un grand bravo et merci, il est toujours bon de rafraîchir les mémoires! et bien sûr énorme CDC! Biz amicale

pseudo : damona morrigan

Hallucinant mon petit scribe ! J'adore te lire, passionnant, un rythme d'enfer dans tes textes, on arrête de respirer tellement c'est prenant. Immense CDC je t'embrasse affectueusement, et te dis merci et un deuxième merci pour tous les coms hyper gentils que tu m'as laissé ou ailleurs me concernant !

pseudo : w

Merci féfée, c'est très gentil de ta part. Les recherches ont été très intéressantes pour moi aussi. lutece, tu es bien gentille. Il faut se souvenir du pire et le graver dans la mémoire des générations futures de tell sorte que cela ne se reproduise plus jamais. damona, ma fan préférée, j'avais un peu peur que l'aspect documentaire prenne trop de place par rapport à l'histoire contée. Mais ça a l'air de marcher. Tant mieux. Et je te laisserai plein de coms à l'avenir. Je t'embrasse très fort et te dis à bientôt. Bisous tout le monde.

pseudo : Iloa

Tu es un grand narrateur W. Je suis chaque fois subjuguée par ta plume. Bravo ! Et merci pour la leçon. Je vais inviter un de mes fils à lire ton texte. CDC.

pseudo : w

Merci à toi, Iloa, j'ose espérer que ton fils pourra acquérir (même s'il doit déjà l'avoir acquise) par ce modeste texte une notion essentielle : celle de la tolérance.

pseudo : Allover

Merci à toi pour ce travail documentaire et d'écriture qui m'a fait revivre l'histoire de Biko et de ce que peut amener la haine fondée sur la différence. L'afrique du sud a été pour l'humanité, comme le fût l'allemagne nazi un exemple douloureux de ce qu'une politique d'extrême droite peut faire à cette humanité. Comment ne pas crier "plus jamais ça"? Puis j'ai vu certains de mes concitoyens réclamer l'extrême droite, prôner la haine de l'autre et craindre la différence... J'ai bien peur que le vers raciste soit toujours dans le fruit humanité. Merci encore w et bravo pour ce travail cdc assuré.

pseudo : w

Merci à toi Allover. Chacun avec ses propres moyes se doit de se battre pour que l'humanité ne revive plus jamais une période comme celle là. Et comme je ne sais qu'écrire... Je crie en écrivant !

pseudo : VIVAL33

Rien à ajouter aux précédents commentaires. Encore merci Et Cdc bien entendu!