Les colombes aux ailes brisées #2
Les Cris (1ère partie)
L'océan indien parfumait de ses épices chamarrées les côtes du sud-est de l’Afrique du Sud en des écumes à la blancheur immaculée. C’était là que siégeait sur son trône sauvage le Cap Oriental dont la couronne était ornée d’un joyau plus vif que les autres, celui de la cité de Bisho – Bisho si proche de Biko. En amont, la rivière Keiskamma jetait son dévolu sur les terres agricoles bordant ses deux rives, telle une langue amoureuse entre des lèvres d’un vermeil merveilleux. An aval, la rivière Kei s’écoulait en un flux vif en direction de l’horizon qui se couvrait lentement de son habit moiré crépusculaire. Un peu plus loin, baignant leurs pieds dans la rivière Buffalo dont les flots furieux charriaient un varech difforme coloré de noir, blanc et rouge, les montagnes Amatola se juchaient sur le sol et élevaient leur cime dans la profondeur ténébreuse des cieux. C’était là que se trouvait la petite ville de King William’s Town qui jetait son ombre menaçante sur un township à proximité qui s’appelait Ginsberg. Là-bas, à sa périphérie, se nichait discrètement une maison tout faite de bois vermoulu et tôles rouillées de laquelle s’extrayait timidement la faible lueur d’une bougie à travers les carreaux fêlés d’une petite fenêtre. A travers la croisée, tout un chacun pouvait voir une femme s’affairée entre les jambes d’une autre femme. L’une d’entre elle poussa soudain un cri mystérieux qui retentit à jamais dans l’univers.
Et tu naquis ainsi, Stephen Bantu Biko − dit Steve −, dans la soupente d’une époque sombre où l’un serait le supérieur et l’ennemi de l’autre. Nous étions le dix-huit décembre 1946 et de la nuit ne luisait qu’une lune pâle dont la peau d’électrum n’éclairait que bien faiblement ton monde de désolations. Ce fut Sir Benjamin d’Urban qui fonda la ville avoisinante, mais ses fondations baignaient dans le sang de ces guerres sempiternelles entre le colonisateur blanc et l’opprimé noir. Toi, le descendant direct du peuple Xhosas, tu ne comprenais pas encore ce qu’être signifiait aux yeux de ceux dont la domination trônait en leur âme. Tu poussas ton premier cri et du sein de ta mère tu t’abreuvas du sang de ta terre. L'aube venait à peine d’apparaître dans le firmament noirâtre, tu n’avais même pas un an, que vinrent soudainement s’abattre sur toi les foudres véhémentes du sectarisme. En 1947, Le Broederbond, ligue calviniste secrète et franc-maçonne de la communauté Afrikaaner qui dirigeait déjà le Parti National, prit le contrôle du SABRA, le South African Bureau of Racial Affairs. Sous tes yeux encore innocents, tu vis se déchaîner la tempête d’un nationalisme à la peau blanche qui était exacerbé par la religion. En effet, dans sa vision pestilentielle de la réalité, le Parti National basait ses fondements sur la doctrine calviniste de la prédestination selon laquelle les Hommes étaient déterminés par Dieu, ce dernier créant une élite parmi eux afin qu’elle dirigeât le monde. Et, bien évidemment, le blanc dominait toujours le noir… sous l’ombre d’une croix aux arêtes vives. Tu émis un petit cri de colère que nul n’entendit sinon la Mort vêtue de son uniforme noirâtre. Alors que l’aurore venait tout juste de relever sa paupière afin de dévoiler son œil d’or et de lumière, tu apprenais tout juste à marcher, le parti national de Daniel François Malan s’allia avec le Parti Afrikaner de Nicolaas Havenga dans l’optique d’un succès aux prochaines législatives. Tes oreilles durent probablement teinter lorsque tu entendis à la radio la proclamation des résultats qui confirmèrent l’écrasante victoire de la coalition d’extrême droite, résurgence blafarde des années 10 où le Mal dans toute sa splendeur putride avait déjà régné sur ton pays. La mise en place immédiate de l’apartheid, qui signifiait « séparation » ou bien « mis à part », fut faite dans le vacarme assourdissant des bottes qui claquaient sur les trottoirs de la perversion. Tu te mis à pleurer, sans vraiment savoir pourquoi, quand des expressions telles que « développement séparé », « critères raciaux et ethniques » ou bien encore « swaartgevaar (le péril noir) » furent criés à travers les enceintes du pays tout entier. Et tu grandis ainsi sous la lacération de mots injustifiables, tout en admirant ces anciennes photographies en noir et blanc qui montraient Mohandas Karamchand Gandhi qui menait des actions de protestations non-violentes contre les vexations de la classe moyenne indienne en Afrique du Sud, surtout cette photo de manifestation pacifique, prise au Transvaal en 1913. Mais ces mots déchirants finirent par se métamorphoser en des actes concrets qui fichèrent leur poignard à la lame acérée au plus profond de ton cœur d’enfant : d’abord ton frère, militant anti-apartheid, qui se fit arrêter et battre par les forces de sécurité en raison de ses agissements antigouvernementaux puis, comme supplice que tu croyais suprême en ce temps, ton père, le doux et généreux Mzimkhayi, qui se fit tuer par un policier blanc lors d’un rassemblement de contestataires au pouvoir en cette date fatidique du… douze septembre 1951. Et tu poussas un cri de souffrance qui ne trouva d’écho que dans le silence de ces millions de bouches fermées n’osant point exprimer leur désaccord. |
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Style : Nouvelle | Par w | Voir tous ses textes | Visite : 262
Coup de cœur : 9 / Technique : 7
Commentaires :
pseudo : Iloa
Ho ! Je me souviens..." La case de l'oncle Tom ". Un livre qui m'avait bouleversée Ado...
pseudo : w
Oui un très bon livre. Pour mapart, jeme suis inspiré du film Cry Freedom pour écrire cette nouvelle.
pseudo : damona morrigan
Encore une nouvelle saga ! Steve Biko, bien moins connu que Nelson Mandela... Merci de nous éclairer. A propos j'aime beaucoup la chanson en hommage à biko de peter gabriel. CDC
pseudo : w
Merci à toi, damona morrigan, pour ton commentaire. Une saga qui mérite d'être relatée encore et toujours. Et la chanson de Gbriel est très belle en effet.
pseudo : damona morrigan
Au fait je crois que c'est Stephen Biko, interprèté par Denzel Washington dans le film il me semble. Mes chansons préférées de P. Gabriel sont, the book of love et mercy street. Bonne nuit mon petit scribe.
pseudo :
Je fais référence au film et à la chanson dans la suite de cette nouvelle. Merci pour tout douce damona
pseudo : w
j'ai un gros doute, comment sais-tu pour la suite de la nouvelle ?
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