Tandis qu’une multitude de nuages blancs floconneux commençaient à envahir la voûte des cieux, c’était mon univers intérieur qui tourbillonnait en une farandole folle. Devant mes yeux étonnés paradaient en des éclairs scintillants le régiment infini de mes doutes et de mes remords. De la poche arrière de mon pantalon je sortis un petit traité d’éthologie équine que j’avais tant compulsé tout au long de ma vie, me disant que c’était en ces quelques lignes que se trouvait la vérité absolue. Devant le regard interrogateur d’Épona, je l’ouvris à la première page et lus la citation d’ouverture : « Quand un poulain n’a pas encore été dressé, il est évident que c’est au corps qu’il faut regarder ; car un cheval qu’on ne monte pas ne laisse guère deviner son caractère. » Ce furent par ces quelques mots que j’avais cru pénétrer, alors enfant, dans le réel univers du cheval. Dès lors, devenu adulte, j’utilisais toutes les méthodes dites modernes pour prendre soin de mes animaux préférés. Par exemple, je leur prodiguais de l’aromathérapie, de la massothérapie et, lorsqu’ils avaient des blessures aux jambes, de l’hydrothérapie. Mais loin d’entrer dans la tête de l’animal, je ne faisais, en fait, que réaliser mon fantasme d’y entrer… Ce reflet sordide encore et toujours… Etant adolescent, j’avais lu le merveilleux livre de Nicholas Evans, « L’homme qui murmurait à l’oreille des chevaux », et, depuis, je me prenais pour l’un de ces fameux chuchoteurs dont je n’avais de point commun qu’en la tenue vestimentaire. La forme plutôt que le fond… comme d’habitude. Mais ce petit traité qui se prétendait hippophile en enseignant à son lecteur la manière de devenir un Nouveau Maître, ne préconisait pas seulement la douceur par le débourrage, par exemple, il prétextait de laisser au cheval la possibilité de prendre ses propres décision et non d’être contraint… tout en distillant de manière sournoise l’idée que l’éleveur-entraîneur se devait d’être persuasif, voire parfois d’user de la force pour atteindre ses objectifs. Paradoxes en foison. C’était si humain. Et je continuais encore aujourd’hui à me prendre pour l’un de ces chuchoteurs, à me croire le digne héritier du dresseur irlandais Sullivan qui créa cette discipline. Doutes.
Remords. J’avais appris un langage corporel compréhensible seulement des équidés puisque la gestuelle s’avérait le moyen de communication le plus direct et le plus clair avec eux… avec elle, Épona. Afin d’apaiser les tourments que je te faisais subir par ton emprisonnement dans le box, ton harnachement et les exercices sempiternels que tu devais réaliser, je faisais des gestes doux, lents, larges et détendus pour essayer de te convaincre que j’étais un maître sans tort ni reproche. Mais je compris alors que tout cela n’était qu’illusions pour toi, mensonges de moi. Je te mettais en confiance avec moi de telle sorte que je te permisse de concentrer pleinement ton attention sur moi et que, en te faisant croire que tu décidais par toi-même de me suivre et d’exécuter mes commandes sans contrainte, tu finisses finalement par courber la tête et exaucer tous mes désirs fantasmagoriques. A ses fins, je te parlais donc en langage de cheval puisque c’était moins à toi, Ma belle, d’apprendre à interpréter les réactions humaines, qu’à moi-même de savoir m’adapter à toi. Je me mis à te regarder d’un œil avide et amoureux, alors que tu m’observais tout en tremblant de toutes les fibres de ton corps. Le petit traité m’avais appris ton instinct de fuite dû au fait que tu étais un être peureux et émotif à l’instar de tes frères et sœurs. J’avais compris que c’était par le mouvement subtil de tes oreilles, les attitudes de ta tête et les mouvements de ta bouche que je pouvais déterminer ton humeur et pénétrer en ton esprit. Un mal de tête horrible me saisit brusquement. Je saisis à mon tour que… ce n’était que ton corps qui m’appartenait, que ton âme me demeurerait à tout jamais inaccessible. Derrière le mirage qui recouvrait mes pupilles, je croyais sincèrement ne voir que des éléments positifs te concernant, la pointe de tes oreilles vers l’avant me montrant que tu étais attentive, tes lèvres souples et détendues pour me prouver que tu étais calme. Je refusais encore de regarder en face la réalité, une réalité qui, pourtant, mettait en évidence toutes les caractéristiques d’un mal-être te submergeant de plus en plus, jour après jour. Le vent d’orient se réveilla une nouvelle fois et vint frapper mon visage, ce qui fit s’envoler le voile de mensonges qui couvraient jusqu’alors mes yeux. Et mes iris flamboyèrent à l’instant dans l’âtre des fautes que je me mis à me reprocher.
Jepus voir pour la première fois. Mes prunelles se dilatèrent devant la toile imaginaire qui se dessina devant moi, une toile peinte par Eugène Delacroix, « Le cheval effrayé », où un équidé innocent se retrouvait au beau milieu du tumulte d’une rixe entre tous les chevaux arabes d’une écurie. Je pus voir pour la première fois. Je vis alors tous tes tics : parfois tes tics à l’appui , par tes incisives sur support, la contraction de ton encolure, l’émission d’un bruit étrange et le fait de ne pas avaler d’air, me laissait deviner le malaise qui t’avait envahi ; souvent tes tics à l’ours où, te balançant latéralement, prenant appui sur un membre antérieur puis un autre, me montrait clairement que ton mal-être dépassait de loin ce que je pouvais imaginer ; tout le temps tes tics à l’air qui, parce que tu ramenais ton menton vers l’encolure, parce que tu contractais ton encolure encore une fois sans prendre appui, comme tu avalais sans cesse l’air, me prouvait toute la souffrance qui t’inondait en des vagues de supplications. Et tu tournais sans cesse dans ton box pour me signifier que j’avais annihilé ton espace vitale au profit d’une cellule où était incarcérés tes espoirs et envies de liberté.
Je jetai un nouveau regard sur toi et remarquai que ton encolure était relevée : tu étais surprise. Mais surprise par quoi ? Par le fait que je ne te faisais pas faire les exercices habituels ? Par le fait que je me trouvais plongé dans l’incertitude et les réflexions ? Par le fait que tu ne comprenais pas qu’en ce moment c’était ton esprit qui subjuguait le mien, au lieu du contraire ? Je ne sus plus, je ne savais plus, je n’avais jamais su… Je notai alors que tes lèvres inférieures étaient crispées, que tu piaffais en faisant du trot sur place, que tout de toi n’était plus que nervosité. Puis, devant mon étonnante placidité –aurai-je dû parler d’apathie ? −, tu couchas les oreilles en arrière, tu montras les dents, tu tendis l’encolure, fouettas ta queue, menaças de me donner des coups de pieds. Tes mouvements rapides, appuyés et provocants me laissèrent sans voix. Tu étais agressive avec moi… pour la première fois. Puis tes sabots ferrés frappèrent le sol violemment, tu étais dans une colère noire. Tu te cabras soudainement, me dressant tes pattes antérieures devant le visage. Loin de la position normale acquise par le dressage, tu révélas là ton courroux le plus extrême envers ma personne. Je pris peur. Et tu te lanças ensuite dans des ruades démentielles à quelques centimètres de moi en tentant de temps en temps de me mordre. J’étais en effroi. Mais dans la tourmente de ma surprise, je devinai qu’en ces actes brutaux se dissimulait une plainte intense, telle celle exprimée par Paul fort dans son poème émouvant qui s’intitulait « La complainte du petit cheval ». Pourtant… Pourtant. Pourtant ! Pourtant, moi, le Maître, je ne pouvais pas se laisser s’effondrer toutes ces années de mainmise sur toi, je me devais de réagir afin de préserver mon autorité sur toi. Mais que faire dans la tourmente de la frayeur extrême qui m’avait envahi ?
Deux regards. Croisés. Le silence. Le temps. Long. Et je poussai tout à coup un cri démentiel qui envahit l’espace en une nuée ténébreuse. Je me mis à effectuer de nombreux gestes rapides et saccadés. Tes oreilles. Tes yeux. Tu te figeas. Tu reculas. La terreur... qui était mienne et qui devint tienne. Et tu finis par courber la tête en guise de symbole de ta soumission. J’avais gagné. Mais au fond de mon être, je sus que j’avais déjà perdu… tout perdu… toi… perdue… pour moi. Et ce fut devant ta tête inclinée en avant et vers le bas que je me mis à genoux et que je me mis à pleurer des larmes froides sous la chaleur torride du vent d’est qui venait à nouveau de s’abattre sur notre couple. Puis, nous nous regardâmes, ainsi, durant des heures. Nous nous regardâmes…
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Commentaires :
pseudo : AlOranne
Je lis la Jument Noire depuis le début, et pratiquant moi même l'équitation j'adore. Vraiment c'est superbement écrit, j'espère que tu auras l'occasion d'aller plus loin ! Pourquoi pas l'éditer ? Vraiment félicitations !
pseudo : w
Pour moi, AlOranne, l'objectif est bien entendu de faire publier ces textes dont la jument noire. Je ne pratique pas l'éaquitation, mais lorsque je parle d'un sujet précis, je le fais après avoir effectué de longues recherches. JE te remercie pour ton gentil commentaire et t'embrassre trsè fort. A très bientôt.
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