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La Jument Noire (2nde partie) par w

La Jument Noire (2nde partie)

      

       Je fermai la porte et empruntai le petit chemin de terre battue tout en chantant. Plus je m’approchai de l’écurie plus mon chant se fit fredonnement. Ce fut en sifflotant que j’arrivai près de la grande porte de l’édifice et, lorsque j’eus ouvert le battant droit, il se fit tout à coup un silence abyssal. Un silence terrible. Un silence horrible. Un silence qui fut soudain brisé par un hennissement d’effroi. J’entrai.

       Longeant l’extérieur des boxes, les eaux usées collectées dans le couloir par un caniveau s’écoulaient dans un bruissement inquiétant vers l’installation de décantation. L’odeur qui en émanait était âcre et suffocante, une puanteur à laquelle nul poète aussi doué eût il été n’aurait pu adjoindre un qualificatif adéquat permettant d’en exprimer toute l’atrocité. A côté de l’entrée de chaque box, était accroché un porte-selle en position stable et fermée à un mètre du sol. Un nouvel hennissement me donna la chair de poule.

       Du fait des risques d’évasion, les portes des boxes étaient toujours maintenues fermées et leurs angles, ainsi que ceux des murs adjacents, avaient été chanfreinés et arrondis à l’origine de telle sorte qu’aucun accident ne se produisît dans le cas éventuel où le cheval eût réalisé un mouvement violent des membres ou de la tête. J’avais fait installer une porte à double volet dont le système de fermeture se trouvait, là, juste à ma droite. Après avoir ôté la chaîne rouillée, j’actionnai le verrou. Sous l’imposte qui laissait se diffuser une maigre lumière dans le box, était situé le vantail supérieur que j’ouvris d’un geste vif, puis le laissa entrebâillé grâce à un système de crochets sommaire mais efficace. J’ouvris ensuite le ventail inférieur tout aussi rapidement en jetant un regard habitué sur le barreaudage en V qui y était fixé afin que l’animal ne se coinçât point les pieds. Une cornière métallique galvanisée (qu’on appelait plus simplement une ferrure de protection) était placée sur la partie haute de ce ventail afin de garantir une sécurité complémentaire. Risque d’évasion… fermeture… chaîne rouillée… verrou… barreaudage… métallique… ferrure… Un sentiment étrange m’envahit, celui de la culpabilité ; je ne compris pas… pas encore. Des bruits de sabots résonnèrent sinistrement dans l’espace confiné du box.

       J’avais fait construire, sur une hauteur de 2,40 mètres, un mur surélevé d’un autre barreaudage pour empêcher que les chevaux ne se coinçassent les membres dans le cas éventuel où il se furent cabrés, tout en garantissant un minimum de luminosité et, surtout, en leur permettant d’échanger, de communiquer avec leurs voisins. En observant cela, ma poitrine fut opprimée par une légère douleur, comme celle que certains purent avoir à la vue du mur de Berlin. Je me mis à douter… mais de quoi ? J’eus tant aimé ne pas faire bâtir cette séparation, ne voyais cependant pas comment garantir « sa » sécurité et « ma » tranquillité sans elle, même si le cheval était sociable et calme. De toute façon, vue l’exigüité du box, la bête ne pouvait qu’être nerveuse et donc susceptible de se comporter dangereusement pour elle et… pour moi. Il n’y avait pas de vue sur l’extérieur, alors que l’équidé était par nature d’une curiosité extrême. Mes yeux se déposèrent sur quelques jouets qui trainaient ci et là et qui avaient étaient depuis longtemps délaissé par elle, elle que je n’osais pas encore regarder. Puisque les chevaux pouvaient se blesser en tapant de leurs membres, sabots et tête, de multiples protections, munies de renforts et amortisseurs, avaient été installées partout dans le box : plaques de caoutchouc, tapis brosse, ventaux résistants à des poussées fortes et répétées, etc. Le martèlement des sabots redoubla dans un vacarme tonitruant. Mon cœur battit soudain la chamade, m’oppressa à un point que je n’avais encore jamais connu jusque là. Ce fut à cet instant que je me mis à ressentir ce qu’elle ressentait, que je sus quel était son ennui et le stress en découlant qui devait la submerger jour après jour, semaines après semaines, mois après mois, années après année, toute une vie… là, enfermée derrière la grille de mon amour…

       Des émois certes, mais aussi des pensées… Comme il était loin l’abri de pâture au beau milieu d’un pré gigantesque, elle, elle qui comme toute jument avait besoin d’un minimum d’un hectare pour pouvoir s’ébattre en toute liberté. Au lieu de cela, elle ne disposait en tout et pour tout que d’un box sordide de quelques mètres carrés. Alors qu’un cheval sauvage était habitué à vivre en groupe, sentir, toucher et communiquer avec les autres animaux de son espèce, je ne lui avais accordé que ce lieu clos, privé du contact physique d’avec ses congénères. Et quelle liberté de mouvement pouvait-elle bien avoir en comparaison avec celle dont tous les camargues disposaient à longueur de journée, à longueur de vie ? Malgré la bonne ventilation qui régnait ici, une odeur étrange m’assaillait les narines, ce relent de privation que je connaissais tant et qui pourtant, cette fois-ci, ne provenait pas de moi. Je tentais de me réconforter – ou plutôt de contenter mon âme en proie aux doutes− en me disant que le box était suffisamment grand pour que le cheval s’allongeât (en effet, même si le cheval dormait debout durant ses longues heures de sommeil léger, il devait se coucher pour ses courtes phases de sommeil profond). Mais le problème ne se posait pas par rapport au repos mais par rapport à la veille : toutes ses heures à demeurer là, dans l’âtre fumant de l’isolation, avec comme seul espoir, la sortie quotidienne d’une heure que je lui accordais par une indulgence douteuse. Certes, pour moi, rien que pour moi, toujours pour moi, l’état de fait s’avérait idéal : je pouvais procéder à l’entretien du box et de la jument en toute aisance. L’endroit était idéal pour lui prodiguer les soins minimums requis comme, par exemple, le râpage des surdents, le pansage régulier, l’étrillage, bouchonnage, brossage, époussetage et épongeage. Or, comment nier qu’un tel box engendrait bien évidemment des problèmes majeurs comme la propagation de maladies bactériennes ou virales ou bien le développement de maladies psychiques tels ses innombrables tics comportementaux ? Dans la froideur de cette cellule humide, j’entendis soudains un puissant souffle d’air chaud, probablement expulsé par ses naseaux dilatées, dont les volutes de vapeur grimpèrent jusqu’au plafond tout de béton armé.

       Et je songeais à cela en ayant les yeux fermés pour mieux les ouvrir brusquement sur l’immensité du calvaire que je lui faisais subir. Le sol avait été conçu de telle sorte qu’il pût résister à l’effritement causé par le passage d’un cheval ferré, qu’il fût imperméable à l’humidité provenant du sous-sol et aux urines de l’animal, qu’il adhérât au sabot afin que la bête ne glissât pas, qu’il maintînt une bonne hygiène par la présence d’un sol lisse, sans trous ni fissures de surface et qu’il évacuât les eaux de nettoyage par une pente de un pourcent en direction de la porte. Mais que dire de ce crottin que je devais enlever quotidiennement et que je laissais parfois choir en son antre durant plusieurs jours ? Mais que dire de cette litière de paille que je devais changer hebdomadairement et que je laissais telle quelle pendant parfois près d’un mois ? Mais que dire de ce tapis en caoutchouc sur lequel elle marchait – si le verbe marcher s’appliquait au fait de ne pouvoir se mouvoir que sur quelques mètres carrés −, en lieu et place d’une herbe longue, grasse et douce à l’extérieur ? C’était le synthétique de l’humain qui privait l’animal de sa nature, c’était la paille du cachot pour une innocente privée à jamais de sa liberté, c’était la merde puante comme seul horizon à sa vie d’exilée intérieure ! J’entrevis tout à coup sa tête, ses lèvres étaient écartées et de sa bouche ne se voyaient que des dents serrés prêtes à déchirer la camisole de sa soupente.

       Du parterre de ses infortunes, mes yeux se fixèrent sur le firmament de ses tourments. Des néons rachitiques à l’éclat stérile, qui clignotaient quelque peu, se dégageait une faible lumière, à peine de quoi voir. Fixés aux murs dans des hublots étanches et protégés par des grilles, ils donnaient naissance à un clair-obscur écrasant qui assaillait mes yeux au point que je ne pusse qu’apercevoir les formes pourtant exquises de ma jument. Elle était là, tremblante, le souffle court, émettant un bruit quasiment inaudible provenant du fond de sa gorge, là, à me fixer de ses yeux plein de vie et plein d’un autre sentiment que je ne sus jamais comprendre. Je détournai mes yeux des siens.

       Afin de fuir mes émotions et mes réflexions, je ne trouvai de point de fuite qu’en un regard porté sur ce qu’il y avait de plus matériel en ce bas monde : la mangeoire. Juste à ma gauche, à l’entrée du box où je me trouvais encore, la mangeoire était là, sur un support de pierre à sel. Il s’agissait d’un modèle fixe, incassable et… anti-gaspillage en ce sens qu’une trappe sur sa partie supérieure permettait de voir si la jument avait fini sa ration afin que je susse s’il était pertinent ou non de la remplir. Vie automatique… Une bonde de vidange permettait un tant soit peur de la rendre propre et de ne pas laisser les aliments s’abîmer si la jument n’avait pas consommé sa nourriture habituelle. Vie automatique… Une cornière métallique était fixée sur le rebord de la mangeoire de telle sorte que ma jument n’abîmât pas le matériel en cas d’accès de rage. Le contrôle total ! Vie automatique… Mais je n’avais pas à craindre qu’elle dépérisse, qu’elle périsse, car je savais ô combien la solitude, l’enfermement et le stress incitaient à manger bien plus que nécessaire… et elle se gavait de paille à longueur de journée. Mes yeux croisèrent à nouveau les siens dans la profondeur des ténèbres où elle se terrait. J’eus un haut-le-cœur. Je savais bien que le cheval était un herbivore et que sa ration devait se composer d’un équilibre judicieux d’aliments variés : des céréales bien dosés (avoine, orge, un peu de maïs, tournesol, son et lin), des granulés (concentrés chimiques) aux qualités nutritives prouvées et éprouvées, et des fourrages (foin, paille et parfois luzerne). Mes prunelles rencontrèrent à nouveaux les siennes. Il se fit silence. Il se fit latence. Il se fit errance… dans la pénombre où elle commençait maintenant à s’agiter. Insalubre et lugubre. Je tentai une dernière de m’échapper à mes remords en songeant à nouveau à son alimentation. Mais quoi ? Oui, bien-sûr ! Un cheval a aussi besoin d’eau. Au fond et à droite du box, se nichait un abreuvoir à palpeur qui permettait à ma jument de déclencher elle-même le dispositif en buvant. Vie automatique…Il disposait d’une contenance de six litres pour un animal qui buvait entre vingt et quarante litres par jour. Il était fait de polyéthylène, matériau solide qui pouvait résister aux coups portés par elle. Tout était prévu. Vie automatique… Et il renfermait un bouchon de vidange fort pratique au niveau hygiénique. Tout était calculé. Vie automatique… Je compris alors que je t’aimais à te faire souffrir, à te détruite, à te faire mourir. Elle hennit subitement. Je tournai mon visage vers sa face longiligne.

       Il y eut un claquement de sabot et… elle sortit de l’ombre. Elle s’avança vers moi la tête courbée mais les yeux révulsés. C’était elle, ma jument aimée… Épona. Contrairement à mes habitudes et aux règles les plus élémentaires, je ne l’harnachai point avant de la faire sortir de son box – j’ignore encore aujourd’hui pourquoi j’agis de cette manière. Dans ce clair-obscur effrayant, nous traversâmes lentement le couloir, où elle planta ses naseaux soufflants à chaque porte afin de flairer l’odeur de ses congénères demeurés enfermés mais aussi afin de les saluer, avant d’atteindre la grande porte dont le battant droit était resté ouvert. Nous franchîmes l’ouverture. En-dehors, une lumière intense nous frappa de plein fouet. Épona, qui comme tout bon cheval avait une excellente vision nocturne mais gérait difficilement les transitions brusques de luminosité, subit un choc violent à la vue du soleil chatoyant et, durant quelques secondes, eut des spasmes tout au long de son dos. Elle se calma doucement et, la tenant par la crinière de la main droite et sous la bouche de la main gauche, je la conduisis vers l’enclos.

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